Henri IV et Louis-Le-Grand : "Le mérite est un enjeu de lutte"

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Henri IV et Louis-Le-Grand : "Le mérite est un enjeu de lutte"

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Des étudiants devant le lycée Louis le Grand à Paris.
Des étudiants devant le lycée Louis le Grand à Paris.
© AFP - LOIC VENANCE / AFP

Louise Tourret s'entretient avec le sociologue Paul Pasquali, auteur de "Héritocratie" (La Découverte, 2021) pour parler des polémiques autour du mode de recrutement des élèves des lycées parisiens, après l'annonce de la fin de la sélection sur dossier à Henri IV et Louis-Le-Grand.

Le débat sur l’entrée des lycées Henri IV et Louis-Le-Grand dans la procédure informatisée d'affectation - qui marque par conséquent la fin de la sélection sur dossier des élèves de ces lycées - agite l’opinion bien au-delà du Ve arrondissement de Paris. Les tribunes se multiplient et se répondent : les unes pour dénoncer le manque d’ouverture sociale de ces établissements réputés, les autres pour pronostiquer la fin de l’excellence dans l’école publique.

Dans Héritocratie, un essai paru à la rentrée 2021 aux éditions La Découverte, le sociologue Paul Pasquali retraçait l’histoire des débats autour de l’ouverture du recrutement des grandes écoles, de la IIIe République à Parcoursup. Louise Tourret, productrice de l'émission Etre et savoir, s'est entretenue avec le chercheur et lui a demandé ce qu’il pensait des arguments mobilisés en 2022. Pour ce dernier, le premier et le plus important est celui de la baisse du niveau dans des établissements d’excellence.

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Paul Pasquali : "La baisse du niveau demeure un argument défensif utilisé depuis à peu près un siècle par toutes les filières d'élite dès qu’une réforme un peu ambitieuse est engagée. Par exemple, dans les années 1920-1930, au moment du débat sur l'école unique et le rapprochement entre enseignement primaire et secondaire, c'était déjà ce qu’avançaient les élites conservatrices pour justifier leur refus de voir des élèves issus du primaire - mais qui ne maîtrisaient pas les humanités classiques ni le latin - accéder au secondaire. En 2001 aussi, lors de la mise en place à Sciences-Po Paris des conventions ZEP par Richard Descoings, il y eut une levée de boucliers des élites et de quasi toutes les grandes écoles : leur argument était que cette voie d’accès dérogatoire ferait baisser le niveau de Sciences-Po."

Plus récemment, en 2009, une vive polémique a opposé la Conférence des grandes écoles à un certain nombre d'acteurs politiques ou dirigeants d’école, dont Richard Descoings, à l'époque directeur de Sciences-Po Paris. À l’époque, Valérie Pécresse, ministre de l'Enseignement supérieur, annonçait un objectif de 30% de boursiers dans les grandes écoles, mais la Conférence des grandes écoles, était contre tout quota. Son directeur, Pierre Tapie, par ailleurs directeur de l’ESSEC, a dénoncé dans une tribune une mesure selon lui attentatoire à l'excellence et à l'élitisme républicain, en disant qu’une hausse trop forte du taux de boursiers allait faire baisser le niveau moyen. Cela avait déclenché une très vive polémique. Mais surtout, ses propos, qui ne résistaient pas à l'analyse statistique, sont apparus comme une marque de mépris.

De plus, on sait désormais que les modes de sélection actuels sont imparfaits et ne repèrent pas toutes les formes d'excellence. Pourquoi dès lors s'en tenir à ce statu quo et ne pas recruter les meilleurs élèves et étudiants, "d'où qu'ils viennent ?" 

La Revue de presse des idées
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Louise Tourret : Même si on est fils d'agrégé.e, de normalien.ne ou de polytechnicien.ne, il faut énormément travailler pour intégrer Louis-Le-Grand ou Henri IV. On peut donc mériter même si on est un héritier ?

Paul Pasquali : "Certes. Mais pensez-vous que celles et ceux qui vont dans des lycées moins connus, moins côtés, ne travaillent pas aussi ? Dans cette histoire, on mélange différents registres. Le niveau scolaire n'est pas mis en cause par la réforme qui concerne Henri IV et Louis-Le-Grand. On recrutera toujours en fonction des notes. La question, c'est le critère du domicile familial. Ce critère social, selon lequel il suffit d'habiter les beaux quartiers pour accéder aux meilleurs établissements, ne fait plus consensus aujourd'hui. Cette inégalité, d’habitude on la repère quand il s'agit des ghettos de pauvres, beaucoup moins quand il s'agit de ghettos de riches. Or la question de l'égalité des chances doit être posée partout, parce qu'elle concerne aussi bien les pauvres, les classes cultivées que les non - ou peu - diplômés. 

Au fond, cette polémique montre l’hypocrisie de la rhétorique de l’amont. Du côté des classes préparatoires et des grandes écoles, le discours consiste à dire qu’il faut travailler la mixité sociale plus tôt dans la scolarité. Ces justifications sont rabâchées depuis des décennies pour justifier la lenteur des progrès en termes d’ouverture sociale dans les filières d’élite. Et quand enfin, l’État s’occupe de cet "amont", on trouve de nouvelles excuses pour justifier et maintenir le statu quo. Les deux lycées les plus ancrés dans le système français des grandes écoles se plaignent de ne pas garder la maîtrise dérogatoire de leur recrutement en classes de seconde !"

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Louise Tourret : Que pensez-vous de l’argument qui consiste à dire qu’il faut des filières d’hyper excellence dans l’enseignement public ?

Paul Pasquali : "Le problème qui se pose à travers cette polémique, c’est que les familles dotées d'un fort capital culturel ne jouent plus le jeu de la méritocratie et de l'ouverture sociale dès qu'elles n'y ont plus intérêt. Elles dénoncent alors ces règles et menacent de partir vers le privé comme le font déjà une partie des classes sociales aisées. Si elles restent dans l'enseignement public, c’est parce qu'elles demeurent attachées à un statu quo qui leur bénéficient directement, qui leur permet de façon dérogatoire d'assurer un avenir à leurs enfants, assurant la transmission de l’héritage culturel. Menacer de partir dans le privé, au fond, c’est du chantage. 

On peut d’ailleurs espérer qu'il y aura des réformes à l'avenir qui mettront l'enseignement privé d'élite sur le même pied que l'enseignement public et qu'on sortira de cette hypocrisie. Il faut bien avoir en tête qu'on voit que le mérite n'est pas quelque chose de figé, ni une notion juridique qui serait codifiée dans des textes. Le mérite est un enjeu de lutte."

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Louise Tourret : Les défenseurs du statut d’exception plaident que l’ouverture sociale est déjà mise en place dans les lycées de la Montagne Sainte-Geneviève...

Paul Pasquali : "Les chiffres montrent que leur portée est limitée [une étude menée par le laboratoire de l’École d’économie de Paris publiée en janvier 2021 montrait que la diversité sociale n’a pas progressé en dix ans dans les grandes écoles, ndlr]. Dans mon livre, je montre que les filières d'élite font cela depuis très longtemps. Même dans les années 1980-1990, il y avait déjà un peu ces contre-discours. Mais la nouveauté, c'est qu'aujourd'hui, on est plus dans la dénégation que dans le déni. Au lieu de dire que ça n'existe pas, on va plutôt reconnaître les inégalités existantes mais en minimiser l’ampleur et décliner toute responsabilité. C'est une manière d'utiliser l'ouverture sociale comme un bouclier, comme un symbole très efficace, même si on peut voir ça aussi comme une forme de cynisme ou d'hypocrisie, puisque les statistiques montrent que cette ouverture sociale, depuis vingt ans, est très, très réduite et que les dispositifs sont en fait limités au minimum. J’ai déjà alerté sur ce point en 2014, dans mon ouvrage Passer les frontières sociales (La Découverte). 

La participation à des dispositifs labellisés du type "Cordées de la réussite" - c’est le cas à Henri IV et Louis-Le-Grand - par exemple, c'est quand même la moindre des choses pour des établissements aussi emblématiques. En fait, c'est simplement une obligation ministérielle que remplissent tous les établissements de France, sélectifs ou moins sélectifs, à Paris comme en province."

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Louise Tourret : Cette relation trouble au mérite date-t-elle d'aujourd'hui ?

Paul Pasquali : "Non en effet. L'École normale supérieure a pu, pendant des années, se référer à ces anciens élèves connus qui ont marqué l'histoire, d'Édouard Herriot à Georges Pompidou, ces boursiers célèbres qui prouvaient que l'ENS avait été une école ouverte et le restait. Mais aujourd’hui, ce genre d’exemples édifiants manque, on se réfère alors plutôt à l’existence de dispositifs comme les Cordées de la réussite, le tutorat, les fondations, etc. En oubliant qu'en réalité, on parle d’effectifs extrêmement réduits. 

Il faut poser la question, justement, du droit d'accès et du coût d'entrée inégal pour les différents groupes sociaux aux filières d'élite avant et après le baccalauréat. Celles dans lesquelles on suit une scolarité et on obtient les diplômes qui feront que vous serez réellement considéré toute votre vie comme méritant. Cette inégalité devant la définition même du mérite est beaucoup plus fondamentale que celle des diplômes."

Retrouvez Paul Pasquali au micro de Louise Tourret dans l'émission "Être et savoir" du lundi 21 février 2022 

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