Joseph Bahout : "Pour l'Europe, la Syrie restera une blessure ouverte pour très longtemps"

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Joseph Bahout : "Pour l'Europe, la Syrie restera une blessure ouverte pour très longtemps"

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Pour la Russie, la crise syrienne aura été l’occasion de se replacer au centre de la scène internationale. Et de faire la démonstration d’une puissance militaire renouvelée.
Pour la Russie, la crise syrienne aura été l’occasion de se replacer au centre de la scène internationale. Et de faire la démonstration d’une puissance militaire renouvelée.
© AFP - Delil SOULEIMAN

Dix ans de guerre en Syrie. D'un conflit qui a profondément divisé la société syrienne et laissé exsangue un pays déjà démuni, nul camp national ne sort gagnant. Seules les cartes du jeu international sont rebattues, au profit de la Russie et de l'Iran en priorité, estime Joseph Bahout, professeur de sciences politiques.

Dix ans après le début de la guerre, le régime syrien s’est maintenu au pouvoir alors que les pays occidentaux et arabes avaient misés sur sa chute rapide. S’il a gagné militairement grâce à l’intervention de la Russie et de l’Iran, Bachar Al-Assad est encore loin d’avoir gagné la paix. 

La Syrie est morcelée et détruite, sa population est déracinée et exilée. Sur les 23 millions d'habitants que le pays comptait en 2011, 13 millions sont déplacés, dont six millions réfugiés dans les pays voisins. La reconstruction est une urgence, qui nécessite une solution politique. 

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En position de force, la Russie pousse à la normalisation. Les pays arabes sunnites ont commencé à renouer avec le régime syrien. Certains pays européens jettent aussi discrètement des ponts. Mais Moscou a aussi besoin de s’entendre avec les États-Unis et les grandes puissances européennes. Bachar Al-Assad reste donc sur un siège éjectable. En Syrie, Moscou doit aussi coexister avec l’Iran, dont l’agenda et les priorités sont très différents. 

Joseph Bahout est professeur de sciences politiques, directeur de l’Institut Issam Farès de politiques publiques et d'affaires internationales à l'Université américaine de Beyrouth. Il revient sur les conséquences de cette décennie meurtrière.

Dix ans après la révolution populaire en Syrie, le régime et Bachar Al-Assad a-t-il gagné ?

Militairement, techniquement, oui. Mais le régime règne sur un champ de ruines, un pays exsangue dont plus de 80 % de la population vit sous le seuil de pauvreté, en plein marasme économique, avec une monnaie en chute libre et des denrées alimentaires dont le prix a explosé.

C’est aussi un territoire disloqué avec plusieurs champs d’opérations encore soumis à des influences extérieures. Le Nord-Ouest-Est sous contrôle turc, le Nord-Est aux mains des Kurdes avec une protection occidentale, le Sud-Est est encore en rébellion et Israël et la Jordanie veillent. Sur la frontière irakienne, il y a encore des poches de Daesh ou de ses avatars. 

La Syrie du régime, c’est Damas, le centre, la côte méditerranéenne, la montagne alaouite et le sud, mais de vastes zones sont contrôlées grâce à la présence de la Russie et de l’Iran depuis 2015.

C'est un régime qui partage son propre territoire avec des alliés dont il dépend, qui partage aussi son pouvoir puisqu'une partie de ses décisions sont prises sous l’influence ou l'action de ces parrains, même quand elles portent sur des questions régaliennes, militaires ou sécuritaires.

Quant à Bachar Al Assad, il est en sursis, sur un siège éjectable, il peut être écarté à tout moment si c’est l’intérêt de la Russie ou de l’Iran, par un accord international ou par une balle d’un de ses gardes du corps.

Les vrais vainqueurs sont donc la Russie et l'Iran ?

Les gagnants absolus. Pour la Russie, ça dépasse l’enjeu syrien. Son intervention à partir de 2015 est le tremplin qui permet à Vladimir Poutine de réaffirmer la puissance, le rôle et le statut international de la Russie, à parité avec les États-Unis.

C'est avec la Syrie que la Russie redevient l'acteur omnipotent qu’elle était sur la scène internationale, avec les vétos au Conseil de sécurité de l’ONU et le rouleau-compresseur militaire qui reconquiert le pays pour le régime Al-Assad. C’est avec la Syrie que la Russie réaffirme aussi un principe qui lui est cher au niveau international : pas de renversement de régime par une révolution populaire. C’est encore avec la Syrie qu’elle démontre qu’elle est un allié fidèle, au contraire des États-Unis. Enfin, la Syrie a été le showroom de son armement ces dernières années.

Aujourd'hui, la Russie a donc repris pied dans un Moyen-Orient qu'elle avait abandonné après la guerre froide, repris pied aussi en Méditerranée. À défaut d'imposer une solution politique définitive en Syrie, elle sait qu’il n'y aura pas de solution sans elle, sans qu’elle soit le partenaire principal. Elle est en plus dans une posture qu’elle adore et qu’on retrouve dans les autres conflits périphériques où elle intervient, en Ukraine ou dans le Caucase, celle d’un conflit figé (frozen) avec des lignes de front à peu près stabilisées.

Pour l'Iran, c'est un peu différent. Il avait à cœur de maintenir la Syrie dans son giron, avec l’Irak et le Liban, donc d’empêcher à tout prix la chute du régime. Avec ses milices venues d’Irak ou du Liban (Hezbollah), un entrainement et un encadrement iranien, Téhéran a sauvé l'essentiel : le couloir levantin vers la méditerranée, qui est si important au niveau militaire, au niveau géopolitique, au niveau de la projection de sa puissance. En sauvant le régime alaouite de Bachar Al-Assad, l’Iran chiite a aussi empêché la Syrie de basculer dans le camp des pays sunnites qui lui sont hostiles, en premier lieu l'Arabie saoudite et les Émirats arabes unis. 

Les Syriens sont donc les premiers perdants ?

C’est le plus dramatique. Ils ont perdu leur pays. La société syrienne est déchirée, appauvrie, apeurée. C’est un peuple qui vit désormais dans la misère, déplacé à l'intérieur du pays ou réfugié à l'extérieur. Beaucoup ont perdu leurs biens, leurs proches. Beaucoup ont perdu leur pays en s’exilant car ils ne reviendront jamais. La Syrie a perdu au moins une génération et reculé de cinquante ans. 

Et les pays occidentaux ? 

Paradoxalement, ce sont les grands perdants alors qu’ils n’ont pas livré bataille. La Syrie aura été le terrain où l’Occident a perdu la face, l'honneur, la guerre du narratif. C'est plus qu'une défaite géopolitique, c'est une défaite morale et historique, parce que c'est la victoire du cynisme, de la force brute, du mépris de la dignité humaine et des normes internationales. 

Joseph Bahout.(au centre) lors d’une conférence sur la Syrie au Carnegie Endowment for International Peace à Washington, en 2017.
Joseph Bahout.(au centre) lors d’une conférence sur la Syrie au Carnegie Endowment for International Peace à Washington, en 2017.
© AFP - Samuel Corum / Anadolu Agency

Pour les États-Unis, on peut reprocher à Barack Obama de ne pas être intervenu en 2013 quand le régime syrien a utilisé des armes chimiques, mais on peut tempérer en disant qu’il avait compris, après l’enlisement en Irak, que la Syrie n'était pas un terrain où s'engager. Il a été rattrapé par l’épisode Daesh mais une fois ce problème réglé, il a assez rapidement et cyniquement accepté le principe d'une sous-traitance à la Russie, qui l’a délesté de ce dossier. Depuis, Washington se contente d’une présence militaire dans le nord-est pour lutter contre Daesh et donner une garantie aux kurdes syriens. C’est une carte pour peser sur la solution politique. 

Pour l’Europe, la Syrie va rester une blessure ouverte pendant encore très longtemps, à cause de la proximité géographique. Elle paye très cher son inaction, avec les flots de réfugiés, le terrorisme, le retour des tensions en Méditerranée.

Les pays européens ne peuvent pas laisser un tel marasme à leur porte et risquent de devoir faire avec la réalité qui leur sera imposée, c'est-à-dire accepter le régime et reconstruire a minima, même sans le dire.

D’ailleurs, il y a déjà des Européens qui commencent à retourner en Syrie. Les Tchèques, les Polonais, les Italiens, les Espagnols dialoguent avec les services de renseignement du régime, certains pensent à rouvrir leur ambassade. Le front européen est en train de s'effriter et les Russes peuvent parvenir à imposer la normalisation. Même en France, le président Macron s'accommode désormais de la survie du régime. Il n’ira pas jusqu’à rouvrir une ambassade, mais des entreprises françaises participeront sans doute à des consortiums qui reprendront de l'activité en Syrie, à partir du Liban. 

Dans la région, la Turquie et les pays arabes sunnites ont aussi misé sur la chute de Bachar Al-Assad. Eux-aussi sortent perdants ? 

Dès le début des révolutions arabes, la Turquie a fait le pari que ce vent de changement allait amener des régimes plutôt favorable à ses intérêts, gravitant autour de mouvement islamiste.

En Syrie, elle est allée très loin, à parié beaucoup sur la chute de Bachar Al-Assad pour élargir sa sphère d’influence jusqu’à Damas. On en est loin aujourd’hui. Mais la Turquie a quand même réussi à rétablir un peu l’équilibre. Dans le nord, ses opérations militaires avec des milices syriennes qui lui sont favorables lui permettent de préserver une zone tampon et de maintenir la pression sur les Kurdes. Elle le fait de concert avec la Russie, dont elle reste un partenaire incontournable, même si les deux pays ne sont pas dans le même camp dans le processus d’Astana initié par Moscou, avec aussi l’Iran.

L'Iran, la Russie et la Turquie réunis à Sotchi, au bord de la mer Noire, pour parler de l'avenir de la Syrie.
L'Iran, la Russie et la Turquie réunis à Sotchi, au bord de la mer Noire, pour parler de l'avenir de la Syrie.
© AFP - Samuel Corum / Anadolu Agency

Enfin, les États du Golfe, qui se sont eux-mêmes divisés pendant cette décennie, mais qui avaient aussi parié sur la chute du régime, en finançant, en entraînant, en équipant la rébellion armée, en modelant aussi une partie de l'opposition politique syrienne, via le Conseil national syrien. À partir de 2015, à partir de l’arrivée concrète de la Russie sur le terrain, ils perdent aussi. Cyniquement ou à contrecœur, ils acceptent l'influence russe. Certains s'en accommodent bien même en réalité, comme les Émirats ou les Saoudiens, sans doute prêts à une normalisation avec le régime syrien, à condition qu’il soit un peu moins visiblement pro-iranien et qu’il y ait un feu vert américain. 

Le régime et ses alliés ont gagné la guerre, mais la paix ?

La solution politique est supposée être gérée par la résolution 2254 de l'ONU, qui prévoit un comité constitutionnel syrien, une nouvelle constitution et des élections, mais ce processus n’avance pas car le régime syrien n’en veut pas et son protecteur russe non plus.

Le Reportage de la rédaction
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La prochaine étape, c’est la présidentielle en Syrie, dans quelques mois. Est-ce que les Russes vont laisser Bachar Al-Assad être réélu dans un scrutin qui sera évidemment manipulé ou est-ce qu’ils vont forcer Bachar Al-Assad à abandonner, pour se coordonner avec la nouvelle administration américaine sur un candidat ? Si Assad est réélu, ça signifie que les occidentaux perdent la dernière bataille qu’ils livraient sur le front politique, sur le mode pas d'argent pour la reconstruction sans le départ d’Assad dépourvu de légitimité. Cela signifie aussi que la Russie impose la normalisation à l'Occident, à la région et à la population syrienne. 

Cela va aussi dépendre d’un autre acteur-clé, l’Iran... 

Oui la Syrie dépend beaucoup de ce qui va se passer entre l'Iran et les Occidentaux dans les mois et l'année à venir. Accord ou pas sur le nucléaire, et à quel prix ? Est-ce que l'Iran va céder de terrain en Irak, en Syrie et au Liban ou pas du tout ? Est-ce que Joe Biden va faire comme Barack Obama, céder beaucoup plus ? Dans cette équation, il y aussi la question de la coexistence de la Russie et de l'Iran en Syrie. Les deux pays n’ont pas les mêmes agendas et ils ont déjà commencé à échanger des coups bas assez méchants, avec certains assassinats. 

Est-ce que les Russes diront un jour, à la faveur d’un accord avec les Occidentaux et les monarchies sunnites du Golfe, la Syrie est notre pion, l’Iran doit partir, provoquant évidemment un clash ? Tout cela est ouvert, mais il y a déjà une guerre froide russo-iranienne en Syrie sur le front économique et commercial. La moitié des contrats octroyés aujourd’hui par le régime syrien sont négociés entre Russes et Iraniens. Les cimenteries ou les champs de phosphate sont partagées en deux. Les hommes d'affaires syriens sont soit des hommes de paille de Moscou, soit de Téhéran. 

Tout ça va aussi beaucoup dépendre d’Israël, qui a désormais un front quasiment direct avec l’Iran dans le sud de la Syrie. Israël y mène régulièrement des raids aériens. Téhéran essaye d’y renforcer son implantation et son influence, notamment via les milices comme il l’a fait avec le Hezbollah au Liban ou le Hachd El-Chabi en Irak. C’est un front qui est gelé aujourd’hui, mais ça peut changer très facilement. 

Quelques mots sur le Liban, qui s’enfonce dans une crise sans précédent alors qu’il a résisté à dix ans de guerre chez son voisin syrien ?

C'est le paradoxe le plus triste. Pendant dix ans de guerre en Syrie, on s’est demandé à quel moment le Liban allait être aspiré par le chaudron syrien. Et alors que la guerre est finie en Syrie, le Liban risque de tomber dans l'enfer.

Aujourd’hui, le fait qu’une partie de l'argent ne circule plus au Liban, que le système bancaire est en faillite, que la crise est si violente, c’est à cause de problèmes libanais évidemment, mais aussi à cause de la situation en Syrie.

Il n'y a plus de marché syrien, une grande partie des dépôts syriens n'existent plus dans les banques libanaises, il y a des sanctions au spectre large, comme la loi César américaine, qui pèsent sut tout Libanais qui voudrait commercer avec la Syrie ou participer à la reconstruction. 

Au Liban, on parle beaucoup du Hezbollah, mais il ne faut pas oublier la relation libano-syrienne, qui est extrêmement complexe, riche et explosive en même temps. 

Si Assad est réélu, il n’y a aucun doute que la Syrie remettra son nez dans les affaires du Liban. Certains disent que les choses ont changé, que c’est le Hezbollah pro-iranien qui a pris sa place, qu’elle ne pourra plus être le pompier pyromane de la scène libanaise qu’elle a été. Mais elle pourrait vendre aux Occidentaux une sorte de stabilisation libanaise en contrepartie de quelque chose. Le régime Assad, père et fils, a toujours fait ça, c’est dans son ADN, c’est comme ça qu’ils ont toujours acheté leur légitimité et leur utilité auprès des Occidentaux. Est-ce que le tour de passe-passe peut fonctionner de nouveau ? Je n'en sais rien, mais il est évident que Bachar Al-Assad y pense déjà.