Gauguin ou la vie sauvage : "J’étais un autre homme, un sauvage, un Maori"
Par Caroline Barkhou
Paul Gauguin cherchait l'absolu et désirait saisir l'essence originelle de l'homme à Tahiti, cet Eden déchu. Découvrez une facette méconnue du peintre qui s'essayait à la philosophie en fantasmant le mythe du bon sauvage de Jean-Jacques Rousseau, cinquante ans avant les apports de Lévi-Strauss.
Le 11 octobre s'ouvre au Grand Palais l'exposition "Gauguin l'alchimiste" dans laquelle 230 œuvres du peintre ont été réunies : peintures, sculptures, gravures, bloc de bois, dessins, céramiques, objets... et manuscrits. Noa Noa est l'un de ces manuscrits. Rarement montré, et largement inconnu de ceux qui ignorent cette facette de Gauguin-l'écrivain, Noa Noa est le récit de l'expérience du peintre lors de son premier séjour en Polynésie française, en 1891. Bien plus que de révéler des hommes préservés du péché au sein d'une nature luxuriante, ces écrits montrent un Gauguin, héritier de la pensée des Lumières et légataire d'une œuvre hybride où vécu et fiction s'enchevêtrent.
Gauguin : le "civilisé" face au "sauvage"
De retour de Tahiti le 03 août 1893, Paul Gauguin mit en mots son expérience lors de ce premier voyage océanien. Noa Noa contient les souvenirs de Paul Gauguin qui témoignent de son ressenti lors de son séjours en Polynésie. L'arrivée de l'artiste est d'emblée marqué du sceau de la déception. Pour lui, Tahiti est entachée de civilisation, elle n'est plus cet éden immaculé qu'il avait fantasmé. En ce sens, Tahiti aurait été perverti par la colonisation et la civilisation. Gauguin s'immergeait alors dans un Tahiti déchu - les Tahitiens avaient déjà commencé leur passage de l'état de nature à l'état civil. Il écrit par exemple dans Noa Noa, qui sera publié en 1901 :
C’était bien fini. La civilisation, hélas ! triomphait — soldatesque, négoce et fonctionnarisme. [...] Le rêve qui m’amenait à Tahiti était cruellement démenti par le présent : c’est la Tahiti d’autrefois que j’aimais. Et je ne pouvais me résigner à croire qu’elle fût tout à fait anéantie, que cette belle race n’eût rien, nulle part, sauvegardé de sa vieille splendeur. Paul Gauguin, Noa Noa.
C'est pourquoi Gauguin fit le choix de s'éloigner de Papeete, comme pour s'éloigner de cette civilisation naissante et déjà trop envahissante à ses yeux. Mais la chute de l'homme primitif dans la civilisation était partout présente en Polynésie, même lorsqu'il rencontrait Vaitua :
Comme tout Européen qui débarque dans l'île avec un casque blanc, je regarde cette princesse déchue. Paul Gauguin, Noa Noa.
Malgré la chute de cet état originel, le mythe du "bon sauvage" reste latent dans l'écriture de Gauguin. Comme si Gauguin souhaitait saisir en mots, puis en couleurs, le passage, la transition de l'homme primitif à l'homme civilisé. Notons par exemple, son impression lorsqu'il évoque sa vahiné Titi : "Ces yeux-là et cette bouche ne pouvaient mentir". L'artiste voit en sa vahiné, un être dépourvu de vices, dépourvu de la capacité même de pouvoir mentir. Le sauvage serait encore honnête et bon comme il l'était avant la colonisation.
L'altérité face aux Tahitiens se révèle chez Gauguin comme une dichotomie. Gauguin se compare et ressent les faiblesses de l'homme civilisé, marqué par les avancées techniques de son temps, par ce progrès, qui libère autant qu'il asservit. Ainsi, Gauguin se rend compte de son infériorité face à cet homme sauvage pour qui l'argent n'a aucune valeur sinon en tant que matière première. L'homme sauvage a dû s'adapter au milieu naturel et apprendre à chasser, cueillir, grimper, porter tandis que l'homme civilisé, oublieux des techniques nécessaires à la survie en milieu naturel, doit réapprendre à se suffire à lui-même. Ainsi, cet autre passage de Noa Noa :
Je m’étais imaginé qu’avec de l’argent je trouverais tout le nécessaire de la vie. Erreur ! c’est à la nature qu’il faut s’adresser pour vivre et elle est riche et elle est généreuse : elle ne refuse rien à qui va lui demander sa part des trésors qu’elle garde dans ses réserves, sur les arbres, dans la montagne, dans la mer. Mais il faut savoir grimper aux arbres élevés, aller dans la montagne et en revenir chargé de fardeaux pesants, prendre le poisson, plonger, arracher dans le fond de la mer le coquillage solidement attaché au caillou.J’étais donc, moi, l’homme civilisé, inférieur, pour l’instant, aux sauvages vivant heureux autour de moi, dans un lieu où l’argent, qui ne vient pas de la nature, ne peut servir à l’acquisition des biens essentiels que la nature produit. Paul Gauguin, Noa Noa.
En plus d'être empreinte de thématiques bibliques ayant rapport à la Genèse du monde, à cette nature féconde et abondante, cette citation de Gauguin rappelle la pensée rousseauiste, du Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, sur la force et l'agilité de l'homme à l'état de nature. Gauguin témoigne de l'inégalité de l'homme civilisé face à l'homme sauvage quant à ses techniques de survie comme Jean-Jacques Rousseau écrivait déjà dans son Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes :
Le corps de l'homme sauvage étant le seul instrument qu'il connaisse, il l'emploie à divers usages, dont par le défaut d'exercice, les nôtres sont incapables, et c'est notre industrie qui nous ôte la force et l'agilité que la nécessité l'oblige d'acquérir. [...] Laissez à l'homme civilisé le temps de rassembler toutes ses machines autour de lui, on ne peut douter qu'il ne surmonte facilement l'homme sauvage ; mais si vous voulez voir un combat plus inégal encore, mettez-les nus et désarmés vis-à-vis l'un de l'autre, et vous reconnaîtrez bientôt quel est l'avantage d'avoir sans cesse toutes ses forces à sa disposition, d'être toujours prêt à tout événement, et de se porter, pour ainsi dire, toujours tout entier avec soi. Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, Première partie, publié en 1755.
Un début d'autocritique chez Gauguin
A mesure que le temps s'écoule, Gauguin met progressivement en question le terme-même de "sauvage" :
Comme eux pour moi, j’étais pour eux un objet d’observation, l’inconnu, celui qui ne sait ni la langue ni les usages, ni même l’industrie la plus initiale, la plus naturelle de la vie. Comme eux pour moi, j’étais pour eux le "Sauvage". Et c’est moi qui avais tort, peut-être. Paul Gauguin, Noa Noa.
Avec cette pensée, Gauguin relativise son rapport à l'autre. Le sauvage est une affaire de perception. Les termes "sauvage" et de "civilisé" manifestent seulement un rapport à autrui. Le choix d'un terme ou de l'autre est donc relatif et permutable. Après avoir vécu avec les Maoris, avoir étudié et tenté de saisir leurs rites - comme l'anthropophagie - leurs mythes et leur cosmogonie, Paul Gauguin repart avec une nouvelle conception du sauvage et de la barbarie.
Ses a priori s'en trouvent, certes, ébranlés. Et il est vrai qu'à certains égards, le peintre-écrivain a pu interroger et modifier sa pensée. Pourtant, Gauguin n'en reste pas moins pénétré par les distinctions nature-culture et sauvage-civilisé :
Je pars avec deux ans de plus, rajeuni de vingt ans, plus barbare aussi qu’à l’arrivée et pourtant plus instruit. Oui, les sauvages ont enseigné bien des choses au vieux civilisé, bien des choses, ces ignorants, de la science de vivre et de l’art d’être heureux. Paul Gauguin, Noa Noa.

Rousseau, le mythe du bon sauvage en héritage
Mais ce mythe du "bon sauvage", qui semble sous-tendre toute l'écriture de Noa Noa, est souvent utilisé à mauvais escient. Pour penser l’histoire des hommes et des sociétés, nombre de philosophes ont voulu revenir à une pensée de l’homme originaire, primitif, édénique. Mais Jean-Jacques Rousseau avait su percevoir les limites de ses contemporains. Il leur reprochait notamment de projeter dans cette primitivité des concepts créés, en réalité, pour les hommes organisés en société. Rousseau constatait ainsi qu'“ils parlaient de l’homme sauvage, et ils peignaient l’homme civil”.
La difficulté réside dans le fait de vouloir saisir toute la complexité d’un temps immémorial. C’est pourquoi le philosophe oppose radicalement l’homme à l’état de nature à l’homme civilisé dans la fiction du Discours sur l’origine et les fondements parmi les hommes. Dépouillé de tout artifice, aucun germe de l’homme civilisé ne subsiste chez cet homme originel. N’ayant pour seuls maux que la douleur et la faim, sans conscience de la mort, sans langage pour créer ses pensées. Tout se passe comme si l’action du temps n’avait aucune prise sur l’homme sauvage. Hors du temps et resté au stade de l’enfance, le progrès et l’éducation lui sont étrangers, écrit Rousseau :
Concluons qu’errant dans les forêts sans industrie, sans parole, sans domicile, sans guerre, et sans liaisons, sans nul besoin de ses semblables, comme nul désir de leur nuire, peut-être même sans jamais en reconnaître aucun individuellement, l’homme sauvage sujet à peu de passions, et se suffisant à lui-même, n’avait que les sentiments et les lumières propres à cet état, qu’il ne sentait que ses vrais besoins, ne regardait que ce qu’il croyait avoir intérêt de voir, et que son intelligence ne faisait pas plus de progrès que sa vanité. Si par hasard il faisait quelque découverte, il pouvait d’autant moins la communiquer qu’il ne reconnaissait pas même ses enfants. L’art périssait avec l’inventeur ; il n’y avait ni éducation ni progrès, les générations se multipliaient inutilement ; et chacune partant toujours du même point, les siècles s’écoulaient dans toute la grossièreté des premiers âges, l’espèce était déjà vieille, et l’homme restait toujours enfant. Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, Première partie, publié en 1755.
Cet homme non contaminé par les vices de la civilisation, possèderait malgré tout des qualités élémentaires. Bien qu’il ne possède ni le sens du vice, ni celui de la vertu, il serait sujet au sentiment de "pitié", de "commisération" - c’est d’ailleurs dans ce sentiment naturel que se trouverait les prémisses de la vertu de l'homme civilisé, selon Rousseau. C’est en écrivant ce texte que le philosophe des Lumières fonde le mythe du "bon sauvage". Libre, solitaire, simple et doué de pitié, tel serait le sauvage comme il a été imaginé par Rousseau :
Il est donc certain que la pitié est un sentiment naturel, qui, modérant dans chaque individu l'activité de l'amour de soi-même, concourt à la conservation mutuelle de toute l'espèce. C'est elle qui nous porte sans réflexion au secours de ceux que nous voyons souffrir : c'est elle qui, dans l'état de nature, tient lieu de lois, de mœurs, et de vertu, avec cet avantage que nul n'est tenté de désobéir à sa douce voix... Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, Première partie, publié en 1755.
En voulant prendre le contre-pied de ses contemporains, Rousseau crée un homme primitif dénaturé, comme si l’homme à l’état de nature ne pouvait pas faire montre d’intelligence, de moralité ou encore de sociabilité. L’unique fait de vivre en société serait à l’origine de sa perversion, de sa dépravation. En forgeant ce mythe, Rousseau crée une représentation antinomique de l’homme civilisé et de l’homme sauvage, comme si la primitivité ne pouvait être qu’un état antérieur de l’homme et non une autre modalité d’existence pour les individus.
Ce sont les stigmates de ce mythe que nous pouvons déceler chez Paul Gauguin dans ce Noa Noa écrit après son voyage à Tahiti. Gauguin met en tension cette distinction civil-sauvage. D'abord teinté de déception, l'adaptation à l'état sauvage prit peut à peu la forme d'un retour au fondement de l'humanité :
Bien détruit, bien mort en effet, désormais, le vieux civilisé ! Je renaissais ; ou plutôt en moi prenait vie un homme pur et fort. Paul Gauguin, Noa Noa.

Penser la diversité des cultures et se départir du mythe du "bon sauvage" avec Lévi-Strauss
On l'aura compris, Noa Noa reste à la lisière d'une pensée anthropologique qui analyse, compare, synthétise et conceptualise les caractères propres à chaque société et à leur territorialité. Où se trouve la réalité, quand s'arrête la fiction ? Du point de vue du lecteur il est impossible de percevoir le passage de l'un à l'autre. Le syncrétisme y est parfait.
L'anthropologie rejette fondamentalement la pensée rousseauiste qui voit en ces peuples primitifs des peuples restés à l'état d'enfance - pensée qui est en toile de fond dans l'écriture de Paul Gauguin. Pour Lévi-Stauss, il n'existe aucun peuple enfant ; cette réflexion serait seulement la résultante d'un ethnocentrisme criant. Tous les peuples auraient une histoire, et chaque histoire serait "cumulative", la seule distinction entre les histoires résiderait dans une distinction de degrés :
Tous les peuples possèdent et transforment, améliorent ou oublient des techniques suffisamment complexes pour leur permettre de dominer leur milieu.
Ce sont ces transformations et ces améliorations que nous cumulons à travers l'histoire et c'est cette accumulation qui permet la naissance d'un progrès. Mais l'évolution ne se fait pas en un unique sens. Et si les sociétés dites primitives semblent être le reflet d'une cristallisation de l'état d'enfance de l'humanité, c'est que nous n'avons pas su percevoir en quoi ces sociétés primitives étaient "le siège d'importantes transformations". Autrement dit, le progrès dont croient faire preuve nos sociétés occidentales "n'est jamais que le maximum de progrès dans un sens prédéterminé par le goût de chacun". L'idée de progrès souligne avant tout que cette progression est relative au point de vue que l'on adopte, poursuit Lévi-Strauss :
Pour traiter certaines sociétés comme des "étapes" du développement de certaines autres, il faudrait admettre qu'alors que, pour ces dernières, il se passait quelque chose, pour celle-là il ne se passait rien - ou fort peu de choses -. Et en effet, on parle volontiers des "peuples sans histoire" (pour dire parfois que ce sont les plus heureux). Cette formule elliptique signifie seulement que leur histoire est et restera inconnue, mais non qu'elle n'existe pas. Pendant des dizaines et même des centaines de millénaires, là-bas aussi, il y a eu des hommes qui ont aimé, haï, souffert, inventé, combattu. En vérité, il n'existe pas de peuples enfants ; tous sont adultes, même ceux qui n'ont pas tenu le journal de leur enfance et de leur adolescence. Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, chapitre 4 "Cultures archaïques et cultures primitives", publié en 1952
Chez Gauguin, le concept-même de sauvage n'existe qu'en fonction de celui qui le conçoit. Cette approche, de l'autre et de sa différence, rend avant tout raison de la distinction nature-culture. Cette dichotomie nous la retrouvons notamment dans la pensée des Lumières, mais elle est aussi l'objet d'une multitude de réflexions sur le propre de l'homme, et ce, depuis l'Antiquité. Cette conception a peu à peu isolé le sauvage de l'homme civilisé. Et c'est en gommant le caractère humain de ces sociétés primitives que les hommes "civilisés" devenaient les barbares qu'ils pensaient décrire :
En refusant l'humanité à ceux qui apparaissent comme les plus "sauvages" ou "barbares" de ses représentants, on ne fait que leur emprunter une de leurs attitudes typiques. Le barbare, c'est d'abord l'homme qui croit en la barbarie. Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, chapitre 3 "L'ethnocentrisme", publié en 1952
Pour finir, écoutez la voix de l'anthropologue Lévi-Strauss, qui exposera ses réflexions sur La Pensée sauvage en 1962 dans l'émission "Enquêtes et commentaires", alors que ce nouvel ouvrage venait d'être publié. Dans cette émission, l'anthropologue renonce à considérer les peuples primitifs et leurs pensées comme étant au stade pré-scientifique. Il réitère ainsi la conviction selon laquelle tous les peuples ont une histoire et aucun de ces peuples ne seraient 'l'étape" d'un autre. Écartant l'idée que l'on puisse penser un homme à l'état originel, comme hors de ce monde et hors du temps, il nuance toutefois son propos en nous livrant la perception que certaines sociétés primitives ont d'elles-mêmes. Redonnant toute sa poésie aux mythes des sociétés primitives, Lévi-Strauss s'efforce de ne pas plaquer sa logique occidentale, ses catégorisations sémantiques et anthropologiques, pour laisser advenir toute la diversité des cultures qui réside en autrui :
La voix de Claude Lévi-Strauss sur la "Pensée sauvage"
9 min
Pour aller plus loin
Pour dépasser l'opposition nature-culture avec l'anthropologue Phillipe Descola :
Pour déplacer la distinction masculin-féminin et pour penser l'humain avec l'anthropologue Françoise Héritier :
Pour comprendre toute la singularité du Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes de Rousseau :
Pour entrer davantage dans les peintures de Paul Gauguin :