Archive | En 1959, le poète Jacques Prévert se livre : il compare sa vie sans le sou aux contes d’Andersen et raconte comment il assiste, impuissant, à la dépression de son père et à sa tentation du suicide. À l'occasion des 120 ans de sa naissance, écoutez cet illustre poète de l'enfance raconter la sienne.
Le poète Jacques Prévert aurait eu 120 ans ce 4 février 2020. En 1959, il revenait pour la radio française sur ses souvenirs d'enfance. Dans un témoignage poignant, il se souvient de la dépression de son père suicidaire, et de ses sentiments d'impuissance, enfant, lui qui a sauvé son père de la tentation de la noyade.
Jacques Prévert : "Mon père est très triste. mon père fumait sa petite pipe de merisier ; il me racontait des histoires. Parfois ses yeux brillaient, il éclatait de rire, et puis soudain, comme avant l'orage, son visage était couvert. À la gare de Lyon un ce soir, nous prenons le train pour Toulon. Le matin mon père me réveille et d’un geste fastueux me présente le paysage. Comme s’il lui appartenait. Les oliviers, la Provence, je vous avais bien dit que nous irions un jour. Noël passa très vite, ma mère semblait quelques fois gagnée par la tristesse de mon père.
Bien sûr, elle souriait toujours, mais le fou rire l’avait abandonnée. Un soir mon père m’emmena sur le quai Cronstadt, et ce soir-là, le quai était désert, et froid, et mon père était si désemparé que le petit clapotis de la mer, on aurait dit qu’il fredonnait une chanson triste… un mauvais air.
"Mon petit, à force de tirer sur la corde, elle finit par casser. Au bout du fossé, la culbute, et j’en passe… Enfin, tu comprendras ça quand tu seras plus grand… Je vous aimais trop, et pas assez. Moi parti, on s’occupera de vous, et ça leur servira de leçon."
- « Tes pas fou papa ? »
- « Ton père c’est comme un chien abandonné, adieu mon petit ! »
- « Surtout, n’oublie pas de dire à ta mère que je l’ai beaucoup aimée »
Il m’embrasse, et je l’entraîne.
- « Allons papa, fais pas de bêtises »
- « J’ai pourtant rien bu », dit papa.
- « J’ai pas dit ça. Allons rentrons »
Et j’emmène mon père par la main comme un père amène son petit garçon.
À l’hôtel, mon père s’arrête un instant au comptoir, je raconte à ma mère, cette pauvre histoire.
Ma mère en m’embrassant me dit :
« N’aie pas peur. Il m’a déjà fait le coup à moi aussi, à Paris, au bord de la Seine, dans les jardins du Vert-Galant. »
Le matin, ou un autre jour aussi proche, mon père reçoit une lettre recommandée.
- « Est-ce une bonne nouvelle ? »
« Ni bonne, ni mauvaise. » « Une bouée de sauvetage de rien du tout » dit mon père. « Mais ça vaut tout de même mieux qu’une pierre au cou. »
Et avec un grand soupir de regret :
« Demain, nous rentrons à Paris. »