Jürgen Habermas, François Gemenne, François Héran ... L'examen de conscience
Par Emmanuel Laurentin, Chloë CambrelingLa Revue de presse des idées. Dans son roman apocalyptique "La Route", Cormac McCarthy évoque le monde comme "une chose qu’on ne pourrait pas refaire, ni réparer." Il faut donc reconstruire : mais quoi ?
Envisager la sortie d’une crise signifie penser « l’après » : le futur. Pourquoi donc ne pas écrire aujourd’hui au futur ? C’est ce que fait, dans AOC, le politiste François Gemenne, spécialiste des migrations mais aussi des questions climatiques. Se souvenant de Georges Perec, il écrit : « Je me souviendrai que les caissières de supermarché, dont on annonçait depuis des années le remplacement par des caisses automatiques, étaient désormais considérées comme des travailleuses essentielles. Je me souviendrai que le Financial Times recommandait un impôt sur la fortune, dans un éditorial. Je me souviendrai que la Tunisie a expulsé 30 Italiens, et pas l’inverse. Je me souviendrai que la valeur de capitalisation boursière d’une entreprise de visioconférences (Zoom en l’occurrence), avait dépassé celle de toutes les compagnies aériennes américaines…. » Les litanies ont une valeur incantatoire et les déposer dans un texte permet de ne pas oublier. « Je me souviendrai que des pays européens se volaient des masques médicaux sur des tarmacs d’aéroports. Je me souviendrai que les émissions de gaz à effet de serre étaient en chute libre. Je me souviendrai que les canards étaient revenus dans les rues de Paris, et les cygnes dans les canaux de Venise. Tout cela était tellement improbable, il y a un mois encore, que je n’aurais pas cru le voir un jour dans ma vie.»
Une fois constaté cet état de stupéfaction, François Gemenne nous met en garde, collectivement « contre les écueils qui pourraient empêcher le monde d’après d’advenir. En particulier si nous nous enfermons dans l’idée fausse et dangereuse selon laquelle cette crise serait "bonne pour le climat" (...) ». En effet, « les baisses d’émissions de gaz à effet de serre liées aux crises sont toujours suivies d’un rebond. » Il y a par ailleurs de grandes chances que les gouvernements lancent des bouées de sauvetage aux industries gourmandes en énergies fossiles. Enfin, beaucoup d’entre eux en profiterons pour renoncer aux politiques environnementales prévues. D’autant que « le coronavirus et le changement climatique n’appellent pas les mêmes réponses » et qu’il faut se garder de céder « aux discours naturalistes ou messianiques, qui voudraient nous faire croire que la nature « reprend ses droits » ou que « le coronavirus est un "message que nous envoie la Terre". »
Inégalité des vies
Un autre spécialiste des migrations, François Héran, professeur au Collège de France, a choisi, avec son équipe de l’Institut Convergences Migrations, de consacrer le numéro d’avril de leur revue en ligne De Facto aux migrants et à l’épidémie. Un riche sommaire où des historiens, démographes ou anthropologues, comme Michel Agier, interrogent l’inégalité des vies en temps d’épidémie.
J’en retiendrai ce court texte titré Voyageurs internationaux ou immigrants, le virus ne fait pas la différence. Toujours aussi attaché à combattre les idées biaisées sur les migrations, François Héran y note que la migration internationale compte pour peu de choses sur l’ensemble de la mobilité internationale. Et il conclut :
« Une fermeture prophylactique des frontières ciblée sur les seuls migrants (européens ou non), n’aurait donc aucun sens, vu leur part minime dans l’ensemble des entrées. Dans notre imaginaire, fermer les frontières, c’est d’abord les fermer aux migrants. Mais le Covid-19 se moque de cette distinction ; il se propage d’un pays à l’autre via les voyageurs de toute sorte, sans se demander s’ils sont migrants. »
Tandis que le quotidien libanais L’Orient-Le Jour s’intéresse au sort des domestiques népalaises ou ghanéennes au temps du difficile confinement avec les familles qui les emploient, Libération publie une tribune-pétition de chercheurs demandant au gouvernement français de s’inspirer de l’exemple portugais, qui régularise temporairement les migrants. « Nous soutenons cette mesure minimale, mais nous appelons à aller plus loin » , écrivent ainsi Didier et Eric Fassin, Michel Agier, Esther Benbassa ou Julia Cagé. « Pour que l’autorisation de séjour ne soit pas qu’un instrument pour déléguer le travail durant la pandémie, il faut que le temporaire devienne permanent. C’est pourquoi nous demandons qu’une carte de résident soit attribuée à toutes les personnes migrantes, afin de leur permettre d’accéder à un travail, et donc à un logement digne. »
« Parmi les milliers de personnes migrantes présentes sur nos territoires, nombreuses sont celles qui ont une formation et une expérience professionnelles dans des domaines variés et dans lesquels les entreprises de l’Union européenne manquent de main-d’œuvre (bâtiment, industrie, agriculture ou restauration, par exemple). Ces compétences et ces expériences, la France et l’UE en auront besoin à la sortie de la crise que nous traversons. Même sans qualification particulière, ces personnes participeront au redressement économique. » Ce qui pousse les signataires à aller plus loin et à s’adresser à l’Union européenne tout entière : « nous demandons la régularisation via une carte de résident de l’ensemble des personnes migrantes actuellement présentes sur le sol français ainsi que dans tous les pays de l’Union européenne. »
Savoir de notre non-savoir
L’Europe, une Europe démocratique, a été un des combats de sa vie. Le philosophe Jurgen Habermas accorde un entretien sur la crise du Covid-19 à Nicolas Truong du Monde. Interrogé sur la difficulté à donner un nouveau souffle à l’Union et les risques de voir monter encore plus le "national populisme", ce penseur du débat public affirme que « Le populisme de droite « intellectuel » a peut-être des prétentions intellectuelles, mais ce ne sont que des prétentions. C’est là, tout simplement, une pensée faible. En revanche, le populisme de droite « ordinaire », qui s’étend bien au-delà des couches paupérisées et marginalisées de la population, est une réalité à prendre au sérieux. Dans les sous-cultures fragiles, de nombreux facteurs mobilisateurs, et donc inquiétants, viennent affecter les expériences du monde vécu : le changement technologique, la numérisation en cours du monde du travail, le phénomène migratoire, le pluralisme toujours plus grand des formes de vie, etc. Ces angoisses s’associent, d’un côté, à la crainte parfaitement réaliste de perdre son statut social et, d’un autre, à l’expérience de l’impuissance politique. Mais les affects du populisme de droite, qui, partout dans l’Union européenne, appellent à se réfugier derrière les barricades nationales, sont avant tout faits de deux choses : de la colère suscitée par le fait que l’État national a perdu sa capacité d’action politique et d’une sorte de réaction de défense intuitive face au véritable défi politique. »
Car cette crise éclaire de manière brutale, pour tous les citoyens d’Europe et d’ailleurs la fabrique des décisions politiques : « D’un point de vue philosophique, je remarque que la pandémie impose aujourd’hui, dans le même temps et à tous, une poussée réflexive qui, jusqu’à présent, était l’affaire des experts : il nous faut agir dans le savoir explicite de notre non-savoir. Aujourd’hui, tous les citoyens apprennent comment leurs gouvernements doivent prendre des décisions dans la nette conscience des limites du savoir des virologues qui les conseillent. La scène où se déroule une action politique plongée dans l’incertitude aura rarement été éclairée d’une lumière aussi crue. Peut-être cette expérience pour le moins inhabituelle laissera-t-elle des traces dans la conscience publique. »
Refaire l'Amérique ?
L’optimisme raisonné du philosophe de 91 ans compense-t-il le pessimisme foncier qui saisit les auteurs de tribune aux États-Unis ? Tandis que l'historien de l'économie Adam Tooze assure dans Foreign Policy que « L'économie telle que nous la connaissons ne reviendra jamais à la normale », et que le prix Nobel d’économie Paul Krugman avance dans le New York Times que la démocratie états-unienne peut mourir de cette crise et que les règles autoritaires sont en embuscade, l’écrivain Viet Thanh Nguyen ouvre sa tribune pour ce même journal en affirmant que « le Covid-19 tue le mythe selon lequel nous sommes le plus grand pays sur terre ». Il lui apparaît que
« nous n’étions pas en aussi bonne santé que nous le croyions. Car ce virus est aussi un virus social qui révèle que derrière la « bonne humeur chaleureuse de l’exceptionnalisme américain » se cachait un mythe, une croyance commune partagée également par les plus pauvres et les plus précaires.»
Après avoir dénoncé le racisme qui travaille le corps social, Viet Thanh Nguyen avance que les États-Unis sont à peine à mi-chemin de leur drame. Et, en tant qu’écrivain, il sait qu’à ce moment-là du récit le héros doit rencontrer quelqu’un ou quelque chose de vraiment monstrueux. « Le Covid-19 si terrible soit-il, n'est qu'un méchant de cinéma. Notre véritable ennemi ne vient pas de l'extérieur, mais de l'intérieur. Notre véritable ennemi n'est pas le virus mais notre réponse au virus - une réponse qui a été dégradée et déformée par les inégalités structurelles de notre société. »
Et de craindre l’autre catastrophe à venir : « Si notre tâtonnement face au coronavirus est un aperçu de la façon dont les États-Unis géreront cette catastrophe, nous sommes condamnés. »
Emmanuel Laurentin, avec l'équipe du « Temps du débat »
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