Karl Lagerfeld : "Ce que j'aime, c'est imaginer le monde de ma fenêtre"
Par Antoine Lachand, Pierre Ropert, Camille BichlerDisparition. Ce 19 février est mort le plus allemand des couturiers français, Karl Lagerfeld. Génial et "people", toujours derrière ses lunettes noires, réécoutez-le dans quelques archives de France Culture, de 1959 à 1988, racontant par exemple la naissance de sa vocation, ou livrant sa définition du "chic".
Il avait quitté son Allemagne natale pour devenir l’un des plus grands couturiers de la deuxième moitié du XXe siècle. Directeur artistique de Chanel depuis 1982, il avait dépoussiéré la marque pour en faire la maison de couture française la plus renommée à travers le monde. Karl Lagerfeld est mort ce 19 février, à l’âge de 85 ans... Ou tout du moins est-ce ce que l'on croit. Comme pour préserver la part de mythe, le créateur a toujours entretenu le mystère autour de sa date de naissance évoquant tour à tour 1933, 1935 ou encore 1938…
Une vie de mode
Né à Hambourg, en Allemagne, Karl Lagerfeld grandit au sein d’une famille bourgeoise. Son père, d’origine suédoise, est un représentant de commerce qui fait fortune grâce à l’importation de lait concentré. Sa mère est musicienne, passionnée de haute couture. Alors qu’il est encore à l’école primaire, le petit Karl demande à sa mère de lui payer des cours de piano. Elle choisit finalement le dessin pour son fils unique. En 1949, c’est la révélation : sa mère l’emmène assister à un défilé Dior, à Paris. Il découvre alors les jupes corolles, les robes bustiers et les tissus fleuris de Christian Dior. Le jeune Karl n’est encore qu’un petit garçon, mais il l’a décidé : il deviendra couturier.
En 1952, il plie bagage et part s’installer à Paris, capitale de la mode, avec sa mère. En 1954, après avoir fini le lycée, il remporte le concours organisé par le Secrétariat international de la laine, dans la catégorie "manteau". À ses côtés sur le podium, son futur rival, Yves Saint-Laurent, qui a gagné un prix dans la catégorie "robe". Qu’importe, c’est le début de la gloire pour le jeune Allemand. Très vite, de grandes maisons de couture lui ouvrent leurs portes. Il commence sa carrière en 1955 chez Pierre Balmain, membre du jury, qui a repéré le génie de son coup de crayon, avant de rejoindre en 1959 la maison du couturier Jean Patou. En 1963, il innove en créant la première ligne de prêt-à-porter et d’accessoires de la maison Chloé. Il imagine alors de longues jupes vaporeuses, qui sont encore aujourd'hui des pièces phares de la maison de couture. Et en 1965 démarre sa collaboration incroyablement longue, jusqu'à aujourd'hui, avec la maison italienne "Fendi" dont il a créé le logo et plusieurs manteaux de fourrure, emblème de la marque.
C'est en 1982 qu'il prend les commandes d'une marque française patrimoniale à laquelle son nom restera associé pour toujours, Chanel. Les propriétaires Alain et Gérard Wertheimer le sollicitent en effet alors que la maison de couture frôle la fermeture. Sa mission : dépoussiérer et moderniser cette institution française qui, avec ses tailleurs en tweed et ses colliers de perles, s’est beaucoup embourgeoisée. Pour son premier défilé, il raccourcit les jupes de tailleurs, et remplace les cravates - signatures de Mademoiselle Coco - par des foulards. "J’ai gardé l’esprit Chanel, mais je lui ai donné un petit côté up to date", déclare-t-il aux journalistes, à la fin du défilé en 1983. Pour redonner à Chanel ses lettres de noblesses, il organise des défilés pharaoniques au Grand Palais, et choisit des égéries mondialement connues : le mannequin Inès de la Fressange, la chanteuse Vanessa Paradis ou encore l'actrice Keira Knightley. Photographe, il signe également plusieurs campagnes de publicité pour la marque sur laquelle il a régné seul pendant 37 ans et qui, sous son égide, est devenu un des empires les plus rentables de la mode.
Les débuts du créateur
En 1959, jeune créateur qui vient de prendre les rênes de la maison Patou, on le retrouve au micro de la Radiodiffusion française où il donne, déjà, une certaine définition du "chic" :
Interview de Karl Lagerfeld, modéliste chez Jean Patou (25/02/1959)
2 min
S'exprimer par le vêtement
Bien plus tard, en 1980, pour ouvrir une série d'émissions des Nuits magnétiques consacrée à la mode, Karl Lagerfeld se racontait plus longuement dans une émission "branchée" (place au tutoiement). Au micro du journaliste Alain Pacadis, icône du Palace, l'échange est informel et convoque des souvenirs avec Andy Warhol, des phrases définitives "Les choses les plus arrière-garde, à un moment donné, redeviendront avant-garde", ou son admiration revendiquée pour l'art du XVIIIe siècle français :
Le Monde de la mode (Nuits magnétiques, 10/11/1980)
34 min
Je me suis intéressé aux vêtements avant même que je sache que ça s’appelle mode. Enfant, je regardais ce que portaient les autres, je me souviens très très bien de ce que je voulais porter, de ce que je n’aimais pas porter quand j’étais enfant, de ce que je voulais mettre et pas qu’on me mette. Ce sont des souvenirs très précis. Et j’ai commencé à faire des illustrations… Il paraît que je dessinais très très bien et un jour ma mère est allée voir le directeur des Beaux-arts de Hambourg en lui demandant si je ne pouvais pas prendre des cours avant. Mais je n’avais que 10 ou 12 ans à l’époque. Et il a dit : "Vous savez votre fils, l’art il n’en a rien à foutre, lui ce qui l’intéresse c’est les costumes…". Finalement je me suis aperçu que cet homme avait raison, (...) j’imagine que ma façon de m’exprimer c’est le vêtement.
Je travaille par instinct, mon moyen d’expression c’est le vêtement, ça n’est pas le bagout. La mode, c’est une chose d’un opportunisme enragé.
J’ai toujours peur de parler de ce que je suis en train de faire parce que j’ai entendu tellement d’interviews de stylistes, de couturiers, où ils parlent d’une révolution, du changement de ceci, de cela, du retour de la féminité - comme si elle n’était jamais partie. Et après on voit la même robe. Certains sont mêmes particulièrement spécialisés dans ce genre de discours et après on voit toujours la même robe. (...) C’est ça que je trouve passionnant dans la mode : c’est de changer avec l’époque. Moi je ne fais pas la même robe qu’il y a 10 ans, et après tout je n’ai pas non plus la même gueule que j’avais il y a 10 ans. Les gens qui ont toujours le même style sous prétexte que c’est leur style je trouve ça la chose la plus desséchante et la plus ennuyeuse de la Terre.
J’aime les choses très spontanées, très improvisées. Les mannequins ne voient jamais les robes avant les défilés, ça tue la spontanéité. Et même les accessoires, l’esprit final... j’ai une vague idée dans la tête, j’improvise en trois secondes, j'adapte à la personnalité de chaque fille à la dernière seconde. Des fois, je le fais d’avance comme une répétition et le lendemain je n'en ai plus envie. C’est assez dangereux, parce qu’on peut faire avec une très bonne collection un mauvais défilé, et avec une collection très moyenne un bon défilé. Ça dépend de l’inspiration du moment, de l’ambiance.
J’aime bien les gens qui vivent pour moi. Dans la mesure où ils me racontent, j’imagine ce que c’est et c’est finalement plus créatif que si j’y allais moi-même. Moi ce que j’aime c’est imaginer le monde de ma fenêtre. Ce n’est pas la chose qui m’intéresse mais l’idée que je me fais de la chose. Si je vois une chose précise, bon, elle est telle qu’elle est, mais si je la vois quand on me la décrit, j’imagine une chose qui devient une sorte de création, parce que c’est l’idée d’une chose existante.
Mémoire optique
En 1988, il visite une exposition sur la photo de mode intitulée Créateurs de mode, créateurs d'images : il y commente au micro les photographies d'Henry Clarke ou de Cecil Beaton, et se rappelle les mannequins qu'il voyait et admirait pendant son enfance :
Créateurs de mode, créateurs d’images (Cote d’amour, 07/11/1988)
1h 17
Je suis arrivé à Paris pour aller à l’école en 1952, j’avais 14 ans, et Paris était une ville qui n’a rien à voir avec Paris d’aujourd’hui. C’était gris et sombre, je trouvais ça même triste et un peu sale, mais je me suis dit : “C'est ça que tu as voulu, pas de marche arrière, allons-y”. Ça avait vraiment une magie comme dans les films français d’avant-guerre ou ceux dans les années 40, et même dans les photos de mode !
Raconter l'esprit d'une époque
On sait enfin la grande curiosité de Karl Lagerfeld pour l'histoire. Ainsi, en 1986, il racontait comment, à force de lire ses lettres, il était devenu à la longue une sorte de "faux spécialiste de la Palatine", du nom de cette princesse née à Heidelberg en Allemagne qui épousa Philippe d'Orléans, frère de Louis XIV. Il dit d'elle que c'était "une hypocrite de première", mais loue dans le même temps l'incroyable énergie de cette époque, la fin du XVIIe siècle :
La Nuit et le moment (Nuits magnétiques, 07/02/1986)
28 min
Je me suis intéressé à la Palatine tout à fait par hasard, j’ai trouvé quand j’étais encore enfant, dans un grenier, un livre qui avait été édité en 1913 en Allemagne avec presque toutes les lettres de la princesse Palatine écrites en allemand, (...) et la grammaire était restée dans l’allemand du XVIIe siècle, c’était presque une autre langue.
Je ne sais pas pourquoi, ça m’a fasciné à tel point que j’ai appris cette langue et pour embêter les professeurs à l’école, j’écrivais mes compositions en allemand du XVIIe. Ce qui provoquait la colère de ma mère et elle me giflait car elle trouvait ça absolument insupportable de construire ses phrases comme ça, de parler comme ça, de n’employer que des expressions de cette époque-là, mais j’ai fait ça pendant au moins 2 ou 3 ans.
La sophistication c’est une chose, mais l’idée qu’on s’en fait, je pense que pour nos critères d’aujourd’hui rien de tout ça n’était très sophistiqué et dans un autre sens c’était cent fois plus sophistiqué que nous. Il ne faut jamais regarder en arrière avec nos yeux à nous ou nos critères à nous.