Hommage à Marcel Detienne dont l'hellénisme ouvert, contre le repli identitaire, déconstruisit quelques mythes
Par Antoine Lachand, Hélène CombisC'était un fin connaisseur de la Grèce antique, et bien plus ! Ce proche de Jean-Pierre Vernant, qui a œuvré pour le rapprochement entre histoire et anthropologie et a pratiqué le comparatisme tous azimuts, est mort ce 20 mars 2019. Hommage et réécoutes.
C'était l'un des plus grands chercheurs sur la Grèce antique, qu'il a abordée avec un regard original sur des questions aussi variées que le polythéisme, la ruse ("mètis"), Dionysos ou la cuisine. Car cet historien et anthropologue proche de Jean-Pierre Vernant n'a pas cessé, sa vie durant, de rapprocher les disciplines. Pour comparer ce qui est a priori incomparable, ou par exemple se poser en opposition à la notion d'identité nationale, comme dans son ouvrage Comment être autochtone : du pur Athénien au Français raciné paru en 2003 où transparaît son attachement à déconstruire les lectures réactionnaires de la Grèce antique. L'helléniste Marcel Detienne est mort le 20 mars dernier à l'âge de 84 ans.
Né à Liège en 1935, diplômé en philologie classique, il rejoint Paris dans les années 1960, à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes où il tiendra à partir des années 1970 la chaire des religions de la Grèce antique jusqu'en 1998. Parallèlement, il travaille sur les approches comparatives au CNRS, ainsi qu'à Baltimore aux Etats-Unis où il dirige un Centre d'études dès 1992. Et dans les années 2000, il intervient régulièrement en France sur les questions d'identité nationale, alors que ce débat fait rage, en particulier pendant le mandat de Nicolas Sarkozy.
Invité ce lundi pour un hommage à Marcel Detienne dans la Fabrique de l'histoire, l'historien Christian Jacob, qui fut son élève, dressait un tableau de son oeuvre et de ses recherches en trois grands axes : une grande maîtrise technique du monde grec ; une anthropologie qui veut approfondir les méthodes de Claude Lévi-Strauss ; et enfin le penchant certain pour la comparaison, "des fenêtres d'Athènes jusqu'à l'Arabie". Sur ce dernier point, Christian Jacob le définit d'ailleurs comme un "technicien de laboratoire qui a pratiqué un comparatisme expérimental", ajoutant : "il me disait souvent, 'prenons quelques gouttes du Japon, d'Afrique, des cosaques d'Ukraine, mettons-les sur la Grèce et voyons ce qui se passe".
Christian Jacob fait ainsi le portrait d'un homme détestant l'enfermement disciplinaire, partisan de l'ouverture et de l'intelligence, qui n'aimait rien tant que la controverse et la polémique au point d'avoir à un moment de sa vie, sur la question des frontières du monde grec, des rapports un peu conflictuels avec Jean-Pierre Vernant dont il était pourtant très proche et avec lequel il avait signé plusieurs ouvrages majeurs.
Hommage à Marcel Détienne
7 min
Invité du Bon plaisir le 18 juillet 1998, Marcel Detienne y parlait de Dionysos, d'Hérodote, du comparatisme de Georges Dumézil, et de la multiplicité des facettes d'Apollon :
Le Bon plaisir de Marcel Detienne
1h 58
Dieux grecs
En mars 1989, Marcel Detienne se racontait dans une série d'entretiens A voix nue conduits par Pascale Lismonde :
A Voix nue avec Marcel Detienne, 1ère partie, mars 1989
29 min
Les choses grecques, je les ai découvertes comme quelque chose qui faisait partie de la culture. Je me suis demandé ce que j’allais choisir en entrant à l’université, et j’ai reçu les conseils d’un grand-père qui était lui-même professeur d’université et qui m’a dit qu’à partir de la philologie classique on pouvait tout faire, qu’à partir de là on pouvait faire d’autres formes de philologie, d’autres formes d’histoire éventuellement… donc c’est un socle quoi. Il était préhistorien et en même temps historien de l’art, mais il avait un culte pour la philologie, les études classiques… il en avait lui-même été nourri. Donc faire du grec de manière intensive et apprendre cette discipline de la philologie classique qui remonte aux Alexandrins, passe à la Renaissance… et puis il y a les Allemands et tous ceux qui viennent après qui mettent ça en forme, enfin c’est une discipline de poids, de grande tradition ! Donc c’est un peu comme ça que je suis entré en Grèce… et en même temps, comme j’avais été chez les Jésuites où on fait du grec en chantant, et en pleurant d’ailleurs aussi, le grec et le latin m’étaient familiers.
A Voix nue avec Marcel Detienne, 2e partie, mars 1989
29 min
Les dieux c’est intéressant parce que c’est les conflits de famille, la haine violente, c’est vrai qu’il y a toutes ces scènes dans la mythologie… Donc quand on est là-bas, on n’est pas loin. Mais il faut se donner les moyens de se mettre à distance, avec des opérateurs privilégiés, des personnages qui jouent sans cesse de la proximité de la distance, par exemple, Dionysos... c’est le personnage le plus mobile, le plus mouvant, il prend tous les masques, il est le dieu du théâtre, il surgit brutalement, s’en va, s’installe, c’est la vie par excellence, et en même temps une grande puissance de l’Au-delà. Donc la vie et la mort s’alternant… Et puis il était tellement travaillé par les philosophes, et en particulier par toute la tradition nietzschéenne que c’est le lieu privilégié pour que tout se mette en place, et tout aussitôt change de place. Il est tous les dieux à la fois, il est lui-même et d’abord l’autre, l’altérité, ce qui interroge, déconcerte, surprend…
A Voix nue avec Marcel Detienne, 3e partie, mars 1989
29 min
Le XVIIe siècle s’interrogeait sur la naissance d’une rationalité et d’une scientificité, d’une pensée scientifique, qui prendrait son origine là-bas. Bon… la géométrie d’Euclide… il y a eu des géométries non euclidiennes mais c’est à partir de la géométrie d’Euclide qu’il y a des géométries non euclidiennes. Donc il y a là le point de départ d’une pensée dite scientifique. (…) Surtout que la Grèce offre cette espèce de chose très irritante, mais aussi très fascinante, que Lévi-Strauss va interroger : cette proximité entre un discours mythique, une série d’histoires fabuleuses sur les origines du monde, et une pensée éminemment rationnelle. Mais en même temps, les Grecs qui fabulent, qui racontent des histoires… les Grecs mythologues, ce sont les voisins. Ce sont les mêmes que ceux qui font de la géométrie, de la physique, et posent les questions de logique du langage les plus subtiles.
A Voix nue avec Marcel Detienne, 4e partie, mars 1989
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A propos de L’Invention de la mythologie (1981) :
Quand on touche à la mythologie, quand on parle du mythe, on touche à des choses très sensibles pour les gens. Effectivement, les mythes… tout le monde est compétent. Ça concerne chacun, chacun entend ces histoires-là et leur donne un sens. (…) Donc se permettre de dénoncer des propositions théoriques ou des contre-propositions théoriques, ça fait toujours un peu insolent. Effectivement, c’était aussi quelque chose de volontairement provocant, c’était pour secouer un peu le cocotier et remettre en circulation une lecture critique des catégories avec lesquelles on travaille.
A Voix nue avec Marcel Detienne, 5e partie, mars 1989
29 min
Il faut marquer sa liberté par rapport à un certain nombre de contraintes d’ordre religieux ou mythique. C’est retrouver aussi une certaine manière des dieux grecs d’être présents dans le politique. Les dieux grecs ne sont pas des dieux qui gèrent les affaires des hommes de A jusqu’à Z, il n’y a pas de transcendance du monde divin, la religion grecque ça n’existe pas. Il y a des pratiques religieuses, et des rapports avec les dieux qui passent à travers des rapports politiques. Il n’y a pas une sphère qui s’appelle la religion. Pourtant, le christianisme a défini une sphère, quelque chose qui est très global, marqué par la révélation, l’écriture, l’institution de l’Eglise, donc quelque chose de très pesant qui prend tout en charge et s’appelle la religion catholique.
Identité nationale
Le 15 janvier 2009, dans l'émission Du Grain à moudre, Marcel Detienne débattait avec Daniel Lefeuvre au sujet de l'identité nationale, alors qu'il venait de publier Où est le mystère de l'identité nationale ?
Du Grain à moudre, 15/01/2009
44 min