Le regard de l'autre | Après vingt ans de conflit, les États-Unis s’apprêtent à retirer définitivement cet été leurs troupes d’Afghanistan. Les talibans, avec lesquels les États-Unis se sont résolus à négocier, n’ont cessé de progresser militairement dans le pays ces derniers mois. Prêts à reprendre le pouvoir.
Le retrait des soldats américains d'Afghanistan pourrait s’opérer dès juillet, et doit être, en tout état de cause, achevé en septembre. Le conflit a fait 160 000 morts, essentiellement côté afghan. À peu près 4 000 morts côté américain, entre les militaires et les civils sous contrat de sécurité. Le coût financier en vingt ans est gigantesque pour les États-Unis : 1 000 milliards de dollars.
Tout cela pour finir par un retrait qui est un constat d’échec pour Washington. Et qui pourrait précipiter le retour des talibans au pouvoir à Kaboul. Depuis début mai, ils ont lancé plusieurs offensives de taille dans les zones rurales et affirment avoir pris le contrôle de 87 des plus de 400 districts afghans. Nombre de leurs affirmations sont toutefois contestées par le gouvernement et difficiles à vérifier de manière indépendante.
Ce mouvement religieux, qui a déjà dirigé le pays à la fin des années 90, entend restaurer en Afghanistan la charia et un régime islamiste. Il se voit comme la plus légitime et la plus structurée des organisations politiques et militaires du pays.
Analyse en six points clés pour " Le regard de l'autre" : géographie, Histoire, droit, économie et psychologie et sociologie.
La géographie
L’Afghanistan, 657 000 km2, un peu plus grand que la France, est un pays enclavé, sans accès à la mer. C’est un paramètre important : il y a une forme de repli sur soi-même.
Le pays est pris entre l’Iran à l’Ouest, le Pakistan à l’Est, et les Républiques d’Asie Centrale au Nord, Turkménistan, Ouzbékistan, Tadjikistan.
C’est un pays enclavé mais c’est aussi une plaque tournante géopolitique entre l’Orient et l’Occident, un point de passage important depuis la période de la route de la Soie. Il a donc toujours suscité des convoitises.
Montagneux à l’Est et au Nord, désertique au Sud, l’Afghanistan compte 37 millions d’habitants et c’est une mosaïque ethnique, dont la structure sociale repose sur des identités fortes et une logique tribale. Un paramètre majeur pour comprendre le pays.
Les chefs de tribus négocient souvent avec le plus offrant pour assurer la sécurité de leur communauté.
Les Pachtounes, avec lesquels les liens des talibans sont les plus forts, sont le premier groupe ethnique : plus de 40% de la population. Ils sont musulmans sunnites. Mais le pays compte aussi des Tadjiks, des Ouzbeks, des Chiites Hazaras.
C’est aussi un pays jeune : la moitié de la population a moins de 20 ans et a donc toujours connu la présence américaine.
Aujourd’hui, il y a plusieurs Afghanistan.
La capitale Kaboul, ultra sécurisée, où se trouve le pouvoir officiel civil installé par la communauté internationale. La liberté y est plus grande, la modernité technologique plus développée.
Les zones rurales, notamment la région de Helmand, sont en très grande partie contrôlées par les talibans. Depuis début mai, ils ont lancé une nouvelle offensive qui leur a permis de prendre le contrôle de 30 districts supplémentaires sur les 400 que compte le pays.
Et puis les talibans ont, de longue date, une base arrière : au Pakistan, de l’autre côté de la frontière, dans les zones dites "tribales" ; où l’armée pakistanaise les a laissés prospérer.
L'Histoire
L’Afghanistan a été surnommée "le cimetière des empires". Et les talibans se voient comme les héritiers de cette traditionnelle capacité de résistance aux occupants.
Au fil des siècles, les Perses, les Grecs, les Moghols, les Britanniques s’y sont cassés les dents. Puis dans les années 1980, c’est l’Union soviétique qui a fini par battre en retrait. Il s’en suit une guerre civile, soldée par la victoire des talibans, ces "étudiants en religion" (c’est le sens de leur nom) formés dans les écoles coraniques du Pakistan. En 1996, ils instaurent un régime islamique dans le pays et abritent alors les bases arrière d’Al Qaida.
C’est pour cette raison qu’en 2001, après les attentats du 11 septembre, les États-Unis, en représailles interviennent en Afghanistan. L’armée américaine l’emporte rapidement, mais son objectif se limite à Al Qaida. Les talibans ne sont qu’un sujet annexe.
Washington signe un succès militaire. Mais derrière va rater la paix.
Vingt ans de présence internationale pour un échec. Les talibans reconstituent leurs forces au Pakistan. Les États-Unis passent des accords sur le sol afghan avec des chefs tribaux souvent corrompus. Le pouvoir civil installé à Kaboul ne parvient pas à s’imposer.
Les années passent, les États-Unis s’engagent ailleurs, notamment en Irak.
Les talibans repartent à l’offensive et reprennent le contrôle d’une grande partie du pays, tout en engageant au Qatar des négociations un peu factices avec les États-Unis.
Aujourd’hui, ils ne cachent pas leurs intentions : ils attendent leur heure, le retrait américain, pour mieux reprendre le pouvoir à Kaboul, fut-ce par la force. Ils se sentent supérieures à l’armée afghane, souvent mal formée et mal équipée.
Le droit
Les talibans ont une position juridique simple :
1. Nous sommes chez nous / 2. Nous sommes cohérents
D’abord, ils se voient, non sans raison, comme un mouvement de résistance nationale.
Contrairement aux organisations djihadistes type Al Qaida, qu’ils ont aidé et abrité, les Talibans n’ont jamais cherché à attaquer le monde extérieur. Leur seul objet de lutte : c’est l’Afghanistan.
Et ils se perçoivent comme le mouvement politique afghan le plus légitime, le moins corrompu. Moins corrompu que les chefs de guerre tribaux, moins corrompu que les pouvoirs civils installés à Kaboul par les États-Unis et la communauté internationale.
Ensuite, comme tous les mouvements islamistes, ils sont porteurs d’une vision structurée de la société. Une vision archaïque et rétrograde notamment pour les droits des femmes.
Mais une vision cohérente avec elle-même : la loi de Dieu prime, la Charia est la loi fondamentale. Et tout est structuré en fonction, notamment leur système judiciaire, à certains égards plus fiable que celui mis en place par Kaboul.
Enfin, leur légitimité juridique a été renforcée par les États-Unis eux-mêmes. Dès l’instant où Washington a cherché à négocier directement avec eux ces dernières années, avec les embryons d’accords de Doha, au Qatar, en 2020.
L'économie
Les talibans contrôlent une grande partie de l’économie du pays. Une économie essentiellement agricole.
Cela implique aussi le contrôle d’une part essentielle de la production du pavot, et donc de l’opium. L’Afghanistan est de loin le premier fournisseur mondial d’opium. C’est une ressource majeure pour une partie importante de la population.
Cela dit, la position des talibans sur le sujet est ambigüe. Au départ, quand ils ont pris le pouvoir au milieu des années 90, leur chef, le mollah Omar entendait éradiquer la culture de l’opium.
Mais depuis vingt ans, la culture du pavot est repartie en forte hausse, aussi bien dans les zones sous contrôle du pouvoir de Kaboul, que dans les zones sous contrôle du mouvement islamiste. Tout le monde a fermé les yeux.
Le narcotrafic profite à de nombreux dirigeants politiques, de tous bords.
Aujourd’hui, le budget de fonctionnement des talibans tient sans doute pour moitié à la production d’opioïdes, surtout par prélèvement de taxes sur la production.
La légitimité des talibans sur les questions économiques tient aussi, par effet de contraste, à l’échec des gouvernements civils de Kaboul sur ces sujets.
Plus de la moitié de la population vit sous le seuil de pauvreté. Et cela s’est détérioré depuis vingt ans.
Enfin dernier point, les talibans n’ont aucunement l’intention de couper les ponts avec l’étranger du point de vue économique.
Ils sont prosaïques : ils savent que les dépenses publiques du pays sont tributaires à 75% de l’aide extérieure. C’est d’ailleurs le seul vrai levier, le seul vrai moyen de pression sur eux.
Sociologie et psychologie
Les dirigeants talibans, notamment leur chef principal Hibatullah Akhundzada, se considèrent comme les plus légitimes et les moins corrompus des dirigeants politiques afghans.
Ils sont donc décidés à reprendre le contrôle du pays après le retrait américain.
Ils conservent le soutien du puissant réseau Haqqani basé au Pakistan et conservent aussi es liens avec les djihadistes d’Al Qaida, des liens qui sont parfois très personnels, familiaux.
Le risque est donc élevé de voir l’Afghanistan redevenir un pays d’accueil pour les djihadistes.
En revanche, les talibans sont en rivalité avec le groupe État Islamique, moins implanté mais présent dans la province afghane du Khorasan.
La population afghane entretient une relation complexe avec les talibans.
En milieu urbain, en particulier à Kaboul, ils sont perçus comme une menace pour les libertés, en particulier pour les femmes. De la même manière, les minorités ethniques, chiites, ouzbeks, sont en opposition au sunnisme radical des talibans.
En milieu rural en revanche, ils apparaissent aux yeux de beaucoup comme un gage de sécurité et de stabilité après des décennies de guerre, une organisation susceptible de structurer la société, d’administrer la justice et le droit civil, de gérer les hôpitaux et les écoles, de lutter contre la pauvreté endémique.
Bref, les talibans, loin d’avoir été défaits par vingt ans de présence américaine, sont à nouveau aux portes du pouvoir en Afghanistan.
Avec la collaboration d'Éric Chaverou et de Chadi Romanos
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