L'argent n'existe que parce que vous y croyez

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L'argent n'existe que parce que vous y croyez

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Les faux monnayeurs
Les faux monnayeurs
- Pexels/ Suzy Hazelwood

Repères. Voilà vingt ans que l'euro existe comme monnaie de banque ! Deux ans plus tard, on recevait les premières pièces et premiers billets de la monnaie unique européenne ; ce qu'on appelle la forme "fiduciaire", car basée sur la foi : l'argent n'a de valeur que parce que vous croyez en lui. Explications.

L'euro fête ses vingt ans ! Il a en effet été officiellement mis en usage sous sa forme scripturale - argent en chiffres, enregistré dans les banques - le 1er janvier 1999 ; et ce même s'il a fallu attendre 2001 pour que la monnaie européenne soit mise en circulation en monnaie papier et sonnante, sous sa forme fiduciaire. "Fidu... quoi ?" Issu du latin, "fiducia", signifiant "confiance", la valeur fiduciaire de la monnaie désigne le fait qu'elle repose sur la confiance qu'accorde le public à l'organisme qui l'émet ; ce qui permet que sa valeur intrinsèque (celle du papier par exemple, pour le billet, qui en soi ne vaut rien) soit inférieure à sa valeur nominale (économique). 

En juillet 1977 sur France Culture, dans une"Matinée de l'inactuel", l'écrivain, philosophe et historien des religions Elémire Zolla, à travers des références historiques, mythologiques et littéraires, démontrait le fondement fiduciaire de la monnaie, permettant d'appréhender au mieux cette notion de foi dans l'argent, initialement liée au divin.

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Elémire Zolla sur la valeur fiduciaire de l'argent_Matinée de l'inactuel, 5 juillet 1977

49 min

"La force de l’or ce n’est pas l’or visible", commençait à rappeler l'écrivain Elémire Zolla en début d'émission : "Comme dit Dante dans 'Le Banquet', on doit bien disposer la matière pour que la forme de l’or s’y imprime. On n’a qu’à bien disposer la matière de l'imagination humaine pour qu’elle imprime la forme de la monnaie sur quoi que ce soit."

"La monnaie ne vaudrait rien si les banquiers n’avaient accès à l’imagination des foules."

Dans cette émission, Elémire Zolla demandait à son auditeur un effort d'imagination pour bien illustrer l'abstraction du concept de valeur : "Imaginez que les œuvres d’art soient toutes rendues à l’expert qui les a reconnues comme telles, et le marché cesse d’exister. Mais on crée un marché en feignant qu’il existe. Il suffit que peu de gens déclarent qu’ils ont foi dans n’importe quoi qui lui donne la valeur de monnaie et voilà que la foi produit la foi ; et une chose quelconque devient de la monnaie".
Le fonctionnement est le même concernant les banques, et ce depuis l'Antiquité, les premières banques ayant été les temples (les premiers banquiers furent sans doute des prêtres grecs de Delphes, d'Ephèse...)  comme le soulignait Elémire Zolla : 

Les banques ont une richesse basée exclusivement sur le crédit qu’elles suscitent, sur la révérence envers la banque, et économiquement elle dépend du fait qu’il n’y aura qu’un petit pourcentage de clients qui retireront l’argent de la banque. Si on le retire, on fait l’étrange découverte que la banque n’a pas d’argent, matériellement, mais elle le produit. C’est la foi dans la banque qui fait qu’elles produisent l’argent, donc la monnaie est faite de foi et c’est naturel qu’elle porte les emblèmes de la foi : le visage du dieu, la tribu du dieu. 

L'argent et son lien avec le divin

Denier d'argent à l'effigie de Junon Moneta
Denier d'argent à l'effigie de Junon Moneta
- Wikipédia

"L’homme commun ne pourra jamais saisir le mystère de la monnaie parce qu’il ne croit pas à la puissance absolue de la foi", estimait encore l'écrivain sur France Culture ; le paradoxe étant que l'invention de la monnaie d'échange a été tributaire de cette notion clé de croyance, et que le substrat initial de l'argent est... divin, cosmique :

On voit que les banques de la Mésopotamie ancienne, les confréries sacerdotales, avaient établi les relations entre l’or et l’argent selon la symbolique, c’est à dire que l’or représente le Soleil, et l’argent la Lune. Puisque l’or-Soleil tourne autour de la Terre en 365 jours, et l’argent-Lune emploie seulement 28 jours, on divisera 365 par 28 et on obtiendra 13,5. C’est très exactement la relation entre l’or et l'argent en Mésopotamie. Les relations de valeurs étaient établies en fonction des règles cosmiques. Elles devaient symboliser le rythme du ciel. 

D'ailleurs, pour l'écrivain, il n'était pas anodin que les premières monnaies antiques aient toujours porté le symbole ou la représentation du dieu de la ville :

A Rome sur le Capitole, près du temple de Jupiter, se levait le temple de Junon Moneta. Peut être parce que la première monnaie romaine, de cuivre, représentait la féminité, donnait la lumière aux autres métaux. Moneta, se traduit en grec en "Mnemosyne", "mémoire", c’est-à-dire que la monnaie est la mémoire de quelque chose.  Mnemosyne était la mère des Muses. Les oies étaient les animaux sacrés de Junon Moneta. 

L'oie, comme personnification de la valeur fiduciaire

"L'oie qui pondait des œufs d'or", illustration d'une fable d'Ésope par Milo Winter, extraite de Æsop for Children. Le motif de la « poule » aux œufs d'or est repris dans le conte "Jack et le Haricot magique".
"L'oie qui pondait des œufs d'or", illustration d'une fable d'Ésope par Milo Winter, extraite de Æsop for Children. Le motif de la « poule » aux œufs d'or est repris dans le conte "Jack et le Haricot magique".
- Domaine public/ Wikipédia

Nous trouvons dans plusieurs systèmes mythologiques l’oie comme animal qui représente la monnaie, la valeur, expliquait encore Elémire Zolla, pour qui l'histoire des oies du capitole illustrait une tentative des Gaulois de renverser la valeur de la monnaie romaine. On trouvait aussi ces palmipèdes dans les lacs sacrés de Delos, l’île des banques grecques :

Les oies, selon 'Le Livre de la sagesse d'Aménémopé', un texte égyptien, ont la possibilité de vivre sur la terre, dans l’eau et dans l’air. Elles représentent donc un élément qui circule partout. C’est le caractère fondamental de la monnaie, c’est à dire sa possibilité de circuler partout. 

Selon l'écrivain, la présence de cet animal dans les contes et les fables rappelle bien souvent la dimension fiduciaire de l'argent :

Nous pouvons expliquer la signification financière du conte de la reine Pédauque, c’est à dire “pied d’oie”, et aussi de la mère l’Oye. La version indienne nous dit qu’une femme avide avait une oie avec des plumes d’or. Elle décida de les arracher toutes, découvrit qu’elle n’avait rien obtenu… et l’oie était morte. Dans d’autres versions, l’oie n’offre pas des plumes, mais donne des œufs d’or. Son maître décide de la tuer car il croit qu’il atteindra la source même de la richesse. Ce sont des allégories assez claires de la nature de la banque. 

Tribus amérindiennes : l'exemple des talismans comme monnaie fiduciaire

Fin connaisseur de la mystique, Elémire Zolla prenait dans cette émission l'exemple de la naissance de l'argent dans les tribus amérindiennes, premières occupantes du continent américain. Il rappelait d'abord que pour les Amérindiens, la valeur ultime était la vision : 

On est homme dans la mesure où on a eu une vision et pour l’obtenir on est prêt à tout sacrifier : on se retire dans la solitude, on s’abstient de manger, et on s’inflige des douleurs jusqu’à ce que survienne la visitation de l’ange. [...] L’ange, en forme de bête, ou de tonnerre, ou de nuage, donne une chanson secrète qu’on peut chanter pour se mettre dans la disposition d’âme de celui qui regarde un danger mortel avec un calme parfait.

Pour que les esprits se manifestent à eux, ou pour simplement pouvoir se procurer des talismans, considérés comme une trace matérielle de ce qu'il se passait dans l'Au-Delà, ils étaient prêts à sacrifier de nombreux biens, expliquait Elémire Zolla, ce qui a donné lieu à l'invention d'une monnaie d'échange. Un phénomène qui illustre parfaitement concrètement la notion de valeur "fiduciaire". La valeur symbolique du talisman se monnaye à prix fort, car on croit mordicus en elle : 

Ces objets peuvent être vendus, donnés en échange. La monnaie naît lorsqu’un temple fournit en série ces talismans… [...] En soi et pour soi, ces talismans n’ont aucune valeur, mais ils représentent une valeur en soi, et pour soi. La monnaie, c’est le talisman. En allemand, monnaie, c’est "geld", c’est la même racine qui donne le mot signifiant le sacrifice divin, ou la confrérie, la guilde, la confrérie sacerdotale. On voit par cette étymologie s’établir ce nexus entre talisman et monnaie.

Aujourd'hui, si notre système financier est toujours fondé sur la foi, le divin semble n'avoir plus vraiment droit de cité en matière de monnaie. Les effigies des pièces et des billets célèbrent maintenant principalement l'architecture européenne. Pourtant, si vous attrapez un billet dans votre porte-feuille et observez bien les filigranes argentés, à droite - qui servent à augmenter le niveau de sécurité -, vous observerez le visage d'une divinité rescapée : celui d'Europe, dont le modèle provient d’un vase antique en céramique du IVe siècle avant Jésus-Christ.

 Le portrait de la déesse Europe, tel qu'il apparaît sur les billets de banque en euros
Le portrait de la déesse Europe, tel qu'il apparaît sur les billets de banque en euros
- Reinhold Gerstetter/ ECB decisions ECB/2003/4 and ECB/2003/5, Wikipédia