(1940-2021). A contre-courant, Jacques Bouveresse était l'un des grands défenseurs de la logique moderne et de la philosophie analytique qu'il a contribué à introduire en France. Le philosophe spécialiste de Wittgenstein, fils de paysans devenu professeur au Collège de France, est mort le 9 mai 2021.
Il faisait partie de cette nouvelle génération de jeunes assistants qui peuplaient le département de philosophie de la Sorbonne à la fin des années soixante. Alors que bouillonnent les débats traitant de structuralisme, d'existentialisme, de marxisme ou encore de psychanalyse, Jacques Bouveresse détonne. Le jeune normalien issu d'une famille paysanne des hauts plateaux du Doubs et reçu brillant premier à l'agrégation, n'est pas séduit par les courants dominants. Ce qui l'intéresse, c'est la logique, la philosophie des sciences et du langage, que certains nommaient alors avec dédain "la philosophie des sciences anglo-saxonne".
Devenue l'une des figures majeures de la philosophie française, Jacques Bouveresse se plaçait pourtant à contre-courant de la tradition philosophique de son pays, tout en se revendiquant héritier du rationalisme des Lumières. Le philosophe est mort ce dimanche 9 mai, à Paris, à l’âge de 80 ans. "L'aspect le plus important du travail philosophique, disait-il, pourrait consister à modifier sérieusement notre idée de ce que nous cherchons en philosophie". C'est donc ailleurs, dans les travaux des logiciens du cercle de Vienne ainsi que ceux des philosophes du langage anglo-saxons, que le penseur va puiser la matière de sa philosophie critique, se faisant ainsi le défenseur du courant analytique en terres philosophiques continentales… Auteur d'une œuvre abondante, alliant intransigeance scientifique et ton caustique, Jacques Bouveresse est connu pour être celui qui a introduit en France la pensée du philosophe austro-anglais Ludwig Wittgenstein, auquel il consacra sa thèse de doctorat.
"Jacques Bouveresse était le plus grand philosophe vivant en France" estime Sylvain Bourmeau. Le producteur sur notre antenne de "La Suite dans les idées" s'explique au micro de Benoît Grossin.
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"Je ne me suis jamais vraiment intégré au milieu intellectuel"
Né en 1940 dans un village dans le Jura, au sein d'une famille paysanne de neuf enfants, un milieu ni aisé ni intellectuel, Jacques Bouveresse quittera la ferme familiale pour entrer en classes préparatoires littéraires au lycée Lakanal de Sceaux, avant d'intégrer l'Ecole normale supérieure de la rue d'Ulm et d'obtenir, en 1965, la première place de l'agrégation de philosophie. En 2000 dans l'émission A Voix nue sur France Culture, Jacques Bouveresse évoquait au micro de Christine Lecerf l'influence de cette trajectoire qui le mena de la campagne à la capitale, d'un milieu agricole à celui des grandes écoles, sur sa position intellectuelle :
D'un côté, on est tenté de se dire que si j'avais le genre d'origine sociale qu'ont la plupart des intellectuels, les choses auraient été beaucoup plus faciles. D'un autre côté, étant donné que j'ai été amené à prendre rapidement une attitude oppositionnelle par rapport aux tendances dominantes du milieu intellectuel, et que probablement on tire souvent une bonne partie de son énergie notamment intellectuelle de la nécessité de s'opposer à un environnement hostile ou en tout cas relativement mal disposé, peut-être que ça été un élément très positif, d'être au départ marginal. Jacques Bouveresse
Marginal, le jeune philosophe le restera au sein de l'agora philosophique de son temps. Après avoir soutenu une thèse sur la philosophie du langage de Ludwig Wittgenstein, un philosophe alors encore considéré comme "exotique" en France, il consacre ses premiers travaux au positivisme logique, loin des modes intellectuelles qui s'expriment alors. C'est notamment Jules Vuillemin et Gilles-Gaston Granger qui l'introduisent à cette tradition de philosophie des sciences :
Quand Villemain se mettait à parler de la conception aristotélicienne du temps et mettait ça en rapport avec Bertrand Russell, on avait l'impression de découvrir des possibilités dont jusque-là, on n'avait eu aucune idée. La façon d'utiliser la nouvelle logique, c'est-à-dire la forme moderne de la logique pour le traitement des questions philosophiques, c'était quelque chose que j'ai perçu, pour ma part, comme extraordinairement enthousiasmant ! Ce premier contact avec des auteurs comme Frege, Russell et Wittgenstein que j'ai eu à travers Vuillemin, a été quelque chose de tout à fait déterminant. Jacques Bouveresse
En pleine effervescence politique de Mai 68, les étudiants que Jacques Bouveresse initie au calcul propositionnel "suivaient son enseignement dans une sorte de révérence mêlée d'effroi", racontait Robert Maggiori pour Libération, en 1998. Ils découvraient des grands noms de la philosophie des sciences du langage et de la logique que Jacques Bouveresse fut l'un des premiers à faire résonner dans l'enceinte de la Sorbonne : Frege, Wittgenstein, Russell, Reichenbach, Popper, Bolzano, Moore, Schlick, Whitehead, Carnap…
Avocat de la philosophie analytique, critique des pensées à la mode
"J'ai retiré de cette époque le sentiment désagréable de n'être pas seulement le mouton noir, mais un peu, pour parler comme Karl Kraus, l'oiseau qui souille son nid, ou, si vous voulez, le mauvais Français, celui qui refuse de payer le tribut d'admiration obligatoire aux gloires philosophiques nationales", témoignait Jacques Bouveresse.
Tout au long de sa carrière, de l'université Paris I Panthéon-Sorbonne au Collège de France où il tînt la chaire de philosophie du langage et de la connaissance, en passant l'université de Genève au sein de laquelle il fut chargé de l'enseignement de la philosophie analytique et le CNRS où il fut directeur de l'Unité de recherches d'"Histoire et philosophie des sciences", Jacques Bouveresse n'a cessé de contribuer à la connaissance de la philosophie analytique en France, s'éloignant de la tradition de pensée franco-allemande qui selon lui, comme il l'écrivait dans un texte intitulé "Pourquoi je suis si peu français", était "simplement trop littéraire, trop vague et trop obscur[e]".
Ce faisant, Jacques Bouveresse a ouvert la voie à une forme de résistance intellectuelle aux effets de modes qui traversent l'histoire de la pensée, mettant un point d'honneur à entretenir une attitude critique face aux illusions des pouvoirs de la philosophie. "La prétention à la vérité exclusive, qui est la caractéristique de toute philosophie, est une illusion complète, qui repose sur l’impression trompeuse que le réel philosophique peut préexister au système qui le construit", écrit-il dans La Demande philosophique : que peut la philosophie et que peut-on vouloir d’elle ? (L’Éclat, 1996). Pour ce wittgensteinien, la recherche philosophique est avant tout conceptuelle et non empirique, le travail du philosophe n'est pas de chercher du nouveau, de l'original, mais de clarifier ce qui est déjà sous nos yeux et les moyens que nous utilisons pour penser le réel.
"Avec des gens comme moi, ils risquent d'être déçus !"
C'est aussi pourquoi Jacques Bouveresse s'est montré particulièrement critique envers une certaine philosophie médiatique maniant la rhétorique au mépris de la rigueur intellectuelle. Comme le note la philosophe Christiane Chauviré, "il a reproché à la philosophie universitaire française de se borner à enseigner l'histoire de la philosophie, tandis que la philosophie d'avant-garde sombrait dans le littérarisme". Sur France Culture, Jacques Bouveresse interrogeait justement le rôle de la philosophie dans la cité, son dévoiement et ses apports :
II y a une incertitude considérable concernant ce qu'on cherche exactement à faire quand on fait de la philosophie. Et puis, également, une incertitude qui est à peu près aussi importante concernant ce qui est attendu exactement par le public des philosophes. S'ils veulent qu'on leur dise comment il faut vivre, c'est-à-dire qu'on leur enseigne des préceptes et des maximes de vie, évidemment, avec des gens comme moi, ils risquent d'être considérablement déçus ! Là, je suis un peu comme Clément Rosset, je ne pense pas que la philosophie a pour tâche, comme il le dit, d'expliquer aux gens ce qui est bien et ce qui est mal. Jacques Bouveresse
Pourfendeur du "littérarisme" en philosophie, Jacques Bouveresse avait cependant le goût de la littérature ! Notamment celle de Robert Musil auxquels il consacra de nombreux ouvrages (L'Homme probable. Robert Musil, le hasard, la moyenne et l'escargot de l'Histoire, Éditions de l'Éclat, 1993 ; La Voix de l'âme et les chemins de l'esprit - Dix études sur Robert Musil, Seuil, 2001...), et à Karl Kraus (Satire & prophétie : les voix de Karl Kraus, Agone, 2007 ; Les Premiers jours de l’inhumanité. Karl Kraus et la guerre, Hors d’atteinte, 2019…). Il admirait l'inflexibilité et le courage du premier qui consacra près de trente années de sa vie à l’écriture d’un seul roman, et l'actualité de la pensée ainsi que l'ironie mordante du second, comme il l'évoquait dans le cinquième et dernier entretien A Voix nue :
Il y a trois auteurs autrichiens auxquels j'ai consacré une attention tout à fait particulière et font partie de mes livres de chevet encore aujourd'hui. C'est Wittgenstein, Musil et Kraus, qui sont dans des genres évidemment très différents. Entre Kraus et Musil, qui se sont ignorés totalement l'un l'autre et ne pouvaient pas se voir en peinture, je n'ai pas fait de choix. Jacques Bouveresse