En 2018, l’Irak a connu sa pire sécheresse depuis 8 ans. Un phénomène climatique aggravé par la construction de barrages en Turquie, pays en amont qui contrôle les sources du Tigre et de l’Euphrate.
La Turquie a la clé du robinet d’eau qui s’écoule vers la Syrie et l’Irak. Les Turcs contrôlent les sources du Tigre et l’Euphrate, les deux grands fleuves qui irriguent la Mésopotamie depuis la nuit des temps.
Dans une position géographique inconfortable de pays aval, l’Irak subit "l’hydropolitique hégémonique" d’Ankara, qui depuis une trentaine d’années construit d’innombrables barrages dans le cadre de son projet du GAP (Great Anatolian Project).
Pour Fadi Comair, ancien directeur de l’Office du fleuve Litani au Liban et membre de l’Académie des Sciences d’Outre-Mer, "les deux pays en aval, la Syrie et l’Irak, sont directement affectés par la gestion unilatérale de la Turquie."
Couper l'eau, mettre à genou un pays, essayer d’étrangler ses citoyens, est une pratique qui va conduire à plus d’extrémisme politique.
Fadi Comair, également organisateur d’un colloque au Sénat en décembre sur le thème"Hydro-diplomatie et changement climatique pour la paix en Mésopotamie".
Émeutes de la soif à Bassorah
L’Irak a connu des moments très difficiles en juin dernier à cause du remplissage du barrage d’Ilisu, sur le Tigre, dans l’est de la Turquie, situé à environ 70 km de la frontière irakienne. L’ouvrage doit permettre l’irrigation de 200 000 hectares agricoles.
Un arrangement avait été conclu entre Ankara et Bagdad pour que la mise en eau de l’ouvrage soit réalisée de manière progressive. Or, cela n’a pas été le cas. La Turquie a pris la décision de faire un remplissage de 4 milliards de m³ plus rapide que prévu.
Les conséquences ont été dramatiques sur la population irakienne, l’environnement, la faune et la flore. Le gouvernement de Bagdad a dû suspendre la culture du riz, du maïs et d’autres céréales. Faute d’eau suffisante dans le sud de l’Irak, les troupeaux ont diminué de 30% par rapport à l’année dernière. Pire : des émeutes de la soif ont éclaté à Bassorah.
Hassan Janabi, ex-ministre irakien des ressources hydrauliques, pointe du doigt Ankara : "Depuis deux ans, nous enregistrons une baisse du débit d’eau qui pénètre dans notre pays à cause de barrages construits par la Turquie et plus récemment par l’Iran. Tous ces ouvrages ont été réalisés sans _aucune consultation avec l’Irak__. Et nous n’avons aucune information sur leur fonctionnement. Donc nos voisins gèrent ces barrages selon leurs seuls besoins, sans prendre en compte les besoins de l’Irak." _
L’eau pour faire la guerre ou la paix ?
Aujourd’hui, l’Irak est un pays convalescent. "Nous avons connu tant de guerres et de destructions, constate Hassan Janabi. Nos infrastructures ont été quelque peu négligées, et puis, il y a eu les destructions causées par le groupe Etat islamique à partir de 2014, et ce, jusqu’à ce que nous libérions notre terre de son emprise."
Côté turc, on refuse d’être placé au banc des accusés. "La Turquie n’a aucun agenda secret dans ce domaine, se défend Ozgür Cinar, diplomate turc. Tout ce que nous faisons est clair et transparent. Si des officiels irakiens ont une position problématique avec la construction des barrages en Turquie, ils n’ont qu’à venir partager leur avis, leurs idées et leurs besoins avec nous."
L’un des principaux points de discorde entre la Turquie et ses voisins arabes concerne le statut juridique du Tigre et l’Euphrate. Ankara refuse de les considérer comme des fleuves internationaux, ce qui lui imposerait des contraintes.
Avant de demander plus d’eau, nos voisins doivent aussi construire de bonnes infrastructures hydrauliques.
"Ce sont des eaux transfrontalières, assure Ozgür Cinar. Cela ne sert pas à grand-chose de qualifier ces fleuves d’internationaux. Pour nous, c’est la réalité qui s’impose. Avant de demander plus d’eau, nos voisins doivent aussi construire de bonnes infrastructures hydrauliques."
Pour Fadi Comair, la solution serait de créer des agences de bassin au sein desquelles les pays riverains seraient tous représentés et mettraient en place une gestion concertée. "L’eau doit servir de moteur pour construire une paix économique entre la Turquie et ses voisins, explique-t-il_. La question est clairement posée : utilise-t-on l’eau pour la paix ou pour se faire la guerre ?"_
Dans le contexte de réchauffement climatique actuel, le Moyen-Orient est en première ligne. La région souffre déjà de stress hydrique. Si l’eau n’est pas répartie de manière équitable et utilisée de façon raisonnable, conformément aux principes posés par l’ONU, "nous verrons alors augmenter le nombre de réfugiés climatiques qui s’ajouteront aux réfugiés politiques."