
"Frankenstein ou le Prométhée moderne" a 200 ans cette année. Le roman de Mary Shelley, publié en 1818, est encore aujourd'hui considéré comme le précurseur de la science-fiction moderne. Il a pourtant été précédé d'autres œuvres futuristes.
Ironiquement, rarement créature aura autant échappé à son créateur, tant le mythe n'a eu de cesse d'être réadapté. Depuis sa première publication, il y a 200 ans, Frankenstein est devenu un classique du genre.
Tout part pourtant d'un simple jeu. En 1816, Mary Shelley séjourne sur la rive du Lac Léman, dans la villa Diodati, près de Genève, en compagnie de son futur mari, Percy Bysshe Shelley et du célèbre écrivain anglais Lord Byron. Bloqués par la pluie, les résidents se lancent un défi : écrire des histoires d'épouvante. Mary Shelley a tout juste 19 ans. En seulement trois jours, elle écrit ce qui sera son plus célèbre roman, Frankenstein ou le Prométhée moderne.
Deux ans plus tard, début janvier 1818 [et non pas en mars comme on peut le lire un peu partout, ndlr], le livre est publié, d'abord anonymement puis, au vu du succès, à nouveau en 1823, avec le nom de Mary Shelley cette fois. Dès sa parution, l'ouvrage est considéré comme un roman gothique, genre qui fait la part belle au macabre. Le roman conte, à travers des échanges épistolaires, le destin de la créature qu'a créée le docteur Victor Frankenstein. Rejeté par les humains auprès desquels il recherche l'amour, le monstre rapiécé à l'aide de cadavres, revenu à la vie grâce à l'électricité contenue dans la foudre, cherche à se venger de son créateur. Entrelacé entre une réflexion morale sur le progrès scientifique et un conte fantastique, les historiens de la littérature discernent dans ce roman gothique les prémices de la science-fiction moderne.
Frankenstein, une oeuvre de science-fiction

La science-fiction consiste "à produire un texte de caractère romanesque en fonction d’évolutions technologiques qui pourraient avoir lieu mais ne se sont pas encore produites, ce qui produit un sentiment d’étrangeté, définit Alain Morvan, qui a créé l'édition de Frankenstein et autres romans gothiques de la Pléiade. C’est une des catégories de la littérature fantastique avec cette capacité de se projeter dans une technologie qui n’est pas encore actuelle."
Frankenstein ou le Prométhée moderne n'échappe évidemment pas à ce constat : on y retrouve cette notion de progrès scientifique et technologique. Pour Alain Morvan, spécialiste de la littérature anglaise du XVIIIe siècle, deux éléments en particulier permettent de catégoriser l'oeuvre de Marry Shelley dans ce genre :
Le premier élément auquel chacun va penser c’est la création de cet être, ce monstre comme Victor Frankenstein l’appelle lui-même. C'est créer la vie à partir de tissus morts, ce qui situe le récit à l’extrême possibilité de ce qu’on peut envisager en termes de biotechnologie. Le second élément, c'est le défi du navigateur Walton. Le récit de Frankenstein est enserré dans le récit que ce navigateur fait par lettres à sa sœur, et cet homme, cet explorateur anglais, s‘est lui-même attelé à une tâche qui, en 1818, relève de l’anticipation : se frayer un chemin avec son navire jusqu’au pôle Nord d'une part, et d’autre part trouver le secret de l’attraction magnétique. Ces deux défis considérables font un parallèle, un contrepoids, à l’histoire de Frankenstein et donc justifient cette catégorisation comme texte de science-fiction.
Naturalisme et galvanisme : une oeuvre inspirée de la science de l'époque

C'est après avoir eu une discussion animée sur les récentes découvertes du philosophe naturaliste Erasmus Darwin - le grand-père de Charles Darwin -, dont il se dit qu'il est parvenu à ranimer de la matière morte, que Mary Shelley a l'idée de son roman. Elle fait un rêve qui va lui inspirer la créature de Frankenstein, comme elle le raconte elle-même dans la troisième édition de son livre, en 1831 :
Je vis l'étudiant blême des arts impies s'agenouiller à côté de la chose qu'il avait créée. Je vis le fantasme hideux d'un homme se lever, puis, par le travail de quelque machine puissante, montrer des signes de vie, et bouger en un mouvement malaisé et à moitié vivant. Il faut que cela soit effrayant, car l'effet de toute entreprise humaine se moquant du mécanisme admirable du Créateur du monde ne saurait qu'être effrayant au plus haut point.
Mais plus encore que cette discussion, c'est certainement le galvanisme qui a inspiré la jeune femme. Cette discipline, créée par le médecin et physicien Luigi Galvani, s'intéresse à la contraction des muscles stimulés par un courant électrique. Récemment découverte - elle a moins d'un siècle - l'électricité est encore objet de tous les fantasmes et à la source d'une foi incontestable dans le progrès scientifique.
Mary Shelley trouve donc son inspiration dans les découvertes les plus récentes, celles-là mêmes qui mettent en effervescence la communauté scientifique. Elle a d'ailleurs probablement été marquée assez jeune, en 1803, par l'affaire George Foster : le cadavre de ce condamné à mort fut utilisé pour faire la démonstration publique des prouesses du galvanisme, montrant par la même que l'électricité pouvait remettre en action un corps inerte.
Avant "Frankenstein", les Lumières précurseurs de la science-fiction

Notons quand même que Frankenstein ou le Prométhée moderne est loin d'être le premier précurseur de la science-fiction. On compte avant lui quelques œuvres ayant mis la science à l'honneur afin d'appuyer leurs intrigues. Dès le IIe siècle, le rhéteur grec Lucien de Samosate écrit Histoire véritable, où le narrateur parcourt l'espace. Dans les autofictions Histoire comique des États et Empires de la Lune et Histoire comique des États et Empires du Soleil écrits vers 1650, Cyrano de Bergerac tente lui de rejoindre la Lune grâce à des fioles emplies de rosée, puis grâce à une machine à fusée. Mais ces récits, prétextes à la satire, n'interrogent pas les progrès scientifiques.
En réalité, c'est avec le registre de l'utopie, au siècle des Lumières, que l'on s'approche le plus de la science-fiction. Micromégas : histoire philosophique, de Voltaire, paru en 1752, donne ainsi à voir Saturne et Jupiter avant que le personnage principal, un géant de 39 km de haut, ne s'arrête sur Terre. Mais ce récit, malgré une volonté de rationalisme toute scientifique, se veut avant toute une critique sociale, religieuse et philosophique de la société. En décembre 1965, France Culture diffusait une version sonore de ce conte, que vous pouvez réécouter :
Micromégas (Anthologie sonore du conte, 29/12/1965)
30 min
De la même façon, dans L'An 2440, rêve s'il en fut jamais, Louis-Sébastien Mercier, en 1771, anticipe la révolution française. L'intrigue de ce roman d'anticipation se déroule dans un lointain avenir (le narrateur se réveille en 2440, après avoir dormi pendant 670 ans) et oppose à la société française de 1770 une société future utopique. En juillet 2003, dans l'émission Une Vie, Une Oeuvre consacrée à Louis-Sébastien Mercier, Jean-Claude Bonnet racontait le succès de l'ouvrage à sa sortie :
C'est un engouement pour le genre de l'Utopie. D'ailleurs au XXe siècle il y a eu le même engouement pour la science-fiction. Il décrit ce que sera Paris en l'an 2440. Il y a quelque chose de fantasque. Vous imaginez bien que dans une utopie, surtout dans ce moment des Lumières, on projette dans cette écriture toutes les visions philosophiques, morales, tous les projets, le programme politique et philanthropique des Lumières.
Louis Sébastien Mercier (1740-1814) (Une Vie, une oeuvre, 20/07/2003)
1h 26
De Frankénsteïn à Frankenstein ?

Un dernier livre, considéré comme un des précurseurs de la science-fiction, aurait pu servir d'inspiration à Mary Shelley. Dans Le Miroir des événemens actuels ou la Belle au plus offrant, de François-Félix Nogaret, un ingénieur du nom de Wak-wik-vauk-on-son-Frankénsteïn met au point un automate, sorte d'homme artificiel. La ressemblance est troublante. Elle s'arrête là cependant : l'automate de Nogaret n'est pas doué de volonté propre et est au service de ses maîtres. L'inverse de ce que l'on peut découvrir dans Frankenstein ou le Prométhée moderne.
De nombreux chercheurs se sont posés la question de savoir si Mary Shelley avait eu vent de cette fable scientifique, mais l'hypothèse semble peu probable, d'autant qu'il n'existe pas de trace d'une traduction anglaise de ce roman paru en 1790. Pour Alain Morvan, il est difficile de savoir si Mary Shelley a lu ou non le livre de Nogaret :
En l'état de nos connaissances, il est impossible de prouver que Mary Shelley n'a pas lu Le Miroir de François-Félix Nogaret. Mais il est tout aussi impossible de prouver qu'elle l'a lu ou qu'elle le connaît. Aucune mention dans son Journal, dans sa nombreuse correspondance. Rien non plus à cet égard dans la liste des lectures qu'elle a faites avec Percy Shelley à partir de 1814. Et pour le choix du patronyme de Victor, on peut penser à l'impact du nom de Benjamin Franklin ou encore à un château Frankenstein que certains disent qu'elle aurait pu voir lors de son passage dans la vallée du Rhin, en septembre 1814.
"Frankenstein" ou la remise en cause de l'optimisme béat des Lumières
Au vu des nombreuses œuvres de science-fiction qui l'ont précédé, pourquoi est-ce le roman de Mary Shelley qui a tant fait date ? Selon Alain Morvan, c'est justement parce que Frankenstein contraste avec cet esprit des Lumières que d'autres œuvres ont tant valorisé :
Frankenstein, comme livre, est une sorte de conte philosophique où on met sur la sellette quelque chose que Mary Shelley connaît très bien, dont elle est l’héritière, et dont son père, le philosophe Godwin, est le porteur, qui est l’esprit des Lumières. C'est cet esprit progressiste à la faveur duquel la raison humaine, par les améliorations qu’elle peut apporter en termes de progrès scientifiques, peut changer fondamentalement la nature des choses. Qu'il n’y a peut-être pas de limite à la perfectibilité des choses.
Frankenstein est un pamphlet adressé à ce rationalisme optimiste de la philosophie radicale qui prospérait dans certains cercles anglais à la fin du XVIIIe siècle, qui pressentait que tout allait être possible dans un avenir radieux. La leçon du roman de Mary Shelley est un retour à la réalité des choses, non pas réactionnaire, mais réaliste.
Surtout, en extrapolant sur ce qui vient d'apparaître - le galvanisme - Mary Shelley interroge le bien-fondé du progrès scientifique. Elle discerne avant l'heure les enjeux éthiques que pose cette science toute neuve. Car la science opère alors une révolution : elle ouvre la voie à des possibilités qui, jusqu'ici, tenaient du conte ou de la légende. Mary Shelley, la première, adresse une des grandes thématiques de la science-fiction moderne : anticiper les dérives de la science.