Joan Tronto : "Organiser la vie autour du soin plutôt que du travail dans l'économie changerait tout"
Par Emmanuel Laurentin, Manon PrisséCoronavirus, une conversation mondiale. Depuis les États-Unis, Joan Tronto, professeure de science politique et féministe américaine, pose frontalement la question : quel autre choix avons-nous que de faire face à la crise du soin en cours ? Elle esquisse ici plusieurs pistes pour y répondre politiquement, économiquement et moralement.
Face à la pandémie de coronavirus, Le Temps du Débat avait prévu une série d’émissions spéciales « Coronavirus : une conversation mondiale » pour réfléchir aux enjeux de cette épidémie, en convoquant les savoirs et les créations des intellectuels, artistes et écrivains du monde entier. Cette série a dû prendre fin malheureusement après le premier épisode : « Qu'est-ce-que nous fait l'enfermement ? ».
Nous avons donc décidé de continuer cette conversation mondiale en ligne en vous proposant chaque jour sur le site de France Culture le regard inédit d’un intellectuel étranger sur la crise que nous traversons.
Depuis le 24 avril, Le temps du débat est de retour à l'antenne, mais la conversation se poursuit, aussi, ici.
Aujourd'hui, Joan Tronto, politiste féministe américaine spécialiste de l'éthique du care_, analyse le manque structurel de ressources et de reconnaissance sociale des travailleurs du soin et propose une reconsidération morale et économique des tâches du_ care_. _
Parfois, les crises permettent d’affiner notre vision du monde. Bien que de nombreux dirigeants aient virilisé la qualification de la pandémie de Covid-19 en la comparant à l’image de la « guerre », cette pandémie est, en fait, l’expression d'une explosion de la crise des soins qui se poursuit, s'approfondit et se perpétue dans le monde moderne.
Peu de gens reconnaissent à quel point notre vie quotidienne dépend du travail des prestataires de soins. Ces derniers comptent parmi eux les travailleurs traditionnels (le personnel médical, celui en charge des personnes âgées et des enfants, les domestiques, etc.) mais aussi ceux dont le travail n'est pas nécessairement considéré comme des soins, tels que les livreurs et les caissiers des supermarchés ou encore les travailleurs des transports en commun. Les médecins et les infirmières de New-York luttent aujourd’hui pour obtenir suffisamment de ressources humaines, matérielles et financières afin de pouvoir soigner. C’est tragique.
À une échelle beaucoup plus réduite, ceux qui connaissent le quotidien des travailleurs du soin ne sont pas si surpris d'apprendre que personne n'est préparé de manière adéquate à cette crise; le manque de ressource est une constante pour les travailleurs du soin.
Que le monde du soin soit en état de crise depuis des décennies est une évidence notamment pour ceux qui jonglent avec les petits salaires, dans l’espoir de ne jamais être confronté à une facture imprévue, à une maladie soudaine ou à un coup dur pour un membre de leur famille ou un ami.
Le personnel soignant, à l’exception des médecins, si mal payé pour leur travail, se trouve presque toujours dans un état critique.
Pour ceux qui bénéficient de revenus suffisants et qui, de chez eux, embauchent régulièrement une nourrice, un chauffeur, un cuisinier, ou qui sont dans la possibilité de le faire, cette crise n'a pas été si manifeste. Le personnel soignant, lui, se déplace sans cesse à travers la ville et vit dans une précarité permanente.
Le soin est un pilier de la vie de chacun. Pourtant, nous reléguons souvent le care aux activités de second plan et considérons que notre vie réelle est faite des activités rémunérées pour lesquelles nous nous engageons sur une période de vie relativement courte.
Supposons que nous arrêtions de penser le monde par le biais des catégories qui nous permettent de le penser aujourd’hui, telles que la productivité, la création et la préservation des richesses. Supposons que nous nous concentrions davantage sur les manières de donner et recevoir les soins, que nous soyons enfants, âgés, infirmes, que ce soit pour se nourrir ou se vêtir, et combien ces attentions constituent un pan essentiel de notre vie quotidienne. Organiser la vie autour des soins plutôt que du "travail" dans "l'économie" changerait tout, de la façon dont nous passons nos journées à la façon dont nous pensons aux autres.
Ironiquement, cette crise des soins semble rendre à de nombreuses personnes ce qui leur avait été dérobé par les crises de soins précédentes : le temps. Bien soigner prend du temps. On ne peut se targuer de s’occuper d’un enfant en programmant le temps qu’on dédie pour lui, tel qu’on le ferait pour une réunion de travail. Beaucoup commencent à se rendre compte que si "le temps, c'est de l'argent", alors les soins sont coûteux. C'est peut-être la raison pour laquelle les soignants ne reçoivent jamais leur juste récompense : cela couterait simplement trop cher.
Désormais confrontés à l’évidence, quel autre choix avons-nous que de faire face à cette crise des soins ?
Comment la société peut-elle fonctionner de façon démocratique, donner à chacun un pouvoir politique égal, si certains peuvent, en utilisant les ressources de la richesse, se libérer de leur juste part de soins ?
De cette crise émergeront peut-être plusieurs prises de conscience : le besoin de soin, la nécessité d'une rémunération et d'un soutien justes et équitables pour le travail de soins et, enfin, celle d'être reconnaissants pour les soins que nous dispensons et ceux que nous recevons.
Alors, à partir de ce point de départ, l’idée de gagner une "guerre" et de reconstruire l'économie prend une tout autre tournure. Nous aurons besoin de nouveaux critères pour évaluer nos sociétés : dans quelle mesure, à tour de rôle, serons-nous capables d’être soigné mais aussi de prendre soin d’autrui ? C’est bien cela, notre travail de la vie réelle.
Emmanuel Laurentin avec l’équipe du « Temps du débat ».
Retrouvez ici toutes les chroniques de notre série Coronavirus, une conversation mondiale.