Jean d'Amérique, poète haïtien, "citoyen de la république-fenêtre"
Par Emmanuel Laurentin, Rémi BailleCoronavirus, une conversation mondiale. Comment continuer à prendre le monde à bras le corps quand toutes les frontières semblent se dresser durement devant soi ? Le souffle du poète est un recours. C'est du moins ce qu'actionne, lucide, Jean D'Amérique, pour déployer la vie qui demeure et espère.
Dès le début du confinement l’équipe du Temps du débat a commandé pour le site de France Culture des textes inédits sur la crise du coronavirus. Intellectuels, écrivains, artistes du monde entier ont ainsi contribué à nous faire mieux comprendre les effets d’une crise mondiale. La liste de ces contributions à cette Conversation mondiale entamée le 30 mars, continue de s'étoffer et dépasse maintenant les 100 contributions. En outre, chaque semaine, le vendredi, Le Temps du débat proposera une rencontre inédite entre deux intellectuels sur les bouleversements actuels.
Né en Haïti en 1994, Jean D’Amérique est poète, dramaturge et romancier. Il dirige le festival Transe Poétique et la revue de poésie Davertige. Il a publié plusieurs recueils de poèmes : Petite fleur du ghetto (Atelier Jeudi Soir, 2015), mention spéciale du Prix René Philoctète, Nul chemin dans la peau que saignante étreinte (Cheyne, 2017), Prix de Poésie de la Vocation, et Atelier du silence (Cheyne, 2020). Auteur de plusieurs pièces de théâtre, il a reçu le Prix Jean-Jacques Lerrant des Journées de Lyon des Auteurs de Théâtre pour Cathédrale des cochons (éditions Théâtrales, 2020). Son premier roman, Soleil à coudre_, est paru chez Actes Sud en 2021. Pour la conversation mondiale, il nous propose un poème inédit : "_citoyen de la république-fenêtre".
citoyen de la république-fenêtre
je marchais
parce que pieds j’avais
parce que jambe a horreur du fixe
je marchais
parce que plus loin horizon
parce que vent révoque port
je marchais tout simplement
arrivé aux confins d’une autre civilisation
j’ai découvert la frontière
miracle de géographie moderne
soudain j’avais vue sur leur monde
développé
en cercle
fermé
temps-gravier sous les dents
dure affaire que leur maison
sable et eau non pas de plage
mais baptême de nuit dans le ciment
et voici que mortier mature
blocs partout
briques partout
pierres partout
fer partout
débordant d’acier leur portefeuille
édifier murs leur métier d’exister
et barbelés
et barrières face à nos moindres gestes
et agents des limites à ne pas franchir
et soldats des interdictions de pénétrer
ô quelle expertise
ouvrage de fermeture face au moindre éclair
chapeau bas chers magiciens de la quarantaine avant la lettre
arrivé à la frontière
mon rêve avait vue sur le virus
des poignées de main refoulées
maladie pas nouvelle
les consulats m’ont appris l’art de l’isolement
la quarantaine pas un luxe
le confinement non pas un luxe
pour les passeports infectés
de pays tiers
/
arrivé à la frontière
mon arsenal solaire s’est mis en marche
déployé sang vers le cœur-frère
dégainé le poème-oxygène
rogner les murs
qu’une fissure nous sauve
qu’une brèche naisse
qu’un arbre s’élève
et que les branches propagent la bonne nouvelle
rogner les ombres qui tranchent nos gorges
qu’un printemps parle
qu’une langue vivante lèche nos paysages
rogner les murs
que de nos fronts s’éclose une fleur humaine
qu’un jardin voie le jour
où reverdissent les étoiles
citoyennes de la république-fenêtre
Retrouvez ici toutes les chroniques de notre série Coronavirus, une conversation mondiale.