L'aventure du détecteur de mensonge ou notre fantasme de la vérité
Par Pauline Petit
Et s'il était possible de repérer à coup sûr les menteurs ? Mieux, de trouver dans le cerveau la "zone des mensonges" ? Des premiers polygraphes aux techniques d'imagerie cérébrale par résonance magnétique, l'humain a cherché à déceler une vérité toujours considérée comme cachée.
Les mains tremblantes, son cœur s'emballe tandis qu'une goutte de sueur coule le long de sa tempe. Le prévenu est-il en train de couvrir son crime ou désespère-t-il qu'on reconnaisse enfin son innocence ? Ment-il ou dit-il la vérité ? Atteindre le vrai en décelant dans les réactions du corps les indices qui trahissent le mensonge, voilà un vieux rêve. On dit qu'au Moyen Âge, les juges utilisaient de la farine pour repérer les menteurs : lorsque la bouche de l'accusé était sèche après qu'il en a avalé, on interprétait cela comme un effet de la peur et donc, un signe de sa culpabilité. Prenant toujours le corps comme carte à déchiffrer, les techniques pour démêler le vrai du faux se sont complexifiées jusqu'à la création du fameux "détecteur de mensonge".
Bien que son efficacité ait été remise en cause, cela n'a pas véritablement entaché la popularité de l'appareil. Comment l'expliquer ? Des rayons du magasin de jouets aux prétoires des tribunaux, le détecteur de mensonge incarne notre désir prométhéen d'accéder à la connaissance du vrai, en défiant la parole fallacieuse et les apparences trompeuses. Du premier polygraphe aux imageries cérébrales, ces technologies au service de la "vérité" disent beaucoup de la conception qu'on s'en fait : le mensonge serait mesurable et le vrai, toujours caché…
Le polygraphe, un objet centenaire
Dès ses origines, le détecteur de mensonge a quelque chose de fantastique. C'est en effet au créateur de la super-héroïne Wonder Woman, William Moulton Marston, que l'on doit la création du test de la pression sanguine lors de la contraction du cœur, dispositif essentiel du détecteur. Mais c'est un jeune étudiant canadien en médecine, John Augustus Larson, qui met au point le premier détecteur de mensonge en tant que tel, en 1921. A l'outil de mesure de la pression sanguine, il ajoute ceux de la fréquence respiratoire et du rythme cardiaque. Le "polygraphe" était né : une machine capable d'enregistrer, en continu, différentes réponses physiologiques d'un individu sur un tambour rotatif de papier fumé. Afin de tester son invention, John Larson s'engage dans l'unité dédiée aux enquêtes criminelles de la police de Berkeley ; les interrogatoires se font désormais sous les bips du polygraphe.
Son principe est simple. Grâce à des capteurs sensoriels placés sur le corps de la personne interrogée, l'instrument enregistre les modifications physiques qui se manifestent sous le coup de l'émotion : changement du rythme cardiaque, variation des mouvements respiratoires et musculaires, mais aussi du flux sanguin ou des réactions électrodermales. Deux méthodes accompagnent généralement son maniement : le "control question test" et le "guilty knowledge test". Le premier consiste à poser une question neutre au suspect puis une seconde qui concerne le point au sujet duquel on soupçonne l'individu de mentir. Selon l'autre test, on présente à l'interrogé un élément que seul le coupable peut connaître (la couleur de l'arme du crime par exemple). Adopté par les enquêteurs de police, l'instrument est toujours utilisé dans certains pays, notamment aux Etats-Unis, en Inde et au Japon.
Des machines efficaces… mais pas forcément pour déceler la "vérité"

Comment expliquer la popularité des détecteurs polygraphiques, dont témoignent autant les ventes de leur version gadget que le recours persistant à ces instruments dans certains recrutements gouvernementaux aux Etats-Unis, malgré leur discrédit scientifique ? Il y a deux ans, la revue New Scientist s'en inquiétait. Dans un article au titre éloquent - " La vérité sur les détecteurs de mensonges : ils ne fonctionnent pas et n’ont jamais fonctionné" -, elle évoquait un drame survenu dans une célèbre émission britannique dont le principe était de faire parler des personnes en conflit devant un public en les soumettant à un détecteur de mensonge. A la suite d'un épisode (jamais diffusé) au cours duquel un homme avait échoué au test destiné à découvrir s'il avait trompé sa conjointe, le participant s'est tué.
Dans les faits, et de l'aveu même de son créateur dit-on, le détecteur polygraphique n'est pas tout à fait fiable. En effet, les altérations physiques mesurées peuvent aussi bien résulter d'une action qu'on tenterait de dissimuler que d'un fait qui nous émeut. De nombreuses études ont permis de remettre l'efficacité du polygraphe : s'il détecte bien le stress d'une personne, le polygraphe n'a rien d'un filtre de vérité. Faire croire que le mensonge est décelable grâce à une machine, toute scientifique qu'elle soit, peut en revanche être un moyen de susciter l'aveu.
Se fier aveuglément au polygraphe, c'est d'abord croire que le mensonge entraîne une réaction émotionnelle mesurable : ce qui remonte à la surface du corps et dessine des vagues sur la machine, ce serait les secousses de la vérité ! Si cette technologie devait tenir un discours sur la vérité, sa thèse serait : le corps trahit l'esprit du menteur. Enchevêtrement de moniteurs, câbles et d’électrodes accrochés au bout des doigts, brassards pour mesurer la fréquence cardiaque, lacets pneumatiques autour de la poitrine et de l’estomac pour détecter les changements de respiration… tout se passe comme si le corps devait être pressé pour en extraire la vérité cachée ! C'est paradoxalement dans ce qu'il y a de plus instable et traditionnellement soupçonné d'être irraisonné qu'on la cherche : la manifestation des émotions.
La vérité sort de la bouche des neurones…

Puisque l'interprétation d'un pouls qui s'emballe peut être trompeuse, pourquoi ne pas laisser le "corps" pour la tête et sonder directement dans le siège des pensées : le cerveau. Dans les années 2000, le détecteur de mensonge change de forme grâce à l'imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf). Il s'agit cette fois d'observer ce qui se passe entre nos neurones.
Notre cerveau serait en effet plus susceptible de trahir un mensonge que nos mains moites. Dans une étude publiée en 2016 dans le Journal of Clinical Psychiatry, une équipe de neuroscientifiques a détecté les mensonges des participants avec 24% plus d'exactitude que celle des utilisateurs du polygraphe. "Les mesures du polygraphe reflètent l'activité complexe du système nerveux périphérique qui est représentée par quelques paramètres, tandis que l'IRMf permet de considérer des milliers d'entités cérébrales avec une plus grande résolution dans l'espace et le temps", explique l'un des auteurs.
L'imagerie par résonance magnétique (IRM) était déjà utilisée dans les prétoires de certains pays, mais il s'agissait jusqu'alors d'imagerie anatomique (IRM structurelle), soit une photographie du cerveau grâce à laquelle on peut vérifier s'il est atteint de lésions (une information qui peut potentiellement aider à interpréter les agissements d'un individu). L'enregistrement par imagerie fonctionnelle (IRMf) en revanche, permet de visualiser, "en direct", l'activité de nos neurones. Plus concrètement, l'IRMf mesure l'activité des aires du cerveau selon les changements locaux de flux sanguin. Puisque l'imagerie cérébrale montre des corrélations entre l'état mental d'un individu et l'activité cérébrale, l'idée est d'inverser le processus et d'inférer l’état mental à partir de l’activité cérébrale. D'après certaines études, lorsqu'on affabule, on engagerait des ressources plus importantes que lorsqu'on dit vrai et ce, dans des zones neuronales spécifiques.
Seulement, tout comme le polygraphe, l'interprétation des mesures de l'IRMf n'est pas parfaite puisqu'elles ne sont pas exclusives. Les aires neuronales identifiées comme étant celles du mensonge, peuvent s'activer à l'occasion de l'exécution d'autres tâches que celle de la formulation du mensonge. L'interprétation du scanner cérébral peut ainsi être elle-même trompeuse.
Une atteinte à la liberté de penser ?

Pouvoir pénétrer les esprits grâce à la technologie pour y retrouver la trace d’actes passés ou l'intention de mentir reste une idée séduisante pour la justice. L'imagerie cérébrale pourrait être un acteur essentiel de la quête de vérité qui se joue lors des procès. En 2008 en Inde, Aditi Sharma, une jeune femme soupçonnée d'avoir empoisonné son petit ami à l'arsenic été mise en examen pour meurtre. Elle fut soumise à un interrogatoire au cours duquel on lui fit écouter des phrases neutres ("le ciel est bleu"), d'autres liées à la version des faits reconstituée par les enquêteurs ("j'ai invité mon petit ami au restaurant", "j'ai acheté de l'arsenic", etc.), tandis que son activité cérébrale était enregistrée. Les experts mandatés en tirèrent la conclusion suivante : Aditi Sharma avait "une connaissance expérimentale" (et non simplement théorique) de l'acte d'empoisonner. Pour la première fois dans l'histoire de la justice, le test était reconnu comme une "preuve" recevable. Le juge, condamna la jeune femme à la prison à perpétuité, avant que la Haute Cour de Bombay ne la libère sous caution quelques mois plus tard pour vice de procédure.
"L'opinion générale des neuroscientifiques est de dire qu'il faut être extrêmement vigilant sur ces premiers recours à l'imagerie dans certains procès, notamment en Inde. Il est très difficile de faire de l'imagerie un instrument fiable pour dire si quelqu'un ment ou non, commentait le neurobiologiste et historien des sciences au CNRS Jean-Gaël Barbara, dans l'émission Science publique sur France Culture, en 2012.
Mais au-delà de la fiabilité de l'imagerie cérébrale, se pose la question de la légitimité de son utilisation au service de la justice. Peut-on condamner quelqu'un en raison d'une émotion ressentie ? Si l'on est responsable de ses actes, doit-il aussi répondre de ses pensées ? Dans quelle mesure une anomalie cérébrale dédouane-t-elle un criminel et le prive-t-elle réellement de son libre-arbitre ? La question de la responsabilité individuelle s'en trouve bouleversée ainsi que celle du "droit au silence puisque l’imagerie cérébrale pourrait devenir un moyen de provoquer l’aveu. De plus, le droit au silence dont dispose l’accusé (ou droit de se taire) implique également le droit de mentir", notent la docteure en droit Laura Pignatel et le neuroscientifique Olivier Oullier dans "Les neurosciences dans le droit" publié en 2014 dans la revue Cités :
Au-delà de la fiabilité de ces techniques, la question de la crédibilité scientifique à accorder à ces méthodes se pose également puisque l’imagerie cérébrale fonctionnelle donne une fausse illusion de pouvoir lire directement dans le cerveau. Le cerveau devient alors un terrain fertile pour trouver la vérité sur les faits. Laura Pignatel et Olivier Oullier
En 2011, la France était le premier pays à légiférer sur le recours à l'imagerie cérébrale lors des procès, dans le cadre la loi de bioéthique. Parmi les attentes de ce "neurodroit", pouvoir objectiver l'existence d'un préjudice ou d'un trouble neuropsychique, mais aussi révéler des prédispositions à la violence ou à la récidive. D'après l'article 16-14 du Code civil, ces données peuvent uniquement être recueillies avec le consentement de l'individu : "Les techniques d’imagerie cérébrale ne peuvent être employées qu’à des fins médicales ou de recherche scientifique, ou dans le cadre d’expertises judiciaires. Le consentement exprès de la personne doit être recueilli par écrit préalablement à la réalisation de l’examen, après qu’elle a été dûment informée de sa nature et de sa finalité. Le consentement mentionne la finalité de l’examen. Il est révocable sans forme et à tout moment".
Les techniques d'imagerie cérébrale sont ainsi considérées assez fiables pour être utilisées dans le cadre d'une expertise judiciaire, sans que ne soit d'ailleurs précisé s'il s'agit d'IRM anatomique ou fonctionnelle. Or, cela va à l'encontre de la position du Comité consultatif national d'éthique (CCNE) qui "demeure très défavorable, en l'état actuel des connaissances, à l'utilisation de l'IRM fonctionnelle dans le domaine judiciaire", d'après l'avis 129 paru en 2018. Jusqu'alors, un scanner cérébral n'a jamais été retenu comme preuve ou non-preuve de la culpabilité d'un prévenu lors d'un procès. En revanche, il a pu être accepté pour atténuer une peine.
Cette obscure zone du mensonge

Plus largement, ces technologies interrogent sur l'existence ou non d'un état de vérité et de mensonge dans le cerveau, que les neurosciences seraient à même de déceler. Vouloir faire du scanner un détecteur de mensonge imparable relève du fantasme quant au décodage de l'imagerie cérébrale. "Est-ce qu'on va arriver à lire dans nos pensées ? On en est très loin, expliquait à l'antenne de France Culture le neurobiologiste et membre de l'Académie des sciences Jean-Pierre Changeux, auteur de deux ouvrages importants sur le sujet : L'Homme neuronal (Fayard, 1983), et L'Homme de vérité (Odile Jacob, 2002). Mais il y a quand même des exemples assez spectaculaires, où lorsque le sujet pense à une flamme, on voit des neurones particuliers qui correspondent à cet objet de pensée. Il y a une possibilité à venir qu'il faut anticiper. Encore une fois, l'une de nos responsabilités éthiques, c'est de prévoir. Il faut être attentif : c'est une intrusion dans la vie privée de l'individu et éventuellement un contrôle, une manipulation de ses conduites."
Les sciences cognitives, secondées par le développement des méthodes d'imagerie cérébrale, ont permis d'accéder à "une étude objective des fonctions supérieures de notre cerveau, voire ouvrent une fenêtre sur notre subjectivité", note le neurobiologique. Les questions que posent les neurosciences sont soudain vertigineuses : à toute pensée correspond-il une image dans notre cerveau ? Quelle est notre part de déterminisme neurobiologique et notre part de libre-arbitre ? Quant au lieu de la vérité, il semble que la question reste du domaine de la philosophie plus que de l'interprétation de l'imagerie neuronale. "Certaines tentatives ont été faites pour voir si le sujet disait la vérité ou pas, observe Jean-Pierre Changeux. Mais ces données sont controversées." Selon lui, considérer l'imagerie neuronale comme un "sérum de vérité" est encore "un peu déplacé"...