Francis Dupuis-Déri : "Il y a dans cette crise des éléments qui relèvent de logiques antiféministes"
Par Hugo Boursier, Emmanuel Laurentin
Coronavirus, une conversation mondiale. Le chercheur et professeur québécois analyse les discours politiques et les représentations médiatiques qui convoquent une masculinité viriliste dans la gestion de la crise sanitaire.
Face à la pandémie de coronavirus, Le Temps du Débat avait prévu une série d’émissions spéciales « Coronavirus : une conversation mondiale » pour réfléchir aux enjeux de cette épidémie, en convoquant les savoirs et les créations des intellectuels, artistes et écrivains du monde entier. Cette série a dû prendre fin malheureusement après le premier épisode : « Qu'est-ce-que nous fait l'enfermement ? ».
Nous avons donc décidé de continuer cette conversation mondiale en ligne en vous proposant chaque jour sur le site de France Culture le regard inédit d’un intellectuel étranger sur la crise que nous traversons.
Depuis le 24 avril, Le Temps du débat est de retour à l'antenne, mais la conversation se poursuit, aussi, ici.
Francis Dupuis-Déri est chercheur et professeur québécois. Il enseigne au département de science politique et à l'Institut de recherches et d'études féministes (IREF) de l' Université du Québec à Montréal (UQAM). Il présente la manière dont la crise sanitaire a provoqué des réactions antiféministes.
De nombreuses intellectuelles et militantes féministes et antiracistes l’ont souligné : la crise ne touche ni n’affecte tout le monde de façon égalitaire (on peut citer entre autres, Rokhaya Diallo en France et Martine Delvaux au Québec). On rappelle alors le travail essentiel des « petites mains » qui lavent la main invisible du marché, bien incapable de se laver elle-même.
Peut-on également identifier des éléments d’un backlash antiféministe qui profiterait de la crise actuelle pour casser du sucre sur le dos des féministes ? Des signes rappellent le constat de la féministe Susan Falludi lors de la crise provoquée par les attentats du 11 Septembre 2001 (voir son livre The Terror Dream). Alors que les États-Unis encaissaient le choc, la presse proposait des articles aux titres révélateurs d’un esprit masculiniste revanchard — « Real men are back » — et dont les auteurs espéraient que « le nouveau climat de danger (…) [allait] calmer l’agitation anti-mâle que nous devions subir depuis trop longtemps ». Les hommes signaient bien plus de textes d’opinion dans le New York Times qu’avant le 11 septembre et la revue Nation, pourtant progressiste, proposait en octobre 2001 un dossier spécial composé que d’auteurs masculins.
On retrouve aujourd’hui des exemples similaires. Le site de Terrafemina a souligné que Paris Match et Le Parisien pratiquaient la non-mixité en ne mobilisant que des « experts » masculins pour deviner de quoi demain sera fait. Une photo a montré le Président français à une table à l’Élysée, entouré d’une quinzaine d’hommes. Un cliché du pape et de ses cardinaux n’aurait pas été bien différent... Quant au journal Le Monde (10 avril 2020), apparemment en manque de sujets, il a annoncé que Pascal Bruckner profitait du confinement pour écrire un (autre) livre contre « le néoféminisme l’antiracisme et le discours décolonial [qui] ont fait de l’Homme blanc le responsable de tous les malheurs du monde », ressassant les lubies qui constituent son fonds de commerce depuis les années 1980 !
Au Québec, tout le monde célèbre la gestion de la crise par notre premier ministre provincial, qualifié de « bon père de famille ». Une chroniqueuse a même rappelé avec admiration qu’il est un « homme blanc, hétérosexuel, marié, nationaliste et de culture chrétienne » qui ne bronche pas devant l’idéologie prônant « l’abolition des frontières et du genre » !
On peut donc bel et bien identifier quelques éléments qui relèvent de logiques antiféministes et du discours de la « crise de la masculinité ». Mais le contexte permet aussi de voir à quoi ressemble une vraie crise, qui arrive subitement, déstabilise le système, nous plonge dans un état de confusion et nécessite la mobilisation de ressources extraordinaires pour venir en aide aux victimes. En comparaison, la « crise de la masculinité » apparait comme un simple discours de panique absurde, tout comme les crises nationalistes au sujet de la menace que représenteraient les musulmanes exprimant leur foi par leur vêtement.
Mais un discours de crise peut néanmoins avoir des effets concrets, que la crise soit réelle ou fantasmée : il faut d’abord (1) identifier la cause (un coronavirus, un féminisme « anti-hommes », un burkini sur une plage, une « femme voilée » qui accompagne son fil au conseil municipal), (2) qui menace des victimes (les personnes âgées, les hommes blancs hétérosexuels, la « laïcité »), ce qui permet (3) d’interpeller les autorités ou la population pour obtenir des ressources extraordinaires (contrôles policiers des personnes qui portent le virus, un burkini ou un foulard sur la tête, modifications des lois en faveur des pères et des hommes, etc.).
Heureusement, les mobilisations féministes des dernières années contre les violences masculines — appels publics, lobbying, dénonciations et accusations, manifestations, danses collectives, collages sur les murs, etc. — influencent la gestion de la crise actuelle et limitent le backlash.
Au Québec, des fonds supplémentaires ont été alloués aux ressources d’hébergement, des hôtels réquisitionnés pour y loger les femmes en danger et la police doit laisser passer les femmes qui cherchent refuge loin de leur conjoint.
Malgré cela, plusieurs politiciens entretiennent un discours viril et guerrier face à la covid-19, alors que des enquêtes ont révélé l’impact mortifère pour les femmes du blocus et de confinement en zone de guerre (par exemple, dans la bande de Gaza bouclée par les troupes israéliennes). De même, le confinement d’aujourd’hui est une situation idéale pour ces hommes qui veulent contrôler les femmes par des insultes et des coups. La crise actuelle révèle donc qu’il n’y a pas de crise de la masculinité, mais encore bien des hommes qui font des crises, y compris les « nouveaux » philosophes...
Emmanuel Laurentin avec l’équipe du « Temps du débat ».
Retrouvez ici toutes les chroniques de notre série Coronavirus, une conversation mondiale.