Timbres-poste, billets de banque, affiches : dans les années 1910, cet artiste oublié a créé une imagerie moderne spécifique à l’Ukraine, pour s’affirmer comme nation nouvellement indépendante de l’empire russe.
Le nom, dans sa forme “ukrainisante”, vous laisse peut-être une impression de déjà-vu : Narbut. En réalité, vous l’avez sans doute aperçu en scrollant parmi les polices de caractères dans un logiciel de traitement de texte : Gueorgui Narbout a légué son nom à l’une d’entre elles.
Il a aussi laissé derrière lui une imagerie bien reconnaissable, qu’on pourrait qualifier du sempiternel “entre tradition et modernité”. Dans cette courte période d’émancipation, son pays venait d’être libéré du joug de l’empire russe, et s’apprêtait à être incorporé à l’Union soviétique. L’artiste s’est donc mis en quête de ce qui pouvait illustrer une “ukrainité”.
Portrait de Gueorgui Narbout par Boris Koustodiev
Gueorgui Narbout voit le jour en 1886 à Hloukhiv, dans l’est du pays, qui n’en est pas encore un. Cette ancienne capitale de l’Hetmanat cosaque, État ancêtre de l’Ukraine, est un centre culturel important, doté d’une architecture de style Baroque mazépian et de musées remplis de manuscrits traditionnels.
“Narbout était très curieux, raconte Natalya Guzenko-Boudier, une Ukrainienne établie en France, qui fait vivre les échanges culturels franco-ukrainiens à travers son association Amuse A Muse. Dès son enfance, à l’école, il a copié tous ces manuscrits. Il a joué un peu avec l’espace, avec les polices.”
Ses inspirations : Hiroshige, Dürer, Piranesi
À 20 ans, il part étudier les arts à Saint-Pétersbourg. Il s’en va ensuite quelques mois à Munich. Il y réalise des illustrations de contes, notamment ceux d’Andersen. Certains voient dans son style l’influence des estampes japonaises, façon Hiroshige.
Il découvre à Munich deux inspirations capitales : Dürer, un graveur et peintre allemand, connu pour son sens des perspectives et de la géométrie, et Piranesi, un graveur italien qui se bat contre l’oubli des architectures antiques. Le déclic : dans ses œuvres, il aura désormais une prétention philosophique au-delà de l'inspiration esthétique.
De retour à Saint-Pétersbourg, il veut donner un sens patriote à sa production, en s’orientant vers des visuels héraldiques. Des familles nobles ukrainiennes lui commandent des blasons, des armoiries. Narbout veut remettre au goût du jour l'héritage de sa terre natale, la “Petite Russie”, selon le surnom péjoratif donné par la Russie.
La langue ukrainienne interdite
Dans un empire où la langue écrite ukrainienne est interdite, Narbout confectionne un abécédaire ukrainien, projet jamais achevé, mais hautement symbolique. Il imagine aussi des cartes à jouer typiques inspirées de la période de l’autonomie de son pays. Après la révolution de février 1917, la République populaire ukrainienne est proclamée. Elle durera moins de trois années, les dernières de la vie de Narbout, à Kiev, qui sont prolifiques.
Le nouvel État a besoin de se doter d’une identité graphique distincte de la Russie. “Tout était à créer, contextualise Natalya Guzenko-Boudier. Avant Narbout, on peut dire que ce n'était pas du tout synthétisé, ce n'était pas du tout clair. Il a dû tout créer à partir de zéro.”
Il est alors chargé du design des nouveaux timbres-poste et des billets de banque destinés à remplacer les roubles russes. On n’y voit plus le tsar, mais des Ukrainiens lambdas.
On y trouve aussi : la gerbe de blé, des outils agricoles, des calligraphies slaves anciennes, de l'architecture baroque, des références aux Cosaques et à leur passé glorieux et dominateur, des allusions à l’industrie pour la modernité. Bref, tout ce qui peut tisser des repères culturels et se réapproprier la façon de montrer l’Ukraine au monde.
Narbout participe à la création des Beaux-Arts de Kiev, école fondée pour que les artistes n’aient plus besoin de se déraciner pour faire carrière. Il en sera le recteur, jusqu’à sa mort à 34 ans, en 1920. C’est aussi l’année où la République ukrainienne tombe.
Héritage repris pendant la Révolution de Maïdan
Narbout inspire plusieurs générations d’artistes ukrainiens : celle des années 1920, qui voit l’affirmation de l’imagerie soviétique, celle qui vit l’indépendance en 1991, et celle de la Révolution de Maïdan, très pourvoyeuse d’images. “Aujourd’hui, beaucoup de graphistes continuent à travailler avec l’héritage de Narbout, à repenser cette création d’identité unique ukrainienne”, décrit Natalya Guzenko-Boudier. En 2006, 120 ans après sa mort, des timbres-poste sortent en Ukraine ; Narbout n’en est cette fois pas la plume, mais le visage.
À lire : “De l'imaginaire de Gueorgui Narbout vers une identité ukrainienne”, de Myroslava Mudrak, aux éditions Rodovid.