“Il y a plus inconnu que le soldat, c’est sa femme" : Christine Delphy raconte l'acte de naissance du MLF

Le 16 août 1970 à l'arc de Triomphe : naissance du MLF
Le 16 août 1970 à l'arc de Triomphe : naissance du MLF

“Il y a plus inconnu que le soldat, c’est sa femme" : Christine Delphy sur la naissance du MLF

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“Il y a plus inconnu que le soldat, c’est sa femme" : Christine Delphy raconte l'acte de naissance du MLF

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Archive | Il y a 50 ans, neuf féministes rendaient hommage à la femme du Soldat inconnu sous l'Arc de triomphe. Réprimées, médiatisées, elles écrivent sans le savoir l'acte de naissance du "Mouvement de libération des femmes" (MLF) qui structurera le mouvement féministe français. Christine Delphy se souvient.

"On a essayé de déposer une gerbe à la femme inconnue du Soldat. On avait quatre banderoles en tout, dont l’une disait : “Il y a plus inconnu que le Soldat, c’est sa femme.” " Le 26 août 1970, en hommage à la femme du Soldat inconnu, neuf féministes, dont Christine Delphy, Monique Wittig et Christiane Rochefort portent des fleurs sous l’Arc de triomphe. Leur action, violemment réprimée par la police, médiatisée, devient l’acte de naissance du Mouvement de Libération des Femmes (MLF), et donc aussi, de la structuration du féminisme français. Celle qui porte la gerbe de fleurs, c’est Christine Delphy, à peine 30 ans, sociologue et théoricienne majeure du féminisme.  Des années plus tard, aux micros de France Culture, elle se souvient et raconte.

Christine Delphy, France Culture, 2008, dans La Fabrique de l'Histoire au micro d'Emmanuel Laurentin : "On avait aussi une autre banderole qui disait : “Un homme sur deux est une femme”. Ce qui fait que les flics étaient très fâchés parce qu’ils pensaient qu’on disait qu’un homme sur deux était un pédé. On n’est jamais arrivées à déposer cette gerbe."   

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On voulait créer un événement spectaculaire en solidarité avec une grève des femmes américaines qui se déroulait le même jour, le 26 août 1970. Mais comme on était en août, la presse n’avait pas grand chose à se mettre sous la dent ; donc il y a eu au moins deux journaux qui ont fait leur gros titre là-dessus, avec des photos. Et ils ont intitulé d’eux-mêmes que nous étions un Mouvement de Libération de La Femme, et même de La Femme Française, tout ça avec des majuscules !"       

A voix nue
28 min

Christine Delphy, France Culture, 2019, dans l'émission A voix nue, au micro de Charlotte Bienaimé : "On l’a faite, notre petite marche, avec les banderoles, avec la gerbe. D’ailleurs, il y a une photo où on voit un flic de l’autre côté de la gerbe, et moi, bêtement, je pensais qu’il voulait m’aider. Mais non, il ne voulait pas m’aider, il m’attirait - et le reste du groupe avec moi - vers un endroit que peu de gens connaissent, qui est la jambe gauche de l’Arc de triomphe. Et où il y a un commissariat !"

Quand on est entrées, poussées par les flics - d’ailleurs ça se voit dans des séquences qui ont été filmées et retrouvées des années après - assez brutalement.  Et un commissaire nous a dit : “Vous n’avez pas honte ?” Comme si notre seule présence avait rendu impur ce lieu sacré.   

On ne pouvait pas savoir quelles seraient les retombées de notre geste. Ce qu’on savait, c’est qu’ils avaient fait amener trois ou quatre cars grillagés. Et quand ils se sont aperçus qu’on n’était que neuf, ils nous ont mises dans une de ces voitures et nous on était déchaînées. D’abord, ils ont fait “pimpon pimpon” avec leur sirène, et puis ils se sont rendu compte qu’on n’était pas des dangereux révolutionnaires et ils ont arrêté. Alors par la fenêtre, on criait “pimpon pimpon” parce qu’on était vexées qu’ils arrêtent leur sirène. Ils nous ont emmenées au commissariat où on a dit n’importe quoi sur nos identités. On chantait des chansons traditionnelles, parce qu’on n’avait pas encore fait de chanson à nous, on leur a cassé les oreilles. Après, ils nous ont transférées dans un autre commissariat mais ça n’a pas duré longtemps. Un commissaire a dit à Christiane Rochefort : “Mais Mme Rochefort, si vous nous aviez prévenus que vous vouliez faire ça !” Comme quand De Gaulle avait dit à propos de Sartre : “On n’arrête pas Voltaire !”, on a vu vraiment que ce côté élitiste nous a permis d'être relâchées deux heures après. Et on a eu la chance que la presse nationale, en particulier L’Aurore, fasse son titre sur nous. Cela nous a permis de rencontrer d’autres femmes, qui nous ont contactées grâce à ces articles. 

Mais je ne sais pas comment l’idée nous en est venue. On a eu des discussions très longues et très marrantes. C’est quelque chose qui apparemment n’existe plus dans le mouvement féministe. Nous on rigolait tout le temps. Et ça me manque beaucoup."