L'entrée de Drieu la Rochelle en Pléiade fait débat

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L'entrée de Drieu la Rochelle en Pléiade fait débat

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Drieu dans la Pléiade
Drieu dans la Pléiade

**Drieu sur papier bible ! Le 20 avril, l'écrivain Pierre Drieu la Rochelle a fait une entrée remarquée et plutôt inattendue dans la Pléiade, ** **prestigieuse collection des éditions Gallimard. **

**Si d'aucuns s'étonnent que l'oeuvre d'un ancien collaborateur, antisémite notoire, soit l'objet d'une telle consécration, ils sont également quelques-uns à considérer que la valeur littéraire des écrits de Drieu ne la méritait pas. **

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Fallait-il donc le faire entrer dans la Pléiade ? **D'autant que, si le volume ne comprend pas le Journal 1939-1945 , dans lequel Drieu a tenu ses propos les plus sulfureux, il héberge néanmoins quelques textes contenant des morceaux d'anthologie antisémite et misogyne. Parmi eux, Gilles. **

Nous avons tenté de glaner des éléments de réponse auprès de Fabrice d'Almeida, historien, et de Jean-François Louette, directeur de publication de ce volume.

Drieu, du philosémite au collaborateur

Pierre Drieu la Rochelle
Pierre Drieu la Rochelle

On le sait peu : Drieu la Rochelle n'a pas toujours été antisémite. En 1922, il écrit notamment dans son essai, Mesure de la France : "Je te vois tirant et mourant derrière le tas de briques jeune Juif, comme tu donnes bien ton sang à notre patrie ". Et, comble du paradoxe : en 1933, l'écrivain est salué par la LICA (ancienne LICRA) pour ses prises de position, bien loin des théories racistes de l'époque.

En fait, c'est à partir de 1934 que tout bascule. Emmanuel Berl, à l'époque ami de Drieu, dira en 1956 : "L'antisémitisme l'avait pris, vers 1934, comme un diabète. ".

En février de cette année là, les ligues de droite et d'extrême droite s'insurgent et manifestent contre la révocation de Jean Chiappe, un préfet de police proche de l'Action française. Cela tourne à l'émeute et la répression policière fait plusieurs morts. Dans son roman, *Gilles * (1939), Drieu écrira à propos de ces événements : "La France recevait enfin la pesée de toute l'Europe, du monde entier en mouvement. "

C'est en 1934, toujours, que Drieu se laisse aller à une description raciste de Madame Pragen dans sa Comédie de Charleroi , lui prêtant les "signes juifs ": "sa nuque était un peu servile, ses hanches un peu relâchées ".

A la même époque enfin, il entreprend un voyage en Allemagne qui le marque fortement. A son retour, lui qui était proche du communisme se réclamera désormais du "socialisme fascisme ". Sa curieuse idéologie, pétrie de contradictions, l'amène à adhérer au Parti populaire français (PPF) en 1936. Peu après, Drieu écrit ses deux romans les plus importants avec Le Feu Follet (1931) : Rêveuse bourgeoisie (1937), puis Gilles , deux ans plus tard. La publication de cet ouvrage, dans lequel les Juifs sont dépeints de plus en plus négativement, coïncide avec son départ du PPF.

Sous l'Occupation, Drieu la Rochelle est nommé directeur de la NRF par l'ambassadeur nazi Otto Abetz. Il prône alors une politique de collaboration avec l'Allemagne, y voyant le moyen de contrer la "décadence matérialiste des societés modernes ", et de fédérer l'Europe.

Pendant les deux dernières années de sa vie (Drieu se suicide en mars 1945), l'écrivain revient un peu de ses désillusions : il se consacre à l'histoire des religions, reprend sa carte au PPF et se réclame du stalinisme.

Difficile de savoir dans le détail ce qui a amené l'écrivain à basculer idéologiquement au cours de son existence. Dans le* Journal* qu'il tient, de 1939 à 1945, il se fait l'auteur de lignes extrêmement sulfureuses à l'égard des Juifs : "Ils sont incorrigibles, indécrottables, pourris jusqu'à la moelle. Pas l'ombre de virilité dans ces esprits. * Et la victoire amènera le triomphe définitif de la pourriture.* "

Jean-François Louette, qui a dirigé la publication des oeuvres de Drieu en Pléiade, ne cherche pas à minimiser l'antisémitisme virulent de l'écrivain, mais il le met en relation avec son évolution stylistique et psychologique :

"La genèse de l'antisémitisme de Drieu est un vaste dossier. Il me semble qu'il y a une raison qui joue, c'est que Drieu, comme Lucien Rebatet, de sinistre mémoire, en vient à considérer de manière fantasmatique, non fondée, que les Juifs sont des fauteurs de guerres. Ils jouent un rôle dans ce cheminement vers la guerre que Drieu, en tant qu'ancien soldat de la grande guerre, rejette. Et rejette de manière contradictoire puisqu'il est en même temps hanté par l'idée d'un renouvellement de la force grâce à la violence. Je pense aussi que d'un point de vue psychologique, l'incertitude de soi qui habite Drieu le pousse à définir un mauvais objet qui devient le bouc émissaire contre lequel on peut s'affirmer, et peut etre s'affermir soi-même. "

Fabrice d'Almeida **" Qu'on veuille diffuser ces textes me parait légitime. Mais on doit le faire de manière à éviter à ce que ça tourne à l'apologie raciste, ou à l'exaltation d'une idéologie dont on sait qu'elle a fait beaucoup de mal." **

Fabrice d'Almeida
Fabrice d'Almeida
© Radio France - Terje Bendiks

Agrégé d'Histoire, spécialiste de la France et de l'Allemagne, Fabrice d'Almeida s'est penché de près sur la Seconde Guerre Mondiale et la question de la propagande.

A l'instar de l'historien Michel Winock, qui s'étonne, non pas qu'on puisse publier les oeuvres de Drieu, mais les publier dans la Pléiade, ("Son roman, Gilles, est d'un antisémitisme incroyable. C'est une parabole fasciste. "), Fabrice d'Almeida se questionne sur la décision d'Antoine Gallimard :

Photo © Terje Bendiks

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Laurent Joly, historien spécialisé dans l'étude de l'antisémitisme, s'étonne également de ce choix "d'autant plus que les mémoires de Drieu avaient fait un flop lorsqu'elles étaient sorties * [NDR : son Journal , paru en 1992]. Il n'hésite pas, quant à lui, à évoquer une "tradition de publier des auteurs sulfureux chez Gallimard* ".

Pour Fabrice d'Almeida, le choix de faire paraître ces écrits en Pléiade n'est pas étranger à ce qu'il considère comme une sorte de "réévaluation du fascisme français " :

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Pour autant, si cette publication laisse Fabrice d'Almeida songeur, il ne la trouve pas illégitime, à condition qu'un dispositif critique soit mis en place par l'éditeur pour comprendre le glissement psychologique et idéologique qui s'est opéré chez Drieu. "Le journal avait été publié comme un document historique, avec une introduction * [NDR : en réalité, des notes historiques], il me semble, de Jean Pierre Azema. Cela témoignait bien de l'évolution, de plus en plus radicale, de l'écrivain. Presque une maladie.* "

Enfin, Fabrice d'Almeida confesse n'avoir pas tout lu de Drieu, peu convaincu par la qualité littéraire de ses écrits :

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Jean-François Louette "Je crois que Drieu est un grand romancier. "

Jean-François Louette
Jean-François Louette
© Radio France

Jean-François Louette, Normalien agrégé de Lettres classiques, est professeur de littérature du 20ème siècle à la Sorbonne.

Il a dirigé l'édition des oeuvres de Drieu la Rochelle dans la Pléiade :

Photo © RF/ J-M Roux

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Loin de nier et d'absoudre l'idéologie sulfureuse de Drieu, il affirme - et cela rassurera Fabrice d'Almeida - qu'a été fourni tout un travail de contextualisation des textes de l'écrivain, lors de leur entrée dans la Bibliothèque de la Pléiade :

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Laissons le mot de la fin à l'historien Jean-Pierre Azéma qui, guère décontenancé par cette mise en Pléiade de Drieu, y voit un intérêt historique à défaut d'être réellement séduit par la prose drieusienne.

Certes, ces textes sont importants et nourrissent notre devoir de mémoire, nous rappelant l'extrême danger qu'il y a à se laisser pervertir par les dérives idéologiques. Mais était-il vraiment nécessaire de les éditer dans une aussi prestigieuse collection littéraire ? Le débat reste ouvert.

> A écouter sur France Culture : - le 7 mai, La Grande Table consacrera sa première partie à cette parution - le 12 mai, dans Mauvais genres, François Angelier recevra Jean-François Louette et Julien Hervier - le 4 avril, Antoine Guillot revient sur la polémique dans sa Revue de presse culturelle
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