Beaucoup d'observateurs, en Allemagne, s'inquiètent de la situation sociale de leur pays.
Pour conclure cette série de chroniques consacrées aux relations franco-allemandes, inspirées pour la plupart d’entre elles par le livre « Ennemis héréditaires ? Un dialogue franco-allemand » co-signé par Hélène Miard-Delacroix (France) et Andreas Wirsching (Allemagne), je vous propose de nous éloigner de l’histoire croisée de nos deux pays, pour aller voir du côté de l’histoire du temps présent, celle de l’Allemagne d’aujourd’hui.
Le modèle allemand, admiré à l'étranger pour sa capacité à encaisser les chocs.
Sur le site Project Syndicate, Helmut K. Anheier analyse quatre parutions récentes en Allemagne. Il observe d’entrée le décalage qui existe entre l’appréciation, généralement admirative, des étrangers et l’inquiétude des Allemands eux-mêmes quant à l’avenir de leur pays. Par comparaison avec l’irresponsabilité et à l’incompétence des dirigeants populistes (Trump, Boris Johnson, etc.), la chancelière allemande a démontré, face à l’épidémie en cours, la supériorité du modèle allemand.
Ce pays disposait, sur le plan économique, des immenses moyens financiers que lui assurent, depuis des années, des budgets publics légèrement excédentaires. Grâce à son haut niveau de préparation, il a su affronter la crise sanitaire dans une situation autrement moins préoccupante que celle de ses voisins du Sud, comme la France…
Le stimulus financier consenti par le gouvernement fédéral aux salariés confinés et aux technologies de demain (Intelligence Artificielle, 5G, moteur à hydrogène, etc.) est sans équivalent en Europe. Et son financement est sain. La signature de l’Allemagne demeurerait fiable sur les marchés financiers, même sans les « mesures non conventionnelles » d’une BCE rachetant les dettes publiques...
Mais le gouvernement allemand donne cependant l’impression de ne pas réagir avec la promptitude suffisante à d’autres défis, notamment géopolitiques, auxquels est exposée l’Europe : expansion turque, provocations russes, retrait des Américains, migrations… Cela alimente le doute des Allemands sur la solidité de leur modèle. A droite, comme à gauche.
Le "miracle économique" d'après-guerre, un conte de fées ?
Ainsi, Ulrike Herrmann dans Deutschland, ein Wirtschaftsmärchen, remet en cause toute l’histoire économique de la République, en s’attaquant à l’héritage du « père du miracle économique » d’après-guerre, Ludwig Erhard, dont la mémoire demeure très populaire en Allemagne. Pour cette journaliste de gauche, le Wirtschaftswunder (miracle économique) lui-même serait un « conte de fée économique », un mirage. La prospérité retrouvée dès les années soixante devrait bien davantage à l’aide américaine et au corporatisme social qu’à « l’ordo-libéralisme » prôné par Erhard. Les Allemands de l’Ouest auraient surtout eu de la chance...
L’ennui, pour elle, c’est que cette légende obscurcit la perception qu’ont les Allemands de leur réalité présente. Elle explique l’obsession allemande de combattre prioritairement l’inflation, leur prudence en matière de programmes sociaux, le choix d’une croissance alimentée par les exportations.
Les Allemands se bercent d’illusions : l’Union européenne n’est pas le boulet que doit traîner l’Allemagne. Au contraire, l’UE demeure le principal marché pour la machine exportatrice allemande (59 % du total), loin devant les Etats-Unis (9 %) et la Chine (7 %). C’est son intégration dans l’UE qui explique la prospérité allemande.
Feu sur Gerhard Schröder !
Christoph Butterwegge, qui vient de publier Die Zerrissene Republik est un universitaire qui s’est lancé dans la vie politique. Longtemps militant du SPD, il a rompu avec le parti social-démocrate pour s’engager aux côtés de la gauche radicale. Il a été le candidat du parti Die Linke à la présidence fédérale de la République en 2017, lors de l’élection de Frank-Walter Steinmeier (SPD).
Sans surprise, il se révèle un critique vigoureux des programmes de réformes du marché du travail menées par le chancelier Gerhard Schröder.
Il admet que ces réformes ont permis de combattre efficacement le chômage en Allemagne (il est difficile de le nier…), mais il fait remarquer qu’elles ont eu un coût social élevé. Il les rend responsables d’un niveau d’inégalités préoccupant dans un pays habitué à une forte cohésion sociale. Les réformes de Schröder ont provoqué la création d’un « précariat » de travailleurs sous-payés et subissant une grande insécurité.
La fin de la classe moyenne ?
Ce qui rejoint les analyses de Daniel Goffart, un journaliste économique réputé qui, dans Das Ende der Mittelschicht, met en garde contre l’érosion de la classe moyenne en Allemagne.
Comme dans les pays anglo-saxons, les revenus des 1% les plus riches n’ont cessé de s’envoler, tandis que ceux du milieu de l’échelle des revenus stagnaient. Il fait observer qu’il y a trente ans, une famille allemande des classes moyennes pouvait vivre correctement d’un seul salaire. Aujourd’hui, les femmes de ces milieux sont contraintes de travailler pour permettre d’assurer un revenu décent à leur famille.
Depuis les années 1980,comme la France, mais à un rythme plus lent, l’Allemagne a commencé à perdre des emplois bien payés dans l’industrie. Et les jobs apparus dans les services n’offrent ni le même niveau de rémunérations, ni les mêmes possibilités de promotion - caractéristiques de l'Allemagne où un ouvrier pouvait devenir cadre supérieur, sans être passé, dans sa jeunesse, par une de nos "grandes écoles".
Le numérique et la robotisation vont accélérer le processus. Certes, la structure des revenus en Allemagne aujourd'hui n'évoque pas encore le sablier, comme aux USA. Mais elle commence à ressembler à une poire : large vers le bas, resserrée au milieu... Et l’éclatement de la structure sociale, entre un petit nombre de personnes extrêmement qualifiées et très bien payées et, en bas de la pyramide, un nombre de plus en plus élevé de personnes précarisées dans les emplois de service, risque d'aggraver la polarisation politique qu’on constate déjà dans d’autres pays, comme les Etats-Unis.
Goffart préconise une riposte par la fiscalité.
En Allemagne, même les revenus les plus bas sont imposés à 14 %, tandis que les hauts revenus ne subissent les prélèvements maximaux à 42 % et 45 % qu’à partir, respectivement, de 56 000 et 265 000 euros annuels. Il faudrait augmenter ces deux derniers taux, en sachant qu’un tel alourdissement de la fiscalité ne pourrait conserver une réelle efficacité qu’à condition qu’il fasse l’objet d’un consensus européen. Sinon, les très hauts revenus émigreraient vers des pays plus laxistes.
La réunification, une réussite allemande.
Enfin, le livre de Edgar Wolfrum , Der Aufsteiger, permet de conclure cette chronique sur une note plus optimiste. Cet historien se penche sur la réunification des deux Allemagnes, séparées jusqu’en 1989 par un rideau de fer et des mitrailleuses automatiques destinées à empêcher les habitants de la RDA de fuir leur « paradis communiste »…
A rebours de Butterwegge, Wolfrum estime que les réformes Schröder ont été un très grand succès et qu’elles ont joué, dans l’histoire de l’Allemagne contemporaine, un rôle aussi bénéfique que le tournant impulsé par Willy Brandt dans le domaine des relations interallemandes. L'ex-RDA, cette ruine industrielle affreusement polluée, a bénéficié à l'époque d'énormes crédits d'infrastructure. Les Allemands des Länder de l'Est ne font plus figure de parents pauvres.
Pour l'heure, cependant Wolfrum déplore les hésitations de Merkel, son manque de vision à long terme, sa tendance à subir les événements plutôt qu’à les anticiper.
L'Allemagne en panne d'idées neuves ?
Beaucoup d’Allemands éprouvent en ce moment le sentiment que leur pays se contente de récolter les fruits d’heureuses décisions prises dans le passé. Mais que l’Allemagne est aujourd’hui en panne d’idées neuves.
Le blocage politique actuel, l’épuisement de la formule de Grande Coalition SPD, l’usure personnelle d’une chancelière au pouvoir depuis quinze ans inquiètent beaucoup d’observateurs. Pas seulement en Allemagne.