Il y a 60 ans, l'Antarctique devenait le seul continent "Terra nullius"

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Il y a 60 ans, l'Antarctique devenait le seul continent "Terra nullius"

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Des icebergs tabulaires, en Antarctique.
Des icebergs tabulaires, en Antarctique.
© Getty - elmvilla

En 1961, l'Antarctique devenait, grâce à un traité, un territoire international et une réserve scientifique, protégé des velléités d'exploitation. Soixante ans plus tard, si le continent de glace est toujours préservé, il est sérieusement mis à mal par le réchauffement climatique.

Entraperçu au loin par les grands navigateurs qui s'aventuraient un peu trop au Sud, au rang desquels Francis Drake ou James Cook, l'Antarctique est longtemps resté terra incognita. La violence des éléments, les iceberg et le pack de glace qui l'entourent avaient rendu son exploration impossible. Officiellement découvert en 1819, par le capitaine britannique William Smith, il faut attendre le 21 janvier 1840 pour que l'explorateur français Dumont d'Urville s'aventure sur ce continent de glace et y plante un premier drapeau.

Avec cette première expédition s'ouvre l'âge héroïque de l'exploration en Antarctique, et avec lui des expéditions restées célèbres, de celles du commandant Charcot à la rivalité opposant le Norvégien Roald Amundsen et le Britannique Robert Falcon Scott pour atteindre le pôle Sud, sans oublier la célèbre expédition Endurance, menée par l'explorateur Ernest Shackleton, qui vit son équipage survivre à des conditions terribles.

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Les explorateurs se disputent alors la primeur de ce continent mystérieux... et dangereux. D'une superficie de 14 millions de km² (plus grand que l'Europe donc), il est non seulement extrêmement difficile d'accès, mais ses températures, en hiver, peuvent descendre à - 90 °C. 

"Lorsqu'on parle de l'Antarctique, il faut tenir compte de l'immensité de ce continent qui représente le dixième des terres émergées. On parle souvent de l'Antarctique comme s'il s'agissait du parc régional des Cévennes... Non !  C'est un monde !", rappelait Jacques Thyraud, président de la commission sénatoriale de réflexion sur l'Antarctique, dans l'émission Grand Angle, en juin 1990.

"Terra nullius" : un Continent sans maîtres

Cette course à l'exploration du continent de glace finit par susciter des velléités de revendications territoriales, comme le rappelait l'amiral Corbier, administrateur général des Terres australes et antarctiques françaises (T.A.A.F.) à l'époque, dans la même émission :

Il y avait sept pays qui avaient exprimé formellement des revendications territoriales et d'ailleurs dans certains cas, avec reconnaissance mutuelle, par exemple entre la France, la Grande-Bretagne, l'Australie et la Nouvelle-Zélande. Il y avait également des parties contestées, avec des zones de souveraineté revendiquées par les Britanniques, par les Chiliens, par les Argentins, qui se recouvraient. Il y a même un secteur [de l'Antarctique] qui n'est pas réclamé ! Le nombre de ce qu'on appelle maintenant les "possessionnés" est de 7 à l'origine : Royaume-Uni, Australie, Nouvelle-Zélande, Norvège, Chili, Argentine et France. 

Antarctique (Grand Angle, 23/06/1990)

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Pourtant, et malgré ces revendications, l'Atlantique est depuis 1959, une terra nullius, c'est-à-dire un territoire qui n'appartient à personne et ne relève de la souveraineté d'aucun Etat, le seul encore à ce jour.

Entre 1957 et 1958 prend en effet place l'"Année géophysique internationale", marquée par un ensemble de recherches scientifiques coordonnées à l'échelle mondiale. Au cours de ce laps de temps, douze pays intéressés par l'Antarctique y installent 40 bases, et il devient rapidement nécessaire de créer des règles juridiques pour encadrer ces recherches. Fin 1958, les États-Unis convient les États participant à ces programmes de recherche à se réunir pour discuter de la question de l'appropriation de l’Antarctique, comme le racontait en 2012 l'enseignante-chercheuse associée au laboratoire Aménagement des usages des ressources et des espaces marins et littoraux Anne Choquet, dans une émission de Cultures Monde consacrée aux Territoires en marge et îlots juridiques

L'Argentine, l'Australie, le Chili, la France, la Nouvelle-Zélande, la Norvège et le Royaume-Uni ont été les premiers à revendiquer une partie du continent. Certains Etats ont dit "Pourquoi pas, ils sont les premiers arrivés sur place". Mais il y a surtout les autres, ceux qui disent "Nous on aurait bien aimé avoir également une partie de ce continent" [...] et d'autres qui contestent l'idée même qu'on puisse s'approprier l'Antarctique. Lors de cette discussion à Washington, il y avait ces différentes positions et les États ont cherché à trouver un accord entre elles, entre ceux qui acceptent les prétentions territoriales et ceux qui les refusent. 

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Un traité pour les apaiser tous

Si le traité ne met pas fin aux revendications territoriales de ses signataires, il les a néanmoins ajournées tout en empêchant toute exploitation du continent de glace autre que la recherche scientifique. Toutes les activités militaires ou non-pacifiques y sont ainsi formellement proscrites, tout comme les essais nucléaires ou le rejet de déchets toxiques. 

Le 1er décembre 1959 est donc signé, à Washington, le traité sur l'Antarctique. Entré en vigueur le 23 juin 1961, le traité est d'abord ratifié par treize pays, avant d'être rejoint au fil des ans par de nouveaux signataires, jusqu'à comptabiliser 54 parties en 2019. Vingt-trois d'entre eux ont un pouvoir dit "consultatif" : ils peuvent voter lors des réunions annuelles de prises de décision. Chacun des Etats membres peut d'ailleurs devenir une partie consultative à condition de mener des activités en Antarctique, en montant des expéditions ou en finançant des bases.

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"Pour prendre l'exemple de la France, elle n'a pas renoncé à sa souveraineté mais elle s'est engagée à ne pas exercer un certain nombre de droits d'une puissance souveraine", précise l'amiral Corbier : 

Par exemple, on peut circuler librement. N'importe qui peut aller chez n'importe qui. Il y a aussi un article qui prévoit des inspections mutuelles, c'est-à-dire que vous voyez débarquer chez vous, avec 24 heures de préavis, une mission d'inspection envoyée par un ou plusieurs Etats et qui vient vérifier si les dispositions du traité sont respectées, y compris les dispositions qui ont été faites après la signature du traité : quelles sont les dispositions de protection de la nature ? De protection de l'environnement ? Je crois que c'est ça les traits principaux du traité. [...] Il y a des réunions de ce qu'on appelle des parties consultatives, c'est-à-dire les pays qui ont une voix délibérative. La règle, c'est le consensus à l'unanimité. Donc, ce traité est amélioré à chaque réunion, on prend des mesures nouvelles, des recommandations, qui deviennent des mesures agréées.

L'inscription au patrimoine de l'Unesco : une protection définitive ?

Au fil des décennies, le traité de l'Antarctique s'est vu complété par des traités supplémentaires, protégeant la faune et la flore. En 1991, le protocole de Madrid vient consacrer l'Antarctique comme réserve naturelle consacrée à la paix et à la science. "Le protocole de Madrid en 1991 va aller plus loin que le traité sur l'Antarctique, précise Anne Choquet, chercheuse associée au laboratoire Aménagement des usages des ressources et des espaces marins et littoraux et juriste à Brest Business School, dans une conférence du CNRS consacrée à la recherche en Antarctique. Il va dire qu'il est toujours important de faire de la recherche scientifique en Antarctique et, en plus, qu'il faut accorder une priorité à la recherche scientifique. C'est-à-dire qu'en présence d'autres activités humaines que l'on pourrait envisager, il faut vraiment prendre en considération l'intérêt scientifique de la région". 

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Pour autant, le statut à part de ce continent suscite des tensions, comme l'expliquait l'expert en géopolitique et en relations internationales Jean-Christophe Victor, connu pour l'émission Le Dessous des Cartes, dans Cultures Monde

Les tensions sont relativement faibles par rapport à d'autres régions du monde, d'une part, et par rapport à l'Arctique, d'autre part. Mais elles sont en train de monter sur la question "Qu'est ce qu'on va faire en 2048 ?". Ça paraît loin, mais les États sont en train de se positionner par rapport à ça. 2048, c'est la fin du traité de Washington, du traité de l'Antarctique, et du protocole de Madrid, qui protègent le continent de toute présence militaire, conventionnelle et nucléaire, et d'exploration, donc d'exploitation. A cet égard, les choses sont en train de bouger. L'une des idées de la diplomatie française est d'essayer de faire en sorte que l'Antarctique soit classé au patrimoine commun de l'Unesco. Ce sera difficile - parce que plus il y a de tensions sur les ressources énergétiques, plus le continent antarctique intéresse - mais c'est une bonne idée.

"Contrairement à ce qu'on lit souvent, le traité sur l'Antarctique et le protocole de Madrid ne sont pas des traités limités dans le temps, temporise néanmoins Anne Choquet. En 2048, en aucun cas le traité ou le protocole de Madrid ne disparaissent, ce sont des traités à durée indéfinie. On voit souvent cette année 2048 évoquée, mais cela ne concerne que cette interdiction des activités relatives aux ressources minérales." Pour la juriste, il convient néanmoins de rester "très attentif aux risques, étant donné que le traité prévoit, comme tout traité international, des possibilités de modification"

La protection de l'environnement doit être prise en considération à tout moment. Non seulement, il faudrait faire attention au moment de l'exploitation elle-même, mais ce qu'il faut voir aussi, c'est que si on exploitait un jour le pétrole en Antarctique, il existe des risques associés au transport maritime. Ce sont des éléments qui ont été pris en considération par les États après l'adoption de la Convention sur l'exploitation des ressources minérales, la Convention de Wellington, en 1988. Les État se sont dit : "Assurer la sécurité au niveau de l'exploitation ne fait pas tout. Ce sont des régions non sécurisées du point de vue du transport maritime, il y a des risques de pollution marine". C'est pour cela qu'il faut vraiment faire attention. Mais on pourrait très bien envisager des États intéressés par la région Antarctique parce qu'il n'y aurait plus assez de gisements dans d'autres régions.

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"Plusieurs équipes internationales se sont investies, notamment avec des outils de reconnaissance, pour déterminer si effectivement la glace ancienne est présente ou non en Antarctique", complétait, dans la même conférence, Jérôme Chappellaz, directeur de l'Institut polaire Paul-Émile Victor (IPEV), avant de rappeler que les Américains ont développé un système de percement dont le but est non seulement de percer 2 à 3 kilomètres de glace, mais qui fait également "un très gros focus sur la capacité de percement du socle rocheux pour en remonter des échantillons à la surface". Et le scientifique d'alerter : "Là, on entre bien dans la logique du protocole de Madrid. On est dans des études scientifiques en matière de géologie, sur des sites difficiles d'accès. Mais je pense qu'il faut garder en tête qu'il y a, potentiellement, des applications autres que scientifiques".

Dans un article de Slate, Jérôme Chappellaz rappelait également que les investissements de la France étaient trop peu importants pour qu'elle puisse prétendre à une véritable influence diplomatique sur la zone antarctique. Son budget de 18 millions d'euros dédié à l'étude des pôles est bien en deça des 45 millions d'euros annuels investis par la Corée du Sud et l'Australie, ou des 53 millions d'euros attribués par l'Allemagne à ses structures sur place : 

Ce que l'on demande d'accomplir à l'IPEV avec les moyens dont on dispose aujourd'hui devient intenable. Pour donner un ordre de grandeur, l'Institut accompagne presque autant de scientifiques en régions polaires que la Corée du Sud, mais avec un budget de deux à trois fois et demi inférieur. [...] Une question centrale aujourd'hui est : “Est-ce qu'on veut encore jouer un rôle en Antarctique ?” Si la France ne se met pas à niveau par une politique volontariste, non seulement nous perdrons notre rang de nation située actuellement dans le peloton de tête de la production scientifique en Antarctique, mais le poids de la France dans le contexte diplomatique antarctique ainsi que sa revendication initiale de souveraineté en Terre Adélie pourraient être remis en question en fonction de l'évolution future des accords autour du traité sur l'Antarctique.

Le réchauffement climatique : une menace à venir

Les très nombreux projets scientifiques ont, jusqu'ici, toujours permis de justifier l'intérêt des bases installées dans les conditions extrêmes du continent de glace. L'expérience Anita (Antarctic Impulsive Transient Antenna), en physique des particules, par exemple, a permis d'étudier les neutrinos cosmiques à très hautes énergies alors que l’étude de micro-algues fossilisées, les coccolithophores, pourrait nous aider à comprendre la cause de la mise en glace de l’Antarctique il y a environ 40 millions d’années :

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En inscrivant à l'agenda politique la nécessité de faire de ce continent de glace une "terra nullius", un lieu dédié à la science, le traité de l'Antarctique est parvenu, jusqu'ici, à contenir les ambitions d'exploitation ou les velléités de pêche intensive. Mais ces dernières risquent d'être sérieusement alimentées par la fonte de l'Antarctique due au réchauffement climatique. "En trois ans seulement, l'Antarctique a perdu autant de banquise que l'Arctique en 40 ans", expliquait ainsi Claire Parkinson, climatologue de la Nasa, dans une étude analysant les variations de la banquise antarctique de 1979 à 2018 publiée en 2019. 

Paradoxalement, les glaces de l'Antarctique sont les plus susceptibles de nous faire comprendre ce qui nous attend à l'aune du réchauffement climatique, comme l'explique Jérôme Chappellaz, glaciologue au CNRS et directeur de l’Institut polaire français : 

Le projet de carottage qui a ramené la glace la plus ancienne, c'est le projet européen Epica. [...] Il a donné accès à 800 000 ans d'archives climatiques et de composition de l'atmosphère. [...] Ce que ces résultats ont montré, c'est que l'évolution des gaz à effet de serre dans l'atmosphère amplifie l'évolution naturelle du climat. Ce qu'il a montré également, c'est le fait que la quantité de gaz à effet de serre dans l'atmosphère aujourd'hui est très largement au dessus des niveaux que l'on observait sur les derniers 800.000 ans. Alors, quel est l'enjeu aujourd'hui ? Il est de remonter plus loin dans le temps, non pas pour battre un record, mais pour étudier une transition climatique majeure qui s'est produite il y a environ un million d'années, [...] pour comprendre ce qu'on appelle dans notre jargon la sensibilité climatique, la réponse du système climatique à une évolution des gaz à effet de serre.

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"L'Antarctique peut être considéré comme un endroit du futur, estimait, toujours dans la conférence du CNRS, Laurent Chauvaud, biogéochimiste et écologue au CNRS. On parle du futur généralement quand on parle de robot ou d'intelligence artificielle, de Mars, de vaccins ou de technologies modernes, mais on doit parler du futur également en pensant à l'Antarctique. L'Antarctique nous renseigne évidemment sur son passé, mais il participera à notre futur, tant au niveau climatique qu'au niveau de sa biodiversité. C'est un lieu de recherche pluriel, très hétéroclite, souvent orthogonal à nos préoccupations quotidiennes, et un lieu où la France développe des recherches qui sont réellement étonnantes."

A la fois, victime du changement climatique à venir et source inépuisable de connaissances, l'Antarctique devrait rester "terra nullius" et continuer à être protégé des velléités d'exploitation encore un moment. A tout le moins, tant qu'il sera couvert de glace...