Cannibale, tatoué de la tête aux pieds, voici comment ce corsaire français exhibé comme une bête de foire a posé les bases de l’ethnologie.
Surnommé le “prince des sauvages”, Joseph Kabris, corsaire français tatoué des pieds à la tête, a vécu des années dans une tribu des îles Marquises en s’intégrant totalement au village. Il est mort en France en 1822, après avoir été exhibé comme une bête de foire... mais en ayant ouvert la voie à l’ethnologie.
"Ce ne sont pas simplement ses tatouages ni le fait qu’il soit un peu étrange ou qu’il ait été chez les anthropophages qui fascinent, c’est toute sa vie. Et cette idée qu’on peut changer de monde.", Christophe Granger, historien et auteur de "Joseph Kabris, ou les possibilités d'une vie, 1780-1822"(Anamosa, 2020).
Pleine intégration dans une tribu
Quand le corsaire Joseph Kabris pose le pied sur le sable de Nuku Hiva, une des îles de l’archipel des Marquises, il ne se doute pas que, des années plus tard, il aura oublié sa langue maternelle, combattra des tribus ennemies et portera sur son corps les emblèmes de sa tribu d’adoption.
On suppose que Joseph Kabris est né à Bordeaux en 1780. A 15 ans, il embarque sur un baleinier en direction de l’Amérique du Sud. Après trois ans de navigation, il profite d’une escale aux Marquises pour s’enfuir. Perdu sur l’île de Nuku Hiva, le corsaire reçoit l’aide d’un chef de tribu.
"Son intégration tient au fait que c’est non seulement sa survie qui en dépendait, mais c’est aussi parce que ça a marché. De sa position de départ, qui est celle l’étranger et qui lui a permis de s’installer, il a ensuite acquis celle, respectée, du guerrier. Au sein de cette tribu, il a construit une maison, s'est marié, a fondé une famille. Cela lui a donné une stabilité dans son existence qu’il n’avait pas jusque-là. C’est un moment vraiment important dans sa vie qu’il va essayer de retrouver ensuite. Cette position importante dans la tribu nukuhivienne lui donne un fil conducteur. Il essaiera par tous les moyens de rester dans une position importante dans les sociétés où il se retrouvera par la suite", résume Christophe Granger.
Comme en attestent ses tatouages, Joseph Kabris s’intègre pleinement et est reconnu comme un pair. Il est l’un des premiers Européens à observer d’aussi près les coutumes d’une tribu polynésienne : cannibalisme, sorcellerie, dons au Soleil, liens sociaux.
Enlevé pour être exhibé en Russie
Quand sept ans après son arrivée, un navire russe accoste sur son île, Joseph Kabris, qui parle anglais, fait office de traducteur. Mais après une soirée arrosée, le bateau lève l’ancre à cause d’un orage, Joseph dort toujours à bord... Le corsaire a l’impression d’être kidnappé. Les marins auraient voulu le ramener en Russie pour l’exhiber. En se confiant aux scientifiques présents sur le bateau, il prend conscience de l'expérience qu’il a vécue.
"Il commence à raconter sa vie au moment où il ne l’est plus membre de la tribu, où cette partie de sa vie est abolie. Au contact de savants russes et allemands, il acquiert un regard objectivant, il commence à regarder sa vie comme étant un point d’entrée pour comprendre les mœurs qu’on ne peut pas comprendre sans lui. Il devient une espèce d’informateur vivant : il est celui qui peut raconter ce monde de l’intérieur, non pas parce qu’il est venu l’étudier mais parce qu'il a été obligé de l’apprendre et de l’incorporer", analyse Christophe Granger.
Dévasté par le fait d'être séparé de sa famille, Joseph veut rentrer par tous les moyens aux Marquises. Arrivé en Russie, il devient un objet de curiosité dans les milieux bourgeois de Saint-Pétersbourg. Surnommé le “prince des sauvages”, Joseph leur raconte ce qu’il a vu et vécu, jusqu’à faire payer ses interventions et devenir une attraction.
Il reste treize ans en Russie avant de rejoindre Paris. Là aussi, Joseph fréquente les milieux bourgeois, raconte son histoire et exhibe ses tatouages contre de l’argent.
"Sa vie intéresse cette bonne société russe, puis cette bonne société française, parce qu'il leur parle de peuples lointains, de la possibilité de comprendre que ces peuples lointains ne sont pas différents d'eux du point de vue de la nature, mais seulement du point de vue des mœurs. Kabris est la preuve qu’on peut passer d’un monde à un autre. On le présente comme étant un 'prince sauvage', c’est-à-dire qu'on peut être à la fois un Occidental et devenir un sauvage, et ensuite revenir pour raconter la vie des sauvages", développe encore l'historien.
Les débuts de l'ethnologie
Cette découverte d’une vie possible ailleurs inspire les débuts de l’ethnologie. Des scientifiques allaient déjà sur le terrain pour observer des tribus mais, grâce à Kabris, ils envisagent d’intégrer pleinement les tribus pour mieux les étudier.
Mais la science ne paye pas Joseph, et les bourgeois se lassent de lui. Les histoires rocambolesques et les physiques atypiques se multiplient à cette époque, à côté desquels ses tatouages font rapidement pâle figure. Joseph se met alors à parcourir les petites foires de campagne.
"Dans les foires, ce qui intéresse les gens, ce n’est pas tellement les tribus lointaines, c’est le frisson, les cannibales, l’histoire d’amour que Kabris a eue là-bas avec la fille du roi qu’il a été obligé de quitter. C'est cette scène populaire qui fera un nouvel espace de possibilité pour sa vie", précise Christophe Granger.
Joseph abandonne alors le récit ethnologique pour le sensationnalisme. Mais il prend froid dans une foire à Valenciennes et meurt à l'âge de 42 ans. Ses notes sur Nuku Hiva sont restées une base de travail pour beaucoup d’ethnologues du XIXe siècle. Rarement un récit n’avait été aussi complet et riche en détails.
Bibliographie
- Christophe Granger, Joseph Kabris ou les possibilités d’une vie, Anamosa, 2020