"L’histoire de l’art doit faire l’histoire de ce que l’on ne voit pas"
Par Pierre Ropert
Le retrait du tableau "Hylas et les nymphes", à la Manchester Art Gallery, a eu l'effet escompté : interroger la portée politique d'une oeuvre. Ce que l'on choisit de montrer ou non dans un musée ne tient pas de la censure : le musée est un espace de réflexion, qui n'échappe pas au politique.
La suppression temporaire du tableau Hylas et les nymphes, au musée public Manchester Art Gallery, en Angleterre, a fait couler beaucoup d'encre. Cette oeuvre du peintre britannique John William Waterhouse représentant le héros grec entouré de nymphes séduites par sa beauté a été décroché du mur sur lequel il était exposé, lors d'une performance de l'artiste Sonia Boyce, pour inviter à réfléchir à la représentation de la femme dans l'art. Il est remplacé par une pancarte indiquant :
Cette galerie présente le corps des femmes soit en tant que "forme passive décorative" soit en tant que "femme fatale". Remettons en cause ce fantasme victorien ! Cette galerie existe dans un monde traversé par des questions de genre, de race, de sexualité et de classe qui nous affectent tous. Comment les œuvres d'art peuvent-elles nous parler d'une façon plus contemporaine et pertinente ?
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Les visiteurs étaient ensuite invités à laisser un commentaire à l'aide d'un post-it. Si le tableau a depuis été raccroché au mur, l'action a été largement commentée, de nombreux messages dénonçant une forme de censure artistique. "Devons-nous censurer les chefs-d'oeuvre du passé en raison de leur caractère sexiste ?", interrogeait d'ailleurs Brice Couturier dans Le Tour du Monde des idées, lors d'une chronique qui a beaucoup fait réagir :
Lorsque l’inspiration vient à manquer, l’idéologie tend à la remplacer. Comme l’écrit Ernst Jünger, "en art, la substitution de l’opinion à la substance est, pour l’absence de talent, une échappatoire habituelle". Mais le plus étonnant est que cette époque semble ignorer qu’elle sera elle-même jugée par nos descendants, selon des critères dont nous n’avons aucune idée aujourd’hui. Sur quelles bases estimeront-ils nos créations ?
L'art a une portée politique
Pourtant, peut-on réellement parler de censure lorsque l'oeuvre n'a été décrochée que temporairement, avec un panneau invitant les visiteurs à réfléchir à sa portée symbolique ? "C’est fou qu’on revienne à des questions comme ça, commente à ce sujet Anne Lafont, directrice d'étude à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) et historienne de l'art, pour qui "l'art est politique". Il n'y a, selon elle, pas de beau absolu que l'on puisse extraire de son contexte :
Tout mon travail est de montrer que l’art est politique : le choix des couleurs, le choix des corps, le choix de la décoration… tout ça relève d’une succession de choix, conventionnels, académiques ou non, qui amènent un bon goût, un statu quo social. [...] Il ne faut pas croire que les choses arrivent là parce qu’elles sont belles et qu’elles ont atteint un niveau de suspension dans le temps et dans l’espace qui les rend en dehors de tout contexte, ça n’arrive jamais.
En 1972, le sociologue Pierre Bourdieu, invité de l'émission Musées d'aujourd'hui et de demain, interrogeait les rapports existant entre l'art et les privilèges de classe, mais aussi la fonction du musée :
Il faut mettre en question aussi cette révérence sacrée [à l’oeuvre d’art] qui elle-même est un produit de condition historique et sociale. Cette révérence sacrée qu’on obtient même de ceux qui n’ont aucun rapport avec le sacré. Les gens les plus ignorants de l’art éprouvent encore plus de respect pour l’art qu’ils ne connaissent d’art. Le système scolaire qui enseigne très peu l’art obtient à peu près de tous les gens qu’il touche qu’ils respectent l’art. Cette espèce de respect qui est un produit de la domination symbolique, on peut le mettre en question. Il n’y a rien de sacrilège, c’est un des rôles de la sociologie, de faire voir que ça peut être examiné. Quant au choix politique, je ne sais pas quelles seraient les conséquences, je ne pense pas qu’il y aurait une révolution.
Musées d'aujourd'hui et de demain (21/02/1972)
25 min
Le musée n'est pas neutre ou "hors du temps"
Si l'art a une portée politique, alors le musée peut-il avoir un rôle neutre ? A en croire l'anthropologue Paul Rasse, spécialiste en muséologie, "les musées jouent un rôle essentiel dans la construction d’une parole. Ils sont au croisement d'une parole du patrimoine et de l’art, ce sont des lieux monumentaux où les gens viennent chercher la vérité. Ils pensent qu’ils ont accès à la vérité. Le discours qui est tenu par les commissaires d’exposition, les choix qui sont faits, ont une influence."
Ainsi, le parcours d'un musée ne peut se constituer uniquement autour de la recherche du "beau". Pour Anne Lafont, "le musée est politique parce que c’est un lieu de naturalisation qui tente de sanctifier un consensus formel, qui recouvre des idéaux politiques". Contrairement à un livre, qui repose sur un discours, où il y a un déroulement dans le temps, l'art peut donner l'illusion d'être hors du temps : "C’est un parcours qu’on tente de vous faire accepter, sans le questionner", poursuit l'historienne des arts. Le retrait du tableau Hylas et les nymphes incite justement à interroger le lieu d'exposition :
Créer une absence pour réfléchir, c’est une forme d’éducation du public au regard et à son regard. C'est une forme de prise de conscience de ce qu’on a complètement naturalisé : une femme, gorgée de fruits, de nénuphars, devenue un consommable de plaisir sensuel. On peut, non pas détruire, mais historiciser et contextualiser, simplement. On n'entame rien, on joue avec ce qu’est le musée. Ça montre que l’histoire de l’art est vivante.
"L’histoire de l’art doit faire l’histoire de ce que l’on ne voit pas"

Le parcours d'une oeuvre dans les réserves d'un musée peut en dire long sur les modes, les goûts et les interrogations de notre société. Anne Lafont raconte ainsi l'exemple du tableau Portrait de femme en habit bleu : "C'est une représentation de deux personnages, dont un Noir qui prend une grande place sur le tableau, décrit-elle_. Il est plus imposant que la personne blanche qu'il est supposé servir. Objectivement, quand on observe le tableau, on se dit que c'était le portrait du serviteur noir_". Après avoir fait des recherches, l'historienne de l'art réalise qu'à la création du tableau, en 1720, son nom d'inventaire était "Angola et sa maîtresse", nom qui lui a été attribué tout au long du XVIIIe siècle :
A partir du XIXe siècle on ne voit plus que "Portrait de femme". Il y a un changement du rapport à l’esclavage : on fait disparaître, on euphémise la présence noire, ne serait-ce que dans les titres qu’on donne. C’est une perte de connaissance qui correspond aussi à des moments d’invisibilisation, on silencie l’histoire. L’histoire des musées est en prise direct avec l’histoire des sociétés et le rapport à leur passé. Il y a des moments où l'on passe sous le tapis des choses qui sont désagréables.
Le peintre Georges de La Tour (1593-1652) est un parfait exemple du mouvement de l'art dans les musées : réputé à son époque, il sombre ensuite dans l'oubli, avant d'être redécouvert au début du XXe siècle par l'historien d'art allemand Hermann Voss. Peu à peu, les œuvres de l'artiste sont à nouveau regardées, au point d'en faire un peintre considéré comme un successeur inattendu de Caravage.

Les musées ayant des protocoles extrêmement précis, en fonction de ce qui sort ou non des réserves, de ce qui disparaît et apparaît dans les galeries, on pourrait dresser une histoire des goûts beaucoup plus politique, selon Anne Lafont :
On peut faire une histoire très internaliste des musées et découvrir que le mouvement des œuvres, leur inventaire, est une succession d’actes politiques. L’histoire de l’art doit faire l’histoire de ce que l’on ne voit pas.
Des musées qui évoluent
"Le musée frémit, il ne peut plus rester sur son modèle du XIXe siècle parce qu’il est ébranlé par les visiteurs qui viennent de partout dans le monde, on commence à questionner politiquement ces collections de trophées", précise cependant Anne Lafont. Au rang des musées polémiques, le Quai Branly est en tête de proue. En 2007, dans l'émission Le Grain à Moudre intitulée "Le Quai Branly est-il un nouveau Luna Park ?", l'anthropologue Jean-Loup Amselle dénonçait un musée donnant à voir une "Europe ordonnatrice du monde" :
Ce qui a été mis en oeuvre dans le musée du Quai Branly c’est une déshistoricisation des peuples du sud. C’est un musée des arts et des cultures du monde dans le sens péjoratif du terme. C’est un musée de l’exclusion, et pas de l’inclusion. Au musée de l’Homme, le projet de Rivet qui a ouvert en 1938, le thème principal était l’unité de l’homme. Comme l’Europe est exclue, elle en devient l’instance ordonnatrice de l’ensemble des cultures du monde et, au fond, il n’y a pas de dialogues entre les cultures du sud, il n’y a de dialogue que parce que l’Europe est ordonnatrice de ces cultures du monde. Et ceci est passible de la critique post-coloniale.
Le musée du Quai Branly - Jacques Chirac a, depuis sa création, toujours fait l'objet de questionnements politiques. Sa dernière exposition en date, Peinture des lointains, tenait d'ailleurs à interroger "l’évolution, à travers les siècles, du regard porté en Occident sur les peuples, sociétés et territoires plus ou moins lointains". Pourtant, dans l'émission La Dispute, en janvier dernier, Frédéric Bonnet, journaliste au journal des arts, regrettait "un appareil critique inexistant..."
Cette exposition est une occasion ratée, on aurait dû poser les enjeux de la colonisation. Alors qu’ici on met les choses sous le tapis.
De son côté Anne Lafont estime que les musées "auraient à gagner à pluraliser les interventions, les discours, les appropriations des œuvres d’art. [...] Beaucoup de musées tentent néanmoins de le faire et s’arment de collectifs de travail. Les discours que l’on a sur les œuvres s’enrichissent quand ils sont confrontés. Ce qu’il faut c’est que les contre-discours soient intégrés à l’intérieur de l’institution." De plus en plus de musées font ainsi appel à des comités scientifiques réunissant de nombreux spécialistes pour proposer un parcours plus diversifié, car plus débattu. "Les musées essaient de multiplier les points de vue, confirme à ce sujet l'anthropologue et spécialiste en muséologie Paul Rasse. La tendance est plutôt de montrer, dans les musées de science ou d’histoire, qu’il n’y a pas un seul discours."
Quelle place pour l'artiste dans la scénographie muséale ?
Et l'artiste dans tout ça ? Le temps est loin où l'artiste travaillait dans son atelier, loin des affres du monde. Ils revendiquent de plus en plus de contrôler l'environnement dans lequel ils vont être exposés, réfléchissent au sens de l'oeuvre en fonction du lieu où elle se trouvera, la réfléchissent dans la scénographie muséale. L’artiste conceptuel allemand Hans Haacke, qui s’est beaucoup intéressé aux connivences entre milieu de l’art et du pouvoir, avait par exemple dénoncé en 1971, à travers une de ses œuvres, les actifs immobiliers douteux de Harry Shapolsky, figure tentaculaire de l’immobilier new-yorkais. L’exposition au Solomon R. Guggenheim Museum de New York fut annulée six semaines avant son ouverture. Invité de La Radio dans les yeux, en 1994, Hans Haacke incitait les artistes à s’interroger sur leurs lieux d’exposition :
A chaque instant on doit travailler avec la situation dans laquelle on se trouve : si j’expose dans un musée je dois me demander quelle sorte de musée est-ce ? Qui le subventionne ? Qui en est le directeur ? Le conservateur ? Quel rôle joue ce musée dans la société, la ville ou le pays ? Quand j’expose à Venise dans le pavillon allemand, je dois me demander ce que ça veut dire d’exposer en représentant officiellement un pays. J’espère que tout le monde a conscience des contraintes du métier et de comment il est utilisé.
En 1992, l'artiste Fred Wilson, au musée de la Société Historique du Maryland, avait annoncé une exposition pour voir "une autre histoire" intitulée "Mining the Museum" ("Creuser le musée"). En travaillant avec le contenu de la réserve, il expose notamment des menottes d'esclaves à côté de l'argenterie qui aurait pu appartenir à leurs propriétaires : "Ce qu’ils exposent à la vue de tous dit beaucoup d’un musée, juge alors l’artiste. Mais ce qu’ils ne montrent pas en dit plus encore."
