L'épidémie au-delà des microbes : le retour en grâce des sciences sociales
Par Chloé LeprinceSouvent étrillées ou raillées, réputées poussiéreuses, intello ou malhonnêtes, les sciences sociales sont revenues en force avec l'épidémie de Covid. Une enquête sur cinq parmi celles qui ont été financées depuis le début de la crise sanitaire mobilise la sociologie, l'histoire ou l'anthropologie.
Peut-être avez-vous vu circuler des appels à témoignage et autres propositions pour participer à des enquêtes entamées durant le confinement ? A moins que vous ayez vous-mêmes répondu à une batterie de questions, prenant ainsi part à quelque échantillon parmi ceux qui ont pris corps pour des enquêtes en lien avec la pandémie de Covid-19, et dont certains ont rassemblé jusqu’à 200 000 personnes ? Ces enquêtes concernent aussi bien nos conditions de vie pendant la période si singulière du confinement, que notre habitat ordinaire tout le reste du temps, soudain scruté à l’occasion de la pandémie, la manière dont les consignes sanitaires ont été édictées, appliquées ou reçues, ou encore la façon dont la crise sanitaire a pu impacter nos rêves (entre mille autres choses).
Si ces enquêtes ont soudain tant circulé quitte à se faire parfois concurrence, c’est notamment parce que les chercheuses et les chercheurs qui en sont aux manettes ont très rapidement voulu documenter, disséquer, et aussi archiver la manière dont le coronavirus a pu nous percuter, ou encore ce qu’il a révélé de nos manières de vivre et de nos pratiques. C’est-à-dire, faire leur travail : métaboliser et donner du sens à tout un tas de données qu’ils auront cherché à récolter pour savoir. Toutes ces enquêtes n’ont pas reçu le même niveau de financement (et certaines, aucun) ; elles ne s’inscrivent pas non plus toutes dans le même formalisme institutionnel. Mais une partie d’entre elles, non négligeables, ont pu démarrer assez rapidement à partir du début du confinement, parce qu’elles se sont glissées dans le maillage d’un mode de financement de plus un plus structurant pour la recherche en France.
Ainsi, le 6 mars, l’Agence nationale de la recherche lançait un appel à projets pour “mobiliser les communautés scientifiques”. Non pas que les chercheurs en question dormaient à cette heure-là, mais plutôt parce que c’est la manière dont la recherche publique fonctionne de plus en plus largement : sous forme de dotations allouées dans le cadre d’appels à projet. Ce qui implique un pilotage, des priorités, et donc une sélection par l’organisme public. En matière de Covid-19 ce sont quatre “axes” qui ont été fléchés conjointement par l’OMS, l’Inserm et le ministère de la recherche, dans le cadre de l’appel à projet “Flash ANR Covid-19” avec dix-sept jours pour les équipes de recherche pour postuler en ficelant un dossier. Le 23 mars, 270 projets avaient été déposés en un temps record ; 86 ont été sélectionnés, plus une liste complémentaire de quarante autres qui devraient être financés un peu plus tard. La liste des projets sélectionnés est accessible par ici.
A côté des études épidémiologiques, de ce qui s’appelle la “physiopathogénie de la maladie”, et de la prévention, le quatrième axe s’institulait “Éthique - Sciences humaines et sociales associées à la réponse” et 17 du total des 86 projets lauréats en ressortent. C’est-à-dire que des sociologues, des historiens, des politistes ou encore des anthropologues sont déjà financés pour pouvoir documenter et éclairer depuis leur expertise et sur la base de leur questionnaire cette épidémie et la manière dont elle nous affecte. Le terme “éthique” est assez lâche et en réalité, et François-Joseph Ruggiu, qui chapeaute l’Institut des sciences humaines et sociales au CNRS (dont les laboratoires pèsent pour 40 des 86 projets), note que la plupart des projets ne relèvent pas stricto sensu de l’éthique (qu’on parle d’éthique du soin ou même d’éthique de la décision publique).
14,5 millions d'euros pour 86 projets
Mais ceux qui ont obtenu un financement (comme beaucoup d’autres qui se sont improvisés sans toujours un cadre institutionnel et des subsides fléchés), vont en tous cas permettre d’apprendre des choses, et d’objectiver la manière dont la société traverse la période. Ainsi, un projet porté par le sociologue Alexis Spire, qui notamment travaille de longue date sur le consentement à l’impôt, vise à regarder la manière dont les pouvoirs publics, mais aussi les scientifiques, ont pu s’adresser à la population pour obtenir par exemple le respect de ce qui s’est très vite appelé “les mesures barrières”. Puis comment tout un chacun a pu recevoir ces consignes, et se les approprier (ou pas), ou encore les transgresser.
Parmi les deux autres projets portés par l’Ecole des hautes études en sciences sociales, on retrouve une deuxième enquête sous l’égide du laboratoire IRIS, et portée cette fois par la sociologue-démographe de l’Inserm Nathalie Bajos, qui a interrogé jusqu’à 200 000 personnes à raison d’un questionnaire téléphonique de trente minutes dans le but de connaître non seulement la compréhension et le respect des mesures de prévention, mais aussi la façon dont le Covid-19 a pu avoir une foule d’incidences, et par exemple sur la santé mentale, le renoncement aux soins médicaux, la vie quotidienne, le travail, ou encore la prise en charge des enfants et même les contrôles de police.
Ces enquêtes s’inscrivent dans des durées plus ou moins longues, et impliquent des échelles variables selon qu’elles sont centrées sur le recueil de données massives ou au contraire des entretiens de longue durée, parfois à froid et en plusieurs étapes (même si bien des enquêtes combinent en réalité les deux). Le tempo des travaux qui verront le jour ne sera ainsi pas le même selon les enquêtes, ni l’échelle de leurs conclusions. Ainsi, bien qu'à très grande échelle, la première phase de l’enquête pilotée par Nathalie Bajos a déjà eu lieu début avril, de premières conclusions pourront sortir rapidement et nourrir immédiatement l’analyse ou le débat en France. Tandis que l’enquête d’un autre chercheur, comme par exemple l’anthropologue Frédéric Keck ( invité récent des Matins de France Culture et dont nous vous parlions des travaux au long cours au début de l’épidémie par ici à propos de triage médical) concerne plutôt les relations entre les hommes et les animaux en Chine, et la manière dont la Covid-19 a pu modifier la perception des risques dans les villes chinoises où l’on peut acheter des animaux sauvages dans le commerce. Et cette enquête-ci, sous la houlette du Laboratoire d’anthropologie sociale, est internationale puisqu’elle associe des chercheurs français et chinois.
Pour ces laboratoires parmi les premiers lauréats de l’appel Flash Covid 19, ce sont autant de lignes budgétaires déployées et l’assurance de projets financés. Même s’il faut avoir en tête que bien des chercheurs qui postulent à une époque où les financements sont rares sont loin d’avoir entamé leurs terrains avec les premières semaines de la crise sanitaire. Souvent, ils les ré-anglent, ou remobilisent leurs perspective pour dynamiser leurs propres recherches à la lumière de l’épisode de Covid-19. Ainsi, des collectifs de chercheuses qui travaillent par exemple de longue date sur les inégalités de genre dans le couple ou encore sur la manière dont le divorce en France se libéralise au détriment massif des femmes, actualiseront leur perspective à l’occasion de ces circonstances inédites que représentent deux mois de confinement - et ce que ça a pu faire à la manière dont on divorce.
Ces collectifs-là, ou par exemple ces chercheurs en neuroscience de l’ENS Lyon qui, avec Perrine Ruby, ont élaboré en une semaine, début avril, un questionnaire sur nos rêves confinés, ne découvrent évidemment pas leur sujet. Ils se saisissent plutôt de l’événement pour étoffer leur carottage dans l’épaisseur de nos pratiques collectives, ou encore élargir le spectre de leur connaissance. Dans certains cas, comme pour convaincre de répondre à un questionnaire sur les liens sociaux et les solidarités, les chercheurs ont expliqué être partis de la manière dont l’épisode avait pu les traverser eux-mêmes, ainsi dans cet interview au Courrier Picard, alors qu'il s’agissait de recruter des volontaires anonymes, encore trop peu nombreux dans les Hauts-de-France et le Grand Est. Depuis le 12 mai, lendemain de la date officielle du déconfinement, on peut lire sur la page d’accueil de cette enquête dite “La vie en confinement” ou “VICO” :
“L'enquête "La vie en confinement" a été clôturée le lundi 11 mai. Plus de 16 000 personnes ont eu la gentillesse d'y participer, qu’elles en soient ici vivement remerciées ! Nous vous invitons à consulter la page de ce site dédiée à la présentation des premiers résultats.”
Les sciences sociales côté coulisses
En suivant ce chemin, les gens qui ne sont pas familiers de la méthodologie des sciences sociales (ou qui s’interrogeraient sur la légitimité de disciplines souvent brocardées) pourront aussi découvrir les coulisses du raisonnement et les questions que se posent les chercheurs, comme par exemple la surreprésentation de certaines catégories de population dans les réponses - “La médaille a bien sûr son revers”, écrit l’équipe VICO tout en se félicitant de la taille de son échantillon, “bien plus que celle des échantillons des sondages d’opinion dont les médias sont friands (un millier de personnes le plus souvent)”.
Au-delà de ces “biais d’échantillonnage” et parfois de la dimension un peu technique des explications, c’est un des mérites indirects mais formidables de la mobilisation scientifique autour du Covid-19 : avec toutes les enquêtes qui ont fleuri simultanément (et le temps que certains volontaires avaient soudain pour y répondre, confinés qu’ils étaient), c’est aussi la façon de travailler des chercheurs et notamment des chercheurs en sciences sociales, qui a ainsi affleuré au grand jour. Ça coïncide aussi avec la disponibilité de davantage de chercheurs aujourd’hui à rendre leur métier plus accessible, plus explicite, et peut-être aussi plus intéressant.
Toutefois, cette accélération de la cadence, et notamment le tempo d’attributions des financements, n’est pas sans incidence sur d’autres enquêtes qui pourraient trouver moins d’argent parce qu’elles ne seraient pas directement reconnues comme prioritaires. Et bien des chercheurs s’inquiètent de voir la recherche en général fragilisée par ce pilotage sous forme d’appel à projet (et donc de sélection), qui implique évidemment de l’argent (et parfois beaucoup) mais aussi un tri, et des priorités institutionnelles voire politiques. Sans compter que le volet suivant de l’appel à projet de l’ANR, ouvert depuis le 15 avril ( “RA-Covid-19”, qui court jusqu’au 28 octobre), cible expressément des travaux de court terme, de l’ordre de 3 mois (mais pouvant aller jusqu’à un an). Ceux-là, qui seront départagés à leur tour, sont ciblés explicitement “recherche-action”. Le terme renvoie à une pratique des sciences sociales née dans l’immédiat après-Seconde Guerre mondiale, dans le but de produire un savoir qu’on se représenterait comme directement utile - avec tout ce que ça questionne quant à l’utilité et l’inutilité d’une science de la société (et qui tranche).
L'histoire, cette pratique gourmande et miraculeuse
Cette occasion pédagogique incidemment fournie par la crise sanitaire pourvu qu’on la regarde comme un fait social et pas seulement des microbes, est parfois allée beaucoup plus loin. Le 8 avril au soir, alors que nous étions confinés depuis plus de trois semaines, une poignée d’historiens ont eu l’idée d’enclencher une nouvelle dynamique. La plupart étaient enseignants en second degré, comme Sebastian Jung, professeur d’histoire-géographie dans l’académie de Créteil, qui a proposé à des collègues de se saisir de la continuité pédagogique et de son nœud de contraintes pour transmettre quelque chose en plus à leurs élèves. Très vite, un petit collectif voyait le jour avec à bord, aux côtés de Sebastian Jung, Olivier Delmas, Lola Jarry, Sophie Gillet, Samuel Kuhn, Sahondra Limane et Hugo Poulet, des académies de Créteil et de Grenoble, et aussi un chercheur CNRS, Christian Ingrao. Le projet “Ruptures 2020” était né, qui court toujours aujourd’hui et qui vise à proposer aux profs d’histoire-géographie du secondaire, et à leurs élèves, de se saisir de la crise sanitaire pour réfléchir aux méthodes de l’histoire (et s'y frotter). C’est-à-dire d’investir la crise comme un objet de recherche, et de réfléchir à ce que ça peut bien impliquer en termes de démarche, de méthode, de garde-fous, de temporalité et d’enjeux.
Car ce sont les élèves à qui leurs profs proposent de réaliser leur enquête, en recueillant des témoignages sur le temps du confinement. Le tout dans une démarche d’histoire orale, ce champ né, balbutiant, dans les années 1930 entre deux guerres, qui se stabilisera théoriquement seulement dans les années 70. Une pratique et un horizon scientifique qui, pour les besoins d’un exercice sur le Covid-19, se retrouve soudain magistralement expliquée ici et incarnée à grands renforts de pédagogie et d’exemples éloquents par des chercheurs de renom sous forme de capsules vidéo.
Pour épauler les enseignants qui voudraient monter dans cette barque plus informelle et éclatée que la plupart des enquêtes pilotées depuis des laboratoires de recherche, des ressources ont ainsi été mises en lignes, qui se partagent (jusqu'à 2 000 vues par vidéo en un gros mois) et nourrissent la réflexion. Ainsi, on suit par exemple avec bonheur Christian Ingrao nous rappeler que, depuis le siège du ghetto de Varsovie et au seuil de leur vie qu’il savaient perdue, des résistants juifs polonais ont documenté non seulement leur Résistance mais aussi leur existence tout court, et celle de leurs enfants, en mettant à l’abri des archives qui sont aujourd’hui une trace sans équivalent pour accéder à la mémoire et à la connaissance historique. Ou nous parler (sans qu'on baille) de la naissance d'un laboratoire du CNRS, l'Institut d'histoire du temps présent, né pendant la Seconde Guerre mondiale, justement pour raconter, et documenter, dans une temporalité immédiate, l'histoire en train de se faire.
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On écoute aussi Samuel Kuhn expliquer à ces élèves du secondaire - mais au fond, à nous tous - le lien entre la mémoire du génocide des Tutsis au Rwanda et ce qu’on peut conserver en termes de traces de l’épisode du confinement, en mobilisant sans snobisme ni entre-soi toute une tradition historiographique soudain accessible au plus grand nombre. Ou encore Denis Pechanksi, l’historien de la Seconde Guerre mondiale et aujourd’hui des attentats de 2015, s’adresser aux lycéens (et bien au-delà) pour leur donner le goût de l’archive orale, et son prix :
Ce qui va m’intéresser, ce n’est pas la vérité avec un grand V, c’est-à-dire, de retrouver dans ce que dit le témoin la vérité de l'événement telle qu’on peut le reconstituer quand on est historien. Non : c’est la vérité du témoin, c’est-à-dire la façon dont lui ou elle va ressentir et va me raconter cet événement y compris s’il y a des erreurs.
Poursuivez les vidéos tout simplement hébergées sur YouTube et vous découvrirez aussi Catherine Lacour-Astol, l’historienne des femmes dans la Résistance, qui parle aux adolescents tant de la gourmandise à créer du savoir, et de quelque chose de l’ordre d’une libido scientifique, que du “choc biographique” que peut représenter la rencontre avec le témoin. Quand le médiéviste Patrick Boucheron rappelle, lui, le rôle du témoignage, et évidemment la nécessité de le confronter en s’interrogeant sur le rapport entre histoire et mémoire :
L’histoire ça se fabrique : on fait de l’histoire comme on fait un meuble, un gâteau, on a tendance à l’oublier quand on fait de l’histoire scolaire de manière un peu routinière.
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Depuis son balcon et devant sa webcam, Boucheron, l’historien professeur au Collège de France, lance aux adolescents : “Prenez du plaisir ; mobilisez votre cerveau! [...] Lancez-vous !” et ça vous réconcilierait presque avec l’impossible équilibrisme de la continuité pédagogique depuis le 17 mars. Ces élèves-là ont bien de la chance.mé