L'antisèche . Six toiles emblématiques de Vermeer, maître de la peinture néerlandaise du XVIIe siècle, et des archives radiophoniques pour explorer l’esthétique du "Sphinx de Delft", entre visible et invisible.
Nous sommes à Delft au XVIIe siècle, en plein cœur du siècle d’or de la peinture hollandaise. Si l’histoire a volontiers retenu l’image d’un peintre oublié de son temps, Johannes Vermeer était en réalité bien connu de ses contemporains. Dans ses tableaux, il n'a cessé d'utiliser les codes de la peinture néerlandaise traditionnelle autant que de s'en détourner, créant, par décalages successifs, des œuvres aux multiples mystères. L'utilisation de la camera obscura, autant que l'art de la perspective, ont permis à Vermeer de créer une dramaturgie du regard et de la lumière, pour cerner autant l'intimité que l'universalité de ses personnages.
Grâce aux archives de France Culture, plongez dans son univers à travers six toiles emblématiques de son oeuvre, alors que s'ouvre actuellement au musée du Louvre l’exposition Vermeer et les maîtres de la peinture de genre, une exposition événement depuis l'exposition de 1966 au musée de l'Orangerie.
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A ECOUTER Vermeer vu par Jacques Darriulat (La Matinale du samedi)
Cette exploration est aussi une invitation au silence, à l'image de ces mots du peintre Alfred Manessier au musée du Louvre en 1983 :
"Il faudrait presque faire mettre des chaussons aux visiteurs pour venir voir Vermeer. On ne peut pas voir Vermeer en faisant du bruit. Ce n’est pas pensable."
1- La Laitière : la peinture photographique
Petite toile, peinte vers 1658, La Laitière s’est imposée au fil du temps comme l'un des tableaux les plus célèbres de Vermeer. Si l’on retient aujourd’hui sa notoriété, en partie due à la publicité, rappelons que dès 1719, le tableau a été appelé « la célèbre laitière de Vermeer ».
Approchons-nous quelques instants de ce tableau, et plus particulièrement du pain posé sur la table de La Laitière. Pour peindre cette toile, Vermeer a eu recours à une camera obscura, considérée comme l'ancêtre de la photographie. Comme l'explique Daniel Arasse en 1996 dans un documentaire consacré à Vermeer dans l'émission Une Vie Une Oeuvre, cette utilisation n'est pas nouvelle, Léonard de Vinci déjà s'y intéressait, mais Vermeer l'utilise bien plus que ses contemporains et différemment. Là où la camera obscura s'avère utile pour les scènes d'extérieur par exemple, Vermeer l'utilise pour placer des gouttes de lumière là où elles ne sont pas attendues et ainsi créer des effets flous : " Vermeer utilise les effets de la chambre noire - c’est-à-dire ces gouttes de lumière imprécises - il les utilise là où elles ne peuvent pas apparaître. "
Pour lui, l'enjeu n'est pas la fidélité à la réalité, mais l'accès à l'invisible :
"La chambre noire, telle qu’elle est jouée par Vermeer permet de faire affleurer le visible dans l’invisible." Daniel Arasse
Vermeer et la camera obscura (Une Vie Une Oeuvre, 11.04.1996)
5 min
2- La Dentellière : cachez cette dentelle que je ne saurais voir
A ECOUTER Vermeer fin et flou (Histoires de peintures, 2003)
Du flou de la camera obscura à la netteté du fil de la dentellière, Vermeer joue avec une palette d'effets pour guider le regard du spectateur. Par ces effets stylistiques, autant que par la construction de la perspective, Vermeer dirige le regard du spectateur dans cette petite toile probablement peinte vers 1669, comme l'explique Daniel Arasse dans une autre émission en 2003, Vermeer fin et flou :
“Comme la Dentellière, nous regardons le fil. (…) Mais comme notre regard est plus bas que le sien, nous ne voyons pas ce qu’elle fait. Ça nous échappe complètement. Ça, c’est exceptionnel. Quand on peint une dentellière en Hollande au XVIIe siècle, c’est pour montrer la dentelle. Et chez Vermeer, on ne la verra jamais. Nous sommes au plus près de son regard, de son intimité, de ce qu’elle fait, mais elle nous échappe. Et c’est là à mon avis que se trouve le ressort du mystère Vermeer. Le mystère est d’abord construit comme un secret. C’est un secret, délibérément construit par le peintre. Un secret dont nous sommes les destinataires exclus et dont le dépositaire est le tableau.” Daniel Arasse
Après les ventes publiques à Amsterdam aux XVIIIe et XIXe siècles, un collectionneur de Rotterdam vendit le tableau à Napoléon III en 1870. C'est le premier tableau de Vermeer qui entra dans la collection du Louvre.
3- L'Astronome : un globe pour dire l'intimité du monde
Bien plus tardivement, en 1983, L'Astronome est entré au Louvre par l'intermédiaire d'une dation à l'Etat. A cette occasion, le journaliste Pierre Descargues y consacrait une émission spéciale dans laquelle trois invités commentaient cette entrée dans la collection : un peintre (Alfred Manessier), un historien et conservateur d'art (Jacques Foucart) et un astronome (Jean-Pierre Verdet).
En 1983, « L’astronome » de Vermeer fait son entrée au Louvre
56 min
Durée : 56'17 • 1ère diffusion le 03.10.1983 dans Les Après-midi de France Culture • Archive INA - Radio France
Cette représentation est classique dans la peinture hollandaise du XVIIe siècle. Mais comme à son habitude, Vermeer détourne la tradition, et Jean-Pierre Verdet met en exergue le décalage avec la réalité. Si l'astrolabe permet bien l'observation du ciel, en revanche il est totalement dépassé à l'époque de Vermeer : au XVIIe siècle, "c’est l’équivalent d’une boule de cristal pour une cartomancienne. L’astrolabe est un instrument très astucieux, mais qui, dès la fin du Moyen Âge, n’avait plus d’usage réel."
L'Astronome, tout comme Le Géographe, est porteur de savoirs et d'une ouverture sur le monde. Reprenant l'expression d'Henri Maldiney, la philosophe Christine Buci-Glücksmann définit Vermeer comme un "intimiste de l'univers" :
"Un tableau de Vermeer, pour moi, c'est un fragment d'infini rendu à la peinture. C'est un jeu entre ce qui est extérieur et ce qui est intérieur. La carte, comme le globe, sont au fond des métaphores du monde dans l'intimité d'une chambre."
4- L'Art de la Peinture : l'art de se peindre sans se peindre
Cette toile est la plus grande de l'oeuvre de Vermeer. L'une des plus personnelles également : il a en effet toujours refusé de la vendre, même lorsque d'influents mécènes lui rendaient visite pour acheter ses tableaux.
Les interprétations diffèrent, mais les historiens de l'art s'accordent néanmoins sur un élément : ce tableau est une allégorie. Et ici encore, tout est dans le décalage. Si la tentation est forte d'assimiler cette figure du peintre à celle de Vermeer lui-même, Daniel Arasse souligne le décalage entre les deux figures : les motifs peints, dit-il, autant que les techniques de peinture employées n'ont rien à voir avec la réalité de Vermeer. Pour l'historien, plus qu'une identification, ce tableau est une projection :
"Vermeer se projette dans ce peintre, mais il prend parti par rapport à cette technique classique de la peinture."
L'Art de la Peinture (Une Vie Une Oeuvre, 11.04.1996)
7 min
Ce tableau interroge sur le lien de Vermeer à ses contemporains. Sa production était réduite par rapport aux peintres de son temps, entre deux et trois tableaux par an. Il peignait pour peindre. Ses toiles sont rares et prisées à son époque. Les récents travaux de Jan Blanc, s'éloignant autant de l'image d'un peintre méconnu que de celle d'un créateur désintéressé, donnent une image nouvelle : celle d'un peintre très soucieux de la gloire avec l'ambition de s'inscrire dans l'histoire de la peinture hollandaise.
5- La Jeune fille au turban : sculpter la lumière par la couleur
Ce tableau, probablement peint vers 1665, est l'un de ceux qui fascina le plus par son caractère énigmatique. Qui était cette Jeune fille au turban, volontiers nommé la "Joconde néerlandaise" ? Ce tableau est une "trogne", un genre courant mais mineur dans la peinture hollandaise du XVIIe siècle. Le terme, qui n'a pas de visée péjorative à l'époque, désigne un portrait imaginaire, une étude caractéristique d'une expression du visage.
A ECOUTER La jeune fille à la perle (Carnet nomade, 06.09.2014)
Emblème de la féminité ainsi que de la richesse économique de la Hollande au XVIIe siècle, la perle n'est pas n'est pas nouvelle dans les toiles de Vermeer. On la retrouve précédemment dans son oeuvre, par exemple dans La Dame au collier de perles. Pourtant ici, c'est sa taille qui étonne, autant que l'absence de contour pour la dessiner, comme le souligne Monique Varma, conservatrice au musée Mauritshsuis :
"Quand on regarde de près, on voit qu'il n'y a pas de contour. C'est la lumière qui sculpte la forme."
Cette sculpture du tableau par la lumière a aussi été mise en évidence dans les années 1990 au moment de la restauration du tableau, mettant au jour une tâche rose à la commissure des lèvres qui renforce le caractère vivant de cette représentation. Sa posture dynamique, comme en mouvement, crée un lien entre le personnage et le spectateur tout en laissant place à l'imagination.
6- La Vue de Delft : de Vermeer à Proust, l'art de la simplicité à l'épreuve du temps
Si les fenêtres ou encore les cartes suggèrent l'ouverture sur le monde extérieur, les tableaux de Vermeer sont tournés vers l'intérieur. Seuls deux tableaux dans l'ensemble de son oeuvre représentent des scènes d'extérieur, deux exceptions qui confirment la règle : La Ruelle et La Vue de Delft auquel Marcel Proust vouait une grande admiration. Son personnage Bergotte, devant ce tableau, s'exclamait dans A la Recherche du temps perdu : "C'est ainsi que j'aurais dû écrire, disait-il. Mes derniers livres sont trop secs, il aurait fallu passer plusieurs couches de couleur, rendre ma phrase en elle-même précieuse, comme ce petit pan de mur jaune."
L' admiration de Proust pour la Vue de Delft tient notamment au travail du temps dans l'oeuvre, comme l'explique Jan Blanc :
"C'est un tableau dont on voit le travail du temps (…). Ce qui fascine Bergotte, c'est que le tableau de Vermeer a été travaillé très longtemps - on sait aujourd'hui que Vermeer pouvait travailler six mois un tableau - mais ça ne se voit pas, ça ne se sent pas. Le travail du temps, dans l’exécution du tableau de Vermeer amène le tableau à acquérir une fraîcheur qu'il n'avait pas au départ. Cette fraîcheur est l'un des objets essentiels de Vermeer : cette capacité à pouvoir créer l'effet d'une très grande simplicité sur le spectateur, une très grande ouverture du tableau. Ce sont souvent des tableaux qui nous appellent. (…) Une simplicité qui passe chez Vermeer par un travail très minutieux de suppression d’éléments, de figures, de personnages au fur et à mesure de la genèse du tableau." Jan Blanc
Terminons avec les mots de Paul Claudel (lus par Edwige Feuillère puis Guy Tréjean) commentant les tableaux de Vermeer dans cette archive de 1968 :
Pour aller plus loin :
Une Vie Une Oeuvre, retrouvez ici le documentaire en intégralité :
Quand l'oeil ecoute une pensée de femme : Vermeer de Delft (Une vie, une oeuvre, 11.04.1996)
1h 22
Durée : 1h22'33 • Un documentaire de Stéphanie Katz et Isabelle Yhuel • Archive INA - Radio France