
Ne faisant rien comme les autres, l'homme le plus riche du monde est devenu généreux bien tard pour le monde anglo-saxon. En quelques dates, examen d'une philanthropie qui peine peut-être à cohabiter avec les valeurs de son entreprise monstre, Amazon.
Cette contribution a été réalisée par Anne Monier, docteure en sciences sociales, dans le cadre de sa participation à "Cultures monde" le 5 octobre dernier.
Le 19 octobre 2020 a ouvert en grande pompe la première école maternelle financée par Jeff Bezos, à Des Moines, dans l’Etat de Washington. Si cet événement, très médiatisé, est intéressant c’est parce qu’il marque un tournant dans les pratiques philanthropiques d’ un milliardaire qui a longtemps été considéré comme « radin ». En effet, la « carrière philanthropique » de Jeff Bezos est singulière, très différente de celle de ses pairs, ce qui en fait un philanthrope à contre-courant. Si l’on reprend l’évolution de son action philanthropique, on peut distinguer trois grands moments. Le premier est celui d’une philanthropie quasi-inexistante (2011-2016). Le deuxième est celui d’un réveil, comme le montre le tweet qui a marqué les mémoires (année 2017). Le troisième moment repose sur la mise en place progressive d’une action philanthropique à partir de 2018 (2018-2020). Mais s’agit-il là d’une véritable stratégie, de la part d’un homme qui semble apprécier de ne rien faire comme tout le monde ?
Un milliardaire peu philanthrope ? (2011-2016)
Jeff Bezos a d’abord été considéré comme l’un des milliardaires les moins philanthropes de sa génération, malgré une fortune considérable. Contrairement à d’autres milliardaires, il fait très peu de dons. Avant 2018, il n’est ainsi jamais apparu dans le classement Forbes des philanthropes les plus généreux. Ceci était particulièrement mal vu aux Etats-Unis où la pratique philanthropique est associée au statut d’élite économique, et les médias lui posent souvent la question. Il disait ainsi qu’il avait des idées, mais qu’il le ferait plus tard (« saved for later »). En 2010, il refuse même de participer au Giving Pledge, initiative lancée par ses pairs Bill Gates et Warren Buffet. C’est finalement son épouse, MacKenzie Bezos, qui investira dans le Giving Pledge au moment de leur divorce en 2019.
Dans les premiers temps, la philanthropie de Jeff Bezos est ainsi quasi-inexistante, même s’il fait quelques dons peu importants et particulièrement éclectiques. Il a ainsi donné à des institutions qui lui sont proches et qu’il connaît, comme au centre de neurosciences de son université, l’Université de Princeton, à Worldreader, structurée créée par l’un de ses anciens employés, ou Mary’s Place, une organisation qui aide les sans-abris dans sa ville, Seattle. Malgré tout, en 2017, Jeff Bezos avait à peine donné 100 millions de dollars depuis le début de sa vie, alors que sa fortune dépassait déjà les 100 milliards, et qu’il investit un milliard par an dans son projet Blue Origin.
Une philanthropie sans stratégie ? (2017)
L’année 2017 marque un tournant. C’est un moment où il est en pleine ascension (il deviendra en novembre 2017 l’homme le plus riche du monde), et Amazon commence à être très critiqué – il vient de racheter Whole Foods, posant des problèmes de monopole. Or en juin 2017, Jeff Bezos lance sur twitter un appel à idées pour ses activités philanthropiques :
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Traduction : « Ce tweet est une demande d'idées. Je pense à une stratégie de philanthropie qui est à l'opposé de la façon dont je passe la plupart de mon temps - en travaillant sur le long terme. Pour la philanthropie, je suis attiré par l'autre extrémité du spectre : le moment présent. Par exemple, je suis très inspiré et ému par le travail effectué à Mary's Place, ici à Seattle. J'aime le long terme - c'est un énorme levier : Blue Origin, Amazon, Washington Post - tous contribuent à leur manière à faire progresser la société et à la civilisation. Mais je pense que je veux qu'une grande partie de mon activité philanthropique soit axée sur l'aide aux personnes ici et maintenant - à court terme - à l'intersection du besoin urgent et de l'impact durable. Si vous avez des idées, répondez simplement à ce tweet avec l'idée (et si vous pensez que cette approche est mauvaise, j'aimerais bien l'entendre aussi). Merci ! »
Ce tweet est extrêmement commenté (voire critiqué), car il va à l’encontre de toute la tradition philanthropique des grandes fortunes américaines. En effet, Jeff Bezos semble vouloir se lancer en philanthropie sans véritable stratégie, en s’adressant à la population générale sur un réseau social, plutôt que de suivre le chemin habituel qui est de s’entourer d’experts et de professionnels pour bâtir une stratégie avant de la communiquer au grand public. Cette spontanéité dérange, et certains y voient une forme de populisme, voire une stratégie cachée. Mais son initiative fait réfléchir et invite aussi à repenser des formes de démocratisation de l’action philanthropique.
En outre, contrairement aux autres grands philanthropes, Jeff Bezos semble donner à sa philanthropie une direction très différente de celle de son entreprise. Si Bill Gates disait vouloir appliquer à sa fondation les méthodes apprises dans son entreprise (Microsoft), Jeff Bezos va dans le sens inverse. S’il est extrêmement ambitieux, voit sur le long terme et se développe à l’international pour Amazon, il se montre, pour sa philanthropie, beaucoup moins ambitieux, souhaite s’engager sur le court-terme et dans le local (« here and now »). Mais, comme pour Amazon, Jeff Bezos semble vouloir surprendre tout le monde, voguer à contre-courant et ne pas se laisser influencer par le regard des autres.
Un début de stratégie philanthropique ? (2018-2020)
Dès 2018, les années qui suivent semblent dessiner le début d’une action philanthropique plus importante et de dons plus conséquents – en tout cas dans les engagements qui sont pris. Ainsi, il crée le Bezos Day One Fund, qu’il dote de 2 milliards de dollars, avec deux versants : le Day One Academies Fund, projet éducatif pour les familles défavorisées, et le Day One Families Fund, qui aide les sans-abris. Des dons d’environ 100 millions de dollars chacun ont été faits en 2018 et 2019. Mais donner à des écoles Montessori, c’est donner de nouveau à ce qu’il connaît (il a lui-même été en école Montessori) et aider des établissements qui sont déjà bien dotés, alors que les écoles publiques sont exsangues suite à la pandémie de Covid-19.
Plus important encore, en février 2020, il crée le Bezos Earth Fund pour lutter contre le changement climatique, qui vise à financer notamment des chercheurs, des activistes et des ONG qui contribuent à la lutte pour le climat. En avril 2020, il fait également un don de 100 millions de dollars pour aider les plus défavorisés pendant la pandémie de Covid-19, notamment à Feed America (organisation qui vise à offrir de l’aide alimentaire aux plus précaires).
Vers une stratégie philanthropique ?
S’agit-il ici du début d’une stratégie philanthropique ? Plusieurs questions se posent. Tout d’abord, il s’agit avant tout d’engagements. Si le Bezos Earth Fund a bien été créé, il avait promis de réaliser les premiers versements cet été, or cela n’a pas été encore le cas, amenant certains à douter de son engagement. Mais rien ne serait plus mal vu que de ne pas tenir sa promesse. En outre, il développe ses activités philanthropiques à un moment où sa fortune bat des records – il est devenu, le 26 août 2020, la première personne de l’histoire à posséder une fortune supérieure à 200 milliards, mais aussi à un moment (pendant la pandémie) où le monde s’appauvrissait, provoquant un certain malaise.
En outre, il accélère ses actions philanthropiques à un moment où Amazon est particulièrement critiqué. Ainsi, alors que le groupe Amazon Employees for Climate Justice remet en cause la politique environnementale du groupe, il lance son Bezos Earth Fund et annonce ensuite, en septembre 2020, qu’ Amazon atteindrait la neutralité carbone en 2040, tout en restant mystérieux sur la forme que prendra cet engagement. Jeff Bezos semble ainsi avant tout se plier à la pression des médias et de l’opinion publique, cherchant à redorer l’image d’Amazon.
Enfin, s’il va être difficile pour Jeff Bezos d’établir une stratégie philanthropique, c’est peut-être aussi parce qu’il existe un fossé abyssal entre les valeurs attachées à son entreprise Amazon et les valeurs inhérentes à l’idée de philanthropie et d’intérêt général. En effet, Amazon est une entreprise à l’image très écornée, et ce pour plusieurs raisons, qu’il s’agisse de son utilisation massive des énergies fossiles, de son management violent et inhumain, de sa recherche de productivité et performance à tout prix ou de son optimisation fiscale. Si certains estiment – à tort – que la philanthropie peut être un moyen de rattraper les erreurs du capitalisme, les activités philanthropiques de Jeff Bezos risquent d’apporter la preuve qu’elle ne répare jamais les dommages qu’il a contribué à créer.
Annexe : date / somme / récipiendaire
- Août 2011 / 10 millions / Museum of History and Industry in Seattle
- Décembre 2011 / 15 millions / Princeton Neuroscience Institute
- Juillet 2012 / 2,5 millions / Washington United for Marriage (same sex advocacy)
- Janvier2013 /500 000 / Worldreader (access to e-books)
- Mai 2016 / 1 million / Mary’s Place (homeless nonprofit in Seattle)
- Mai 2017 / 1 million / Reporters Committee for Freedom of the Press
- Novembre 2017 / 35 millions / Fred Hutchinson Cancer Research Center
Juin 2017 : tweet "Request for ideas" (ci-dessus)
- Janvier 2018 / 33 millions / The Dreams.us (college scholarships for immigrants)
- Septembre 2018 / 10 millions / With Honor, a PAC for electing military veterans
- Septembre 2018 / 2 milliards (promis) / Création du Bezos Day one Fund
- Septembre 2018 / 97,5 millions / Bezos Day One Academies Fund > educational program
- Novembre 2019 / 98,5 millions / Bezos Day One Families Fund > fighting homelessness (2)
- Février 2020 / 10 milliards (promis) / Bezos Earth Fund (Lutte changement climatique)
- Avril 2020 / 100 millions / Covid (Feeding America)
Source : Agrégation de différents médias