Île de Pâques : le combat du peuple Rapa Nui pour la restitution de son patrimoine culturel
Par Éric Chaverou, Maïwenn Bordron
Une délégation de l’île de Rapa Nui s'est rendue mardi au British Museum pour demander la restitution d'une statue, le moaï Hoa Hakananai'a, emportée par les Britanniques en 1868. Un musée norvégien s'est lui engagé à restituer l'intégralité d'une collection de pièces archéologiques et de photos.
C'est le symbole de l’Île de Pâques. Le moaï est devenu indissociable de cette île, rattachée au Chili depuis 1888, comme la Tour Eiffel l'est pour Paris. Près de mille statues aux airs de géant de pierre se dressent encore aujourd'hui sur cette île de 166 km2, située entre Tahiti et les côtes chiliennes. Mais certaines oeuvres manquent à l'appel et sont exposées dans des musées à l'étranger, comme à Paris, quai Branly. 150 ans après la disparition du moaï Hoa Hakananai'a, une délégation de l’Île de Pâques s'est rendue mardi 20 novembre au British Museum de Londres pour réclamer la restitution de la statue. La statue a été emportée sans autorisation en 1868 par un navire britannique. La reine Victoria l'avait ensuite offerte au musée londonien, mal à l'aise devant cette représentation dénudée.
Cette revendication date en fait d'une trentaine d'années et s'inscrit dans un combat pluriel du peuple Rapa Nui. Sa terre est d'ailleurs sur le point de changer officiellement de nom pour s'appeler "Rapa Nui - Isla de Pascua". "Nous voulons faire un acte de reconnaissance historique, de revendication : reconnaître l'origine et l'histoire millénaire de l'île", a ainsi déclaré le président du Chili, Sebastián Piñera. Le musée norvégien Kon-Tiki pourrait d'ores et déjà avoir créé un précédent : il vient lui de s'engager à restituer toute sa collection de pièces archéologiques et photographies de Rapa Nui.
Les moaï, "un membre de la famille" pour les Rapa Nui
Voir une statue datant de l'ère mégalithique exposée à l'autre bout du monde, dans un musée étranger, dérobée sur un territoire, est forcément difficile à accepter pour un peuple autochtone qui y vit. Le sentiment de spoliation est inévitable et persiste pendant des siècles. Dans le cas des Rapa Nui vient s'ajouter la symbolique de la statue. Les moaï ont une importance particulière pour les natifs de l’île. "Dans notre culture, les moaï représentent les anciens. Ce sont nos ancêtres, comme un membre de la famille", explique Tuhiira Tucki Huke, membre de la communauté Rapa Nui, et militante en faveur des droits de son peuple. Le moaï Hoa Hakananai'a exposé au British Museum de Londres est comme "un grand-père qui nous aurait été enlevé". La statue fait 2,4 mètres de haut et 4 tonnes.

Dans la culture Rapa Nui, tous les moaï avaient des fonctions différentes. Celui qui a été dérobé par les Britanniques en 1868 représente une période de l'histoire de l’Île de Pâques, celle du culte à l'homme oiseau. "Cette statue était promenée lors de fêtes, c’était comme un ami que l'on emmenait chez tous les clans", précise Tuhiira Tucki Huke. Les Rapa Nui considèrent que ce moaï a apporté la paix sur l'île, vers l'an 1000, en mettant fin aux guerres tribales.
La juriste Leslie Cloud, spécialiste en droit des peuples autochtones qui a travaillé au Chili, parle du moaï comme d'"un parent abandonné qu’on a laissé mourir". "C'est une force spirituelle qui soutient le peuple. C'est comme s’il était totalement abandonné, il n'est plus nourri en paroles et en spiritualité, et pour eux c’est une grand tristesse", précise-t-elle.
La restitution du moaï Hoa Hakananai'a est donc perçue comme un "respect des droits, de l'identité, de la culture" des Rapa Nui, selon la militante Tuhiira Tucki Huke. Pour Leslie Cloud, il s'agit d'une "violation de leur droit à l'autodétermination, de leur existence en tant que peuple", puisque le moaï était un protecteur de leurs territoires. En emportant le moaï, les Britanniques leur ont "volé leur protecteur".
Cet attachement aux moaï explique sans doute la réaction de la gouverneure provinciale de l’Île de Pâques, membre de la délégation qui s'est rendue au British Museum le 20 novembre. Tarita Alarcon Rapu était émue aux larmes en découvrant pour la première fois ce géant séparé de ses racines depuis 150 ans.
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Le moaï Hoa Hakananai'a est une pièce unique, le seul à être fait en basalte : "Il est unique dans sa forme, sa composition et son histoire", souligne Tuhiira Tucki Huke. Initialement installé sur le lieu de cérémonie d'Orongo, ce monument sculpté dans son dos de pétroglyphes représentant le Tangata manu ("homme-oiseau") était particulièrement vénéré. Au point de gêner le missionnaire français Eugène Eyraud, qui l'aurait désigné aux Britanniques. Ce qui peut expliquer pourquoi le peuple Rapa Nui revendique pour l'instant ce moaï-là, plutôt que celui du musée du Quai Branly, à Paris, par exemple.
Une revendication depuis les années 1990
Comment expliquer qu'une délégation de l’Île de Pâques se rende au British Museum pour réclamer la restitution de cette statue, 150 ans après que les Britanniques l'ont enlevée ? Dès les années 1990, la tante de Tuhiira Tucki Huke, Piru Huke Atan, a pourtant commencé à formuler des revendications sur les restitutions de ces statues.
Cette dirigeante de la communauté Rapa Nui s'était promis de travailler au retour de quatre pièces majeures : le moaï Hoa Hakananai'a du British Museum était en tête de la liste de Piru Huke Atan. En deuxième position, un autre moaï, le Pu Hakanononga, dieu des pêcheurs de thon, enlevé en 1935, qui est désormais exposé au Musée du Cinquantenaire de Bruxelles. Le crâne du roi Hariki Hotu Matua, perdu pendant l’expédition de Mazières en 1964, est lui en troisième position. Enfin, en quatrième position, se trouve une tablette appelée "rongo-rongo" avec des écritures non-déchiffrées. Piru Huke Atan proposait de lutter pour le retour de la tablette "Puoko Viri Op Tupuna". Dans le cadre de ce travail, la tante de Tuhiira Tucki Huke, également militante en faveur des droits des Rapa Nui, a pu travailler avec l'Unesco en 1995.
Malgré ce travail auprès des institutions culturelles internationales, les revendications du peuple Rapa Nui n'ont jamais abouti et se concrétisent à nouveau en 2018, à travers la visite de cette délégation au British Museum. Sans doute aussi parce que d'autres revendications ont pris le dessus. "L’urgent, c’était la loi migratoire, contrôler qui venait sur l’île pour combien de temps, de quelle façon et comment gérer ce parc (naturel) où ils n’avaient aucun droit à la prise de décision", précise la juriste Leslie Cloud.
D'autres revendications plus "urgentes" que la restitution du patrimoine à l'étranger
Depuis les années 70, les Rapa Nui demandent un contrôle migratoire sur l'île. "La revendication était de demander au gouvernement chilien d’arrêter les migrations des ressortissants du Chili qui venaient vivre sur l’Ile de Pâques, contrôler leur entrée", explique Tuhiira Tucki Huke. Le peuple autochtone a le sentiment de se faire détourner de sa culture d'origine, avec par exemple l'arrivée des écrans de télévision sur l'île. "Aujourd’hui, la population locale de près de 6 000 personnes est composée pour moitié des Rapa Nui d’origine polynésienne, ou Maori Rapa Nui, et pour l’autre moitié des populations provenant de la métropole chilienne ou de l’étranger", estime la juriste Leslie Cloud.
La loi de migration a été finalement été adoptée il y a quelques mois : "La migration est réduite, mais elle n'est pas tout à fait comme les Rapa Nui voulaient", selon Tuhiira Tucki Huke.

L'autre urgence résidait dans la restitution de leurs terres. "Seuls 14% des terres de l'île appartiennent aujourd'hui aux Rapa Nui", affirme Leslie Cloud. "40 % des terres forment un parc naturel" co-géré par la communauté et les autorités chiliennes. Le reste appartient toujours à l'Etat chilien. Depuis 1888, suite à un accord passé entre les Rapa Nui et les autorités chiliennes, l’Île de Pâques est sous le joug du Chili. "Selon les Rapa Nui, il s'agissait d'un accord de protection, une sorte de protectorat : ils voulaient garder la souveraineté de l’île et être administrés par l’Etat chilien. Il y a eu un problème de traduction de ce traité, selon l'Etat chilien les Rapa Nui ont cédé la souveraineté de l'île au Chili", explique Leslie Cloud. Les Rapa Nui ont été progressivement "complètement dépossédés" de leurs terres.
"Il y a eu un processus de restitution de certaines terres mais qui se limitait strictement aux territoires urbains et périurbains et qui ne concernaient pas du tout le parc national Rapa Nui. Le parc concentre la majorité des moaï et pièces archéologiques qui constitue le patrimoine culturel Rapa Nui", ajoute Leslie Cloud. "Ils n’avaient aucun droit, même pour prélever des plantes ou effectuer des cérémonies traditionnelles auprès des moaï (quand ils le voulaient)", précise-t-elle. Depuis quelques années, le parc est co-administré.
"C’est difficile pour un petit peuple qui lutte tout seul au milieu l’océan pour ses droits"
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Ces revendications terriennes ont donc pris du temps et ont évincé d'autres revendications, moins prioritaires, comme la restitution des moaï. "C’est difficile pour un petit peuple qui lutte tout seul au milieu l’océan pour ses droits. Le territoire, la possession de la terre, l’identité, la culture, le patrimoine immatériel et matériel, il a fallu beaucoup d’énergie pour faire parvenir cette revendication à l’étranger", explique Tuhiira Tucki Huke, membre de la communauté Rapa Nui.
L’ambiguïté du gouvernement chilien
La visite d'une délégation de l’Île de Pâques, composée de membres de la communauté Rapa Nui et du ministre chilien du Patrimoine mondial, Felipe Ward, sonne comme une nouvelle ère dans les relations entre le peuple autochtone et les autorités chiliennes. En effet, les deux parties sont rarement du même côté lors des revendications des Rapa Nui. La juriste Leslie Cloud, spécialiste en droits des peuples autochtones, estime que "les Rapa Nui ont été plus lésés que les autres peuples autochtones (du Chili) dans la reconnaissance de leurs droits".

Pour Tuhiira Tucki Huke, si les autorités chiliennes prennent la revendication de la restitution en main, c'est pour "se montrer compatissant avec le peuple Rapa Nui, cela fait parler du Chili et c'est bénéfique pour l'image du pays, car le Chili veut se positionner économiquement au niveau international".
Le soutien du gouvernement chilien à l’étranger est un soutien de façade. Il montre qu'il soutient la culture mais il ne soutient pas les droits du peuple Rapa Nui.
Leslie Cloud - juriste spécialiste en droits des peuples autochtones
Leslie Cloud rappelle qu'en 2010 une manifestation des Rapa Nui a été violemment réprimée par la police chilienne. "Ils demandaient la restitution de terres urbaines autour du centre ville de la capitale Hanga Roa. Ils ont occupé des terrains et 200 forces spéciales ont été envoyées sur l’île pour venir réprimer (la manifestation)", retrace la juriste. Le soutien du gouvernement chilien, bien que considéré comme opportuniste par certains Rapa Nui, pourrait toutefois être primordial dans l'aboutissement de la demande de restitution du moaï auprès du British Museum. "Le musée avait déjà été sollicité par des représentants Rapa Nui, qui n'avait pas donné suite à leur demande", affirme Leslie Cloud. La restitution des pièces comme le moaï reste au bon vouloir du musée qui n'a aucune obligation. A l'issue de la visite du 20 novembre, le ministre chilien du Patrimoine mondial s'est dit "optimiste", tout en concédant que le processus de retour serait long. Felipe Ward qui a proposé en échange d'un retour une réplique exacte réalisée par des artisans rapanui. Des responsables du musée ont aussi été invités sur l’Île de Pâques, où une nouvelle discussion autour de la restitution du moaï Hoa Hakananai'a pourrait avoir lieu. En attendant, une pétition en ligne a été lancée par la communauté Ma'u Henua et le mot clé #QueVuelvaElMoai prend de l'ampleur sur Twitter.
La promesse du musée norvégien Kon-Tiki
Dans le même temps, le musée Kon-Tiki d'Oslo vient lui de s'engager à rapidement restituer toute sa collection de pièces archéologiques et de photographies de Rapa Nui, prises au milieu du XXe siècle par l'explorateur Thor Heyerdahl. Cet engagement, à la demande des autorités de l'île, a été signé par le directeur du musée norvégien, Martin Biehl, à Santiago, où il a rencontré le ministre chilien des Biens nationaux, Felipe Ward.
"Nous sommes heureux pour le peuple Rapa Nui d'apprendre qu'il existe des institutions internationales qui cherchent à restituer à l'île ce qu'elles ont pris autrefois à des fins de recherche", a déclaré le ministre Ward. Et d'espérer que ce retour de Norvège "constitue un grand précédent".
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