Immortel pour toujours : à l'Académie française, pas de démission et si peu d'exclusions
Par Chloé LeprinceJulien Green n'a pas eu le droit de démissionner en 1996, mais 18 immortels ont été radiés dans l'histoire de l'Académie française... dont Pétain et Maurras, jamais remplacés avant leur mort des fois qu'une amnistie les eût réhabilités. Petite histoire des claquements de porte feutrés au quai Conti.
L’Académie française a du mal à recruter. On l’écrivait en janvier 2019 sur franceculture.fr, c’est toujours vrai : le fauteuil de Michel Déon, mort en décembre 2016, est toujours vide, faute de remplaçant élu. Des intrigues, du dissensus et un âge moyen qui ne dit pas rien du classicisme de l’institution… dans L’Express, Jérôme Dupuis racontait récemment les coulisses d’un casting qui n’en finit plus, et ces voix anonymes bien qu’illustres, qui chuchotent plus fort contre Hélène Carrère d’Encausse, la secrétaire perpétuelle de l’Académie française depuis 1999.
L’institution du quai Conti est souvent moquée comme un sanctuaire qui sent un peu le renfermé. Récemment, avoir adoubé (en février 2019) la féminisation des noms a légèrement gommé sa réputation rétrograde. En interne, pourtant, certains membres étaient présents sur ce front de longue date. CertainEs, surtout, comme Dominique Bona, fauteuil 13, qui insistait depuis au moins 2013 sur l’urgence à pouvoir écrire, en bon français, “écrivaine”, “professeure”, “Première ministre”, “Madame la maire”... d’autant que la Cour de cassation rappelait depuis déjà deux ans à l'ordre l’Académie française pour “cesser de promouvoir des formes contraires aux circulaires émises depuis une trentaine d'années par le pouvoir".
Démission interdite
Six ans à militer dans le désert, c’est long. Pourtant, Dominique Bona n’a pas claqué la porte, et pour cause : quand on est immortel, c’est pour toujours. Toute démission interdite. Et l’institution n’autorise aucun départ volontaire, ce qui n’encourage ni à l’insurrection, ni à la révolution en interne. L’actuelle impasse pour le renouvelle du fauteuil numéro 8, celui de Michel Déon, n’est pourtant pas la première crise intestine quoique feutrée. En 1996, Julien Green, premier étranger à avoir été élu académicien, en 1971, a voulu démissionner, on l’a rattrapé par le col.
Green, qui avait été fait commandeur de la Légion d’honneur, est déjà célèbre en France, quand il est intronisé. Ses Pays lointains ou Dixie ne paraîtront respectivement qu’en 1987 et en 1994 (au Seuil, les deux) mais son Journal, qui a largement contribué à sa notoriété, court depuis 1919 et on a déjà redécouvert son Léviathan, qui remonte à 1929.
Elu au fauteuil 22, Julien Green remplace François Mauriac. L’Américain qui succède au gaulliste, le sort ne manque pas de sel, même si Green, né à Paris dans les premières semaines du XXe siècle, écrit en français depuis les années 20. En 1996, il a 96 ans, et l’Agence France presse annonce qu’il quitte l’Académie française. Dans Libé du 16 novembre 1996, un entrefilet sourcé AFP enchaîne, titré aussi “Julien Green quitte l’Académie française”. La dépêche citait Green : "Les honneurs ne m'intéressent pas du tout, quels qu'ils soient”, il se sent désormais “exclusivement américain”, et il a annoncé sa décision à la mi-octobre 1996 à Maurice Druon, alors secrétaire perpétuel de l’institution.
Problème : Druon, en tandem avec Alain Decaux, qui fait alors office de directeur en exercice, refusent sa démission. Green est contraint de rester, et son geste ravalé par les deux dignitaires au rang de “mouvement d’humeur”. Petit crochet au passage : “L'appartenance à l'Académie n'est pas une fonction à titre précaire, mais une dignité irrévocable”, lui répondent officiellement les deux patrons de l’Académie où Green a si peu mis les pieds depuis des années, et pas une seule fois en quatre ans.
Paul Morand et Félicien Marceau : De Gaulle, marionnettiste en chef
Assignation à résidence et interdiction de démissionner ? Dans les faits, trois démissions sont consignés dans les annales feutrées de l’Académie française... qui resteront lettres mortes. En 1959, un certain Pierre Benoit, membre depuis 1931, est censé ainsi avoir démissionné pour protester contre le veto du général de Gaulle à l’élection de Paul Morand, la même année. Mais sa démission n’a pas non plus été acceptée : sur son site, l’institution raconte aujourd’hui l’histoire en soulignant que Benoit n’a pas eu gain de cause : “L’Académie ne reconnaît pas la démission de ses membres, le démissionnaire étant seulement autorisé, s’il le souhaite, à ne plus assister aux séances.”
De Gaulle en marionnettiste intermittent au Quai Conti ? Bien avant, c’est Guizot qui était intervenu. Il n’était plus, c’est vrai, Président du Conseil, mais bien membre de plein droit de l’Académie française. Mais c’est lui, rehaussé de son autorité, qui est intervenu en 1871 quand Emile Littré avait été élu, au grand dam d’un certain Félix Dupamloup, évêque de son état, outré de voir arriver dans les rangs de l’institution le républicain conservateur.
Avant Julien Green, la toute dernière démission avortée remontait à l’arrivée du franco-belge Félicien Marceau. En 1975, le poète Pierre Emmanuel se déclarait “démissionnaire” pour protester contre l'élection de Félicien Marceau, accusé de collaborationnisme.
Dans un discours du 9 décembre 1976 prononcé le jour de sa consécration, André Roussin qui l’accueille officiellement ne cache pas les tourments liés à cette arrivée, trente ans après la fin de la guerre et le déshonneur vichyssois :
Vous aviez le droit d’être heureux et fier. Pourtant des voix s’élevèrent autour de cette élection. En même temps qu’elles une autre voix — de votre pays d’origine — vint à nous, celle du Baron Jaspar qui fut baptisé "Le premier résistant belge ". Au lendemain de votre succès, il vous écrivait : " Les attaques aussi virulentes qu’injustes dont vous êtes l’objet témoignent d’une ignorance involontaire ou non des événements qui se déroulèrent en juin 1940. "Premier résistant belge" (le Baron Jaspar écrit ces mots entre guillemets) c’est en cette qualité que je vous réitère dans cette lettre qui n’a rien de confidentiel mes félicitations et mon amitié."
Dix ans avant que cette lettre vous fût adressée, le Général de Gaulle, alors Président de la République, avait eu à connaître de votre situation civique. Il s’en était ému. Il avait reçu votre dossier et l’ayant examiné avec l’attention que l’on peut supposer, le Premier résistant de France vous avait accordé la nationalité française. C’est ce qui nous vaut de vous recevoir aujourd’hui.
Remercions donc celui qui vous ayant fait français, nous a permis de vous élire. Comment douter qu’il eût approuvé notre choix, puisqu’aussi bien, c’est lui qui vous a entrouvert les portes de notre maison.
C’est à Félicien Marceau qu’Alain Finkielkraut succédera en 2014. Or l’usage est que le nouvel élu rende hommage à celui à qui il succède dans son discours de réception (le 28 janvier 2016 pour Alain Finkielkraut). Ce qui faisait écrire, sur son blog, à Pierre Assouline :
Fallait-il être pervers, comme il s’en trouve parmi les membres de l’illustre compagnie, pour encourager l’essayiste Alain Finkielkraut à se présenter au fauteuil de l’écrivain et dramaturge Félicien Marceau (1913-2012) à l’Académie française. Ceux-là doivent déjà savourer le passage le plus délicat de son éloge à venir du prédécesseur, où il aura à évoquer le seul point noir de sa biographie : l’Occupation.
Critère : se conduire en "homme d'honneur"
Personne ne tentera de démissionner pour autant cette année 2014… et personne ne sera évincé non plus. Car si un académicien n’a pas le droit de démissionner, il peut être renvoyé à condition que l’intéressé se soit rendu coupable de “quelque action indigne d’un homme d’honneur” ou qu’il soit condamné à perdre toute distinction officielle par décision de justice. Mais pour l’évincer, encore faut-il que les partisans de son renvoi réunissent une majorité d’au moins quatre parmi les immortels.
Sollicité par des internautes sur cette possibilité en 2017, Libération avait retrouvé dans les statuts de l’Académie française un texte de 1635 qui le spécifie :
- "Si un des académiciens fait quelque action indigne d’un homme d’honneur, il sera interdit ou destitué selon l’importance de sa faute" (article XIII)
- "La compagnie ne pourra recevoir ni destituer un académicien, si elle n’est assemblée au nombre de vingt pour le moins, lesquels donneront leurs avis par les ballottes, dont chacun des académiciens aura une blanche et une noire. Et lorsqu’il s’agira de la réception, il faudra que le nombre des blanches passe de quatre celui des noires ; mais, pour la destitution, il faudra, au contraire, que les noires l’emportent de quatre sur les blanches" (article X)
Mais comme les candidats malheureux à la démission, Antoine Furetière, le tout premier exclu, en 1685, ne verra son siège réattribué qu’à sa mort. Son histoire est moins politique que le gros des 18 exclusions prononcées depuis la naissance de l’institution (en 1634) : alors que d’autres seront évincés parce que trop liés à l’élite de l’Empire, ce Furetière aurait été exclu parce qu’il fomentait un dictionnaire concurrent à celui de l’Académie !
L’Allemagne et Vichy défaits en 1945, plusieurs académiciens seront frappés d’indignité nationale. Sans que l’Académie se prononce sur le fond, c’est ce qui précipitera le départ de Philippe Pétain, Charles Maurras, Abel Bonnard et Abel Hermant. Mais Gisèle Sapiro, dans son histoire politique du champ littéraire, rappelle que l’institution n’alouera jamais les sièges de Maurras et de Pétain de leur vivant : les immortels espéraient une amnistie.