Elle n'aimait rien tant que s'endormir dans les musées pour s'éveiller parmi les tableaux. Gertrude Stein, femme au physique colossal, figure incontournable du monde de l'art de la première moitié du 20e siècle, était à la fois écrivaine, poétesse et esthète...
En lien avec l'exposition en ce moment au Grand Palais, à Paris, plusieurs émissions de France Culture se penchent sur l'aventure Stein : - Toute la semaine, dans les "Ateliers de la nuit" : + Lundi 7 nov. dans
Numéro 11. A rose is a rose, L'Atelier intérieur se consacre à la voix comme "entre-deux du sens et du son"* *+ Mardi 8 nov. dans
L'opéra bleu des mots (1) , L'Atelier de la création s'intéresse aux mots de Gertrude Stein et à son rapport à la peinture + Mercredi 9 nov. dans
Double Stein par Ludovic Lagarde , L'Atelier fiction tente de déceler les multiples visages de Gertrude Stein + Jeudi 10 nov. dans
L'opéra bleu des mots (2) , L'Atelier de la création se penche sur l'écriture de Gertrude Stein, et sa valeur métaphysique
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*Une vie, une *
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uvre du 12 novembre
Enfance et émancipation intellectuelle
- Gertrude Stein naît dans le comté d’Allegheny, en Pennsylvanie, au sein d’une famille juive aisée. Sa place de cadette d’une fratrie de cinq lui permet de bénéficier d’un confortable retrait durant son enfance qu’elle passe en Californie à partir de ses 4 ans. Pour autant, cette période, sur laquelle s’appesantit une figure patriarcale autoritaire, n’est pas particulièrement heureuse. Lorsqu’elle a 14 ans, ce père disparaît et elle passe sous la tutelle de ses frères, Michael et Leo, qu’elle chérit particulièrement. Sa vie devient, selon ses propres termes, « très agréable ».
Toute jeune, déjà, elle s’avère être une boulimique de lecture, affectionnant les très gros ouvrages (comme La Vie de Frédéric le Grand , qu’elle dévore à 15 ans).
En 1893, Gertrude Stein s’inscrit en sciences humaines à Radcliffe, l’aile féminine de Harvard. Elle y étudie la philosophie et la psychologie en compagnie de William James, le frère aîné d’Henry James, qui sera la grande figure intellectuelle de sa vie. Nadine Satiat, sa biographe, estime alors qu’elle "naît à elle-même ", s’émancipant d’une certaine idée du fonctionnement de l’esprit héritée de son enfance et étant "rendue à la jubilation de l’existence ". Pour William James, la vie de l’esprit était en effet comparable à celle d’un oiseau, alternant entre périodes de vol, et périodes de halte.
En 1897, Gertrude entre à John Hopkins, la faculté de médecine de Baltimore : elle ambitionne d’y effectuer des recherches sur les névroses féminines mais échouera à obtenir son diplôme en 1901. Elle habite avec Leo qui, de son côté, termine une licence de droit dans le même établissement.
Paris et ses cercles avant-gardistes. Début de la collection Stein
Au tout début du vingtième siècle, Gertrude, sous le coup d'une déception amoureuse - elle a découvert qu'elle aimait les femmes - décide de s'arracher à son milieu pour suivre Leo dans ses aventures. Celui-ci, désireux de devenir artiste, est parti s'établir dans la capitale française. Jusqu'à sa rencontre avec Alice Toklas, en 1908, Gertrude restera très liée à ce frère dont les ambitions contribueront amplement à son propre développement intellectuel. Gertrude le rejoint donc à Paris, ville qu'elle ne quittera presque plus jusqu'à sa mort.
En 1903, le frère et la soeur louent un petit appartement au 27, rue de Fleurus (adresse destinée à devenir mythique) et fréquentent les cercles de peintres parisiens et notamment le milieu de l'avant-garde artistique. L’année suivante, Leo, qui manifeste un intérêt très vif pour Cézanne, s’offre une de ses toiles, La Conduite d’eau , qui sera la première d’une longue série d’œuvres acquises par lui et Gertrude.
En 1905, par l’intermédiaire de l’écrivain et esthète Henri-Pierre Roché, Leo et Gertrude Stein rencontrent Picasso. Le peintre est ébahi par le physique impressionnant de la jeune femme et lui demande d’être son modèle. Après 90 séances de pose, Picasso donne le dernier coup de pinceau à sa toile, en 1906.
La même année, Picasso et Matisse se rencontrent grâce à l’entremise des Stein.
*"A partir [de cette époque], les deux artistes jouent à un jeu très simple et plutôt brutal : c’est au « lequel des deux » aura chez les Stein, dans le lieu le plus emblématique, la toile la plus emblématique – pas nécessairement la plus vaste, mais la plus forte, celle qui relègue le rival au deuxième plan." * - Ph. D, Le Monde, 06-10-2011 -
Puis, plus loin dans le même article :* "à force de défendre et de faire connaître leurs héros, les Stein finissent par ne plus pouvoir les acheter. Ce que Gertrude peut encore acquérir en 1912 ou 1913 (...) lui est inaccessible dix ans plus tard."*
Rencontre avec Alice Toklas et Première Guerre mondiale
A partir de 1908, date à laquelle Alice Toklas fait irruption dans sa vie, Gertrude, qui ne tardera pas à s'éloigner irrémédiablement de Leo, s'affirme dans sa sexualité.
Chargée de s’occuper de son secrétariat, Alice Toklas est séduite par les écrits de cette dernière, au moment même où Leo se montre indifférent aux appétences littéraires de sa sœur. Alice s’inféode au génie de Gertrude tout en devenant la "bonne fée" de son intérieur, s’occupant du ménage, de la cuisine… Elle sera sa compagne jusqu'à sa mort. Leo Stein le supporte mal…
Même si leur hôtel de la rue de Fleurus accueille maintenant toute l'avant-garde artistique et littéraire, Gertrude ne rencontre que peu de succès auprès des éditeurs. Alors que le cubisme lui fait appréhender le langage autrement que par l’approche traditionnelle signifiant/ signifié, les journalistes lui reprochent de malmener la langue française. C’est à compte d’auteur qu’elle publie Trois Vies , en 1909. Rédigé devant un tableau de Cézanne (Madame Cézanne à l’éventail , 1878-1888), cet ouvrage tisse une réflexion sur la texture, la densité de l’écriture.
- Leo, qui s’entend définitivement mal avec Alice Toklas, envisage de quitter la France pour la villa Di Doccia, en Italie, où il s’installera l’année suivante. Les Stein commencent à se partager leur collection de tableaux et à en vendre certains. Leo, qui déteste le cubisme, conserve les Renoir, tandis que Gertrude garde Picasso. Après 1920, le frère et la sœur ne se verront plus. "Quand je les croisais dans Paris, Alice et [Gertrude] changeaient de trottoir. ", écrit Leo dans une lettre, peu avant de mourir.
En 1914, la guerre est déclarée. Gertrude et Alice, qui sont à Londres, regagnent Paris jusqu’aux premiers bombardements. Elles se réfugient ensuite à Majorque pendant les deux premières années du conflit. Les deux femmes reviennent en France après Verdun et s’installent dans l’Ain. Pour Gertrude, qui apprend à conduire afin de pouvoir acheminer des médicaments dans les hôpitaux du sud, l’usage de l’automobile s’allie à un incroyable sentiment de liberté. Elle et Alice rentrent à Paris après la guerre.
"Mélodie de l'existence" et retour aux Etats-Unis
Gertrude rencontre André Masson et Hemingway à Paris en 1922. Elle publie cette même année un recueil de poésie, Géographie et autres pièces , dans lequel elle réfléchit sur la manière de brouiller les mots par la répétition, les débarrassant ainsi de leurs stéréotypes : "A rose is a rose is a rose is a rose ", l'un des vers du recueil, devient ainsi sa devise. Alice Toklas prend l'initiative de l'apposer partout : sur son linge, son papier à lettres...
Les éditions Contact publient La Fabrication des Américains en 1925, que Gertrude a écrit dans le droit fil de ses études de psychologie*. * Son long séjour en France l'a rendue sensible à la mélodie de l’existence. Elle ne souhaite pas raconter des histoires, mais bien raconter les choses telles qu’elle les ressent à l’instant où elle les vit. Pour William James, le génie se définissait par la passivité. Il s’agissait d’"assister à l’efflorescence de ce qu’il se passe à l’intérieur de soi-même." (Nadine Satiat)
La renommée de Gertrude va croissant. En 1927, elle écrit : *"Ma célébrité augmente et même je commence à croire que j’en ai bien assez, mais je ne vais pas me plaindre, je ne peux pas dire que cela me déplaise." * En 1933, l'*Autobiographie d'Alice Toklas * consacre ce succès. En fait, Gertrude s'y raconte elle-même à travers les yeux de sa compagne.
En 1934, elle se rend aux Etats-Unis pour y donner une série de conférences. Voilà 30 ans qu’elle n’y a pas mis les pieds et elle découvre le pays de son enfance extrêmement changé, devenu haut, lumineux, surpeuplé… Les gens la reconnaissent dans la rue et elle se sent "dépossédée de ce qu’elle croyait stable en elle. Elle rentre un peu abattue…" (Nadine Satiat)
Seconde Guerre et fin de l'aventure Stein
En 1938, le propriétaire souhaitant récupérer son appartement, elle et Alice quittent la rue de Fleurus pour la rue Christine… qu’elles désertent à son tour en 1939. C’est la guerre, à nouveau, et les deux femmes, juives et homosexuelles, partent se réfugier à Belley près de Chambéry.
"Tous savaient où elle était mais personne n'osa la toucher, ni les Allemands ni la Milice de Vichy ", écrit Antoine de Baecque. En effet, Gertrude et Alice retrouveront leur appartement et leur collection intacts après la guerre. Elles ont bénéficié de la protection d’un de leurs amis, l’universitaire et écrivain Bernard Faÿ, qui a collaboré avec les nazis…
La "papesse de l'avant-garde " meurt à Paris d’un cancer (maladie qui a également emporté sa mère et ses frères) en juillet 46. Elle a quand même eu le temps d'achever un livret d'opéra, The Mother of Us All , qui met en scène les tribulations d'une suffragette du 19e siècle. Sur son lit de mort, elle aurait demandé, "Quelle est la question ", et, devant le silence qui s'ensuivit... : "S'il n'y a pas de question, alors, il n'y a pas de réponse. "
Alice s’éteint onze ans plus tard, dans la misère : désireuse de transmettre les tableaux de Gertrude Stein à la postérité, elle n’en a pas vendu un seul. Vain effort, puisque les toiles seront dispersées aux quatre vents par les héritiers.
Aujourd'hui, grâce aux prêts des collectionneurs privés et des institutions (et notamment, le Museum of Modern Art de New York et le Baltimore Museum of Art ) près de 250 œuvres ayant fait partie de l'exceptionnelle collection rassemblée par Leo, Gertrude, Michael et son épouse, Sarah, sont visibles au Grand Palais, à Paris. De Picasso à Picabia, en passant par Matisse, Cézanne, Renoir, Bonnard, Gauguin... cette exposition fait donc revivre plus largement l'aventure de toute la famille Stein.