La Commune, une révolution typiquement parisienne ? Idée reçue n°5

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La Commune, une révolution typiquement parisienne ? Idée reçue n°5

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Sur le réseau Reuters, le 18 mars 1871 avec le déclenchement de la Commune, la France occupe75% des dépêches envoyées.
Sur le réseau Reuters, le 18 mars 1871 avec le déclenchement de la Commune, la France occupe75% des dépêches envoyées.
© Getty - Hulton Archives

Au Mexique en mai 1871, on traduisait et recopiait les affiches de la Commune de Paris en espagnol. Narbonne et Saint-Etienne eurent aussi leurs communards. Regards neufs pour continuer notre série sur les clichés sur la Commune de Paris, pourvu qu'on ouvre les fenêtres pour élargir l'horizon.

A bien des égards, parmi les idées reçues sur la Commune de 1871, celle-ci passe pour une révolution typiquement, intrinsèquement, fondamentalement… parisienne. Cette idée touche à l’image de Paris, “bivouac des révolutions”, et insère l’insurrection qui se lève en mars 1871 dans une continuité éminemment amarrée à l’histoire de la capitale. La Commune de Paris, une révolution toute parisienne : tautologie et force de l’évidence ? Plutôt en partie un lieu commun ou - du moins - une parisianité toute à repenser. Car, bien sûr, l’épisode communaliste est fondamentalement ancré dans la géographie parisienne, qui naît du soulèvement populaire sur les hauteurs de Montmartre quand la foule s’oppose à ce que l’armée de Thiers s’empare des canons financés par l’impôt des Parisiens. C’est cette révolte-là, le 18 mars 1871 à l’aube, qui fait office d’allumette puis essaime depuis des quartiers où l’on travaille et se connaît comme on milite ou parle politique. 

L’épisode intervient aussi après des mois de siège par l’armée prussienne et, pour finir, l’armistice qui est vécu comme une capitulation, une abdication de sa capacité à combattre et à résister, par la population parisienne. L’événement en restera intimement irrigué par une souveraineté populaire parisienne qui s’affirmera sur un double front face au gouvernement réfugié à Versailles et face à Bismarck, qui encercle Paris et marche sur les Champs Elysées. Parisienne, la Commune l’est aussi du fait de l’enclavement concret, physique, matériel, de la capitale durant toute l’insurrection, comme de son enracinement dans la mémoire immédiate, sensible, familière, des révolutions précédentes, dont le souvenir irrigue et nourrit 1871, déjà à chaud.

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Rustique et bigot : le campagnard vs le communard ?

Pour autant, faire du “Paris libre” communard un bastion isolé a pu créer des œillères durables, dans l’histoire de l’insurrection telle qu’on l’a longtemps racontée. Ainsi, la mobilisation de la capitale et dans la capitale a été massivement pensée en contraste avec la province. Quitte à donner lieu à des représentations à la hache projetant un peu facilement un monde ouvrier sensibilisé à la lutte à un peuple des campagnes rustique, aveuglé par sa bigoterie et prompt à se fourvoyer dans des votes monarchistes, ou le soutien aux plébiscites de Napoléon. 

De fait, les élections qui précèdent l’insurrection montrent une ligne de fracture qui passe aussi par cette frontière-là. A l’échelle de tout le pays, les sensibilités politiques ne sont pas identiques à Paris et dans le reste du pays, si on le prend comme un tout. Pour autant, il existe plusieurs bonnes raisons de projeter une lumière à la fois moins crue, et plus oblique, sur cette opposition, et de voir un autre horizon communaliste se dessiner. Dans la conclusion qu’il signait à l’ouvrage collectif La Commune de 1871 - Une relecture, publié à partir des actes d’un colloque sous la direction de Marc César et Laure Godineau (chez Créaphis, en 2019), le grand historien de 1871, Robert Tombs, écrivait justement :

La Commune principale était un événement parisien - “Paris ville libre”. Encore une évidence. Mais parisien en quel sens exactement ?

Ainsi, en 1871, Paris est par exemple… une ville de provinciaux. Avant la Commune et même pendant le temps de l’événement, on observe en effet d’importants déplacements de population qui ont longtemps complètement échappé aux historiens. Les dossiers des communards et des communardes qui passent devant les Conseils de guerre laissent des traces modestes en termes d’état civil : souvent (mais pas toujours) une profession, une adresse, parfois la profession des parents. Mais ils renseignent assez bien le département de naissance, dont l’historien Jean-Claude Farcy avait enrichi la base statistique accessible librement en ligne, qu’il a laissée derrière lui à son décès, en 2020. On y découvre des hommes et des femmes massivement nés à l’extérieur des marges de Paris, dont on peine souvent à savoir à quelle date au juste ils et elles sont arrivés dans la capitale, faute par exemple d’archives de l’état civil. On constate ainsi ici ou là une surreprésentation de certains départements, comme par exemple la Haute-Marne dont était justement issue Louise Michel, ou encore l’Ille-et-Vilaine. Tout ce maillage par l’origine géographique enrichit non seulement la connaissance de l’événement communaliste, mais aussi celle des classes populaires à Paris au XIXe siècle, qui vont et viennent.

"Frère, on te trompe"

Ces racines et ces mouvements contredisent l’image d’un “Second siège” à quoi souvent on a associé la Commune de Paris en 1871. Dans le même ouvrage issu d’un colloque de 2011, l’historienne Masaï Mejaz montrait également que l’image de frontière hermétique entre un Paris insurgé, enclavé et reclus, et le reste du pays, pouvait aussi être déconstruite : certes, la zone sise entre la France occupée par l’armée prussienne et celle contrôlée par le gouvernement de Thiers réfugié à Versailles, dessine comme une enceinte de 34 kilomètres qui enferment Paris et “pour entrer ou sortir de la ville fortifiée, il faut emprunter les portes disséminées tout au long des remparts accessibles par un pont-levis qui les protège”. Pour autant, les choses sont plus complexes : au début de l’insurrection, cinq portes à pont-levis (du côté des actuels XVIe et XVIIe arrondissements) sont par exemple tenues par des troupes qui n’ont pas adhéré à la Commune. Et si un blocus alimentaire sera décidé le 25 avril par Versailles pour contraindre Paris par la faim, rehaussé d’un contrôle de passeports coûteux et lents à obtenir, les frontières de Paris ne sont pas parfaitement étanches pour autant. Robert Tombs les évoque même comme “des frontières complexes qui laissent passer les hommes, les marchandises et les idées” - le tout dans les deux sens de surcroît, car des réfractaires qui tentent d’échapper à la garde nationale obligatoire pour les hommes cherchent aussi à s’éclipser. 

Ainsi, tout au long des 72 jours que durera l’épisode insurrectionnel, la Commune de Paris cherchera à s’attacher le soutien des régions. Moins sous cloche qu’on ne l’a souvent décrite, un œil neuf sur la Commune de Paris a montré au contraire qu’elle dialogue en province avec le flanc du parti républicain qui se propose même de jouer les traits d’union ; qu’elle missionne des émissaires pour rassurer, convaincre, mobiliser les campagnes ; qu’elle envoie même la journaliste André Léo battre la campagne, elle qui signe avec son compagnon, l’élu Benoît Malon, un appel “Aux travailleurs des campagnes” où on lit par exemple : 

Frère, on te trompe, nos intérêts sont les mêmes. [...] Si Paris tombe, le joug de la misère retombera sur votre cou.

Un peu plus tard, ce sera au tour d'un certain Paschal Grousset, membre élu de la Commune et justement chargé des “relations extérieures”, de lancer un appel aux grandes villes tandis que la menace militaire se rapproche. Le ton n'est déjà plus celui d'une invitation à bras ouvert mais percole de rancœur à mesure que la fin semble fatale :

Si Paris succombait pour la liberté du monde, l'histoire vengeresse aurait le droit de dire que Paris a été égorgé parce que vous avez laissé s'accomplir l'assassinat. 

L'appel de Grousset date de la mi-mai. Entre-temps, les embryons d'insurrections de province se sont éteintes avant d'avoir fait tâche d'huile. Longtemps, on n’a rien su ou presque de ces épisodes qui se jouent à Saint-Etienne, Narbonne mais aussi Lyon, Saint-Etienne, Toulouse, Marseille où tous finissent fusillés dans les jardins du Pharo… Comme s’il ne s’agissait guère que de greffons extraterritoriaux peu dignes d’intérêt ? Ou carrément hors sujet ? Ce furent en tous cas des angles morts tenaces dans l’histoire de la Commune, jusqu’au centenaire de l’événement qui verra l’actualité scientifique redoubler de vigueur, et de nouveaux objets trouver une place. C’est le cas en particulier avec un travail pionnier, qu’on doit à l’historienne Jeanne Gaillard. Elle publiait l’année du centenaire Communes de province, Commune de Paris, 1870-1871, un livre qui sera très repéré, commenté, chroniqué. Quarante ans plus tard, le colloque de Narbonne en 2011 venait enrichir cette approche par les bords extérieurs pour chercher à comprendre, par exemple, pourquoi il ne s'était rien passé à Bordeaux cette année-là.

Toutes ces Communes provinciales ne sont équivalentes ni en ampleur, ni en durée. Mais elles racontent un mouvement ouvrier qui pousse aussi en région, et un militantisme qui apparaît moins en silo qu’on ne l’a longtemps cru pourvu que la mémoire communarde soit un peu travaillée. De son vivant, le romancier Jean-Claude Izzo regrettait ainsi sur l’antenne de France Culture, que l’épisode marseillais soit passé par pertes et fracas, comme une contrée de la mémoire désertée pour de bon :

Jeanne Gaillard demeure citée comme une pionnière un peu partout à présent que des travaux émergent à nouveau pour combler cet angle mort. Malgré tout, l’hypothèse qu’elle esquissait en 1971 reste intrigante, et encore à documenter : l’historienne se demandait (entre autres) si, au fond, ce n’était pas précisément aux provinciaux de Paris qu’on devait justement la radicalité qui s’exprimera durant 72 jours dans la capitale. Tous ces mouvements et autant d’échanges des hommes, des biens et des idées qui jouent à saute-mouton avec une frontière bien moins sanglée qu’on ne l’a longtemps cru excavent en tous cas Paris de l’isolement, et la Commune de son image d’Epinal. C’est-à-dire quelque chose de l’ordre du surgissement, à l’agenda politique, d’une âme ontologiquement parisienne.

L'ouvrier-bijoutier hongrois devenu élu parisien

Or ce Paschal Grousset à la tête des “relations extérieures” n’a pas seulement un œil sur la province et ces insurrections sœurs qui pourraient soudre, ou sur les troupes de Bismarck. Les “relations extérieures” tiennent aussi d’une activité internationale. Le livre de Quentin Deluermoz, Commune(s) paru en 2020 nous décille justement sur toute une dimension transnationale de cet événement, largement négligée. Il montre par exemple qu’à Bogota en Colombie, on a reçu fort tôt une notification par laquelle le délégué aux relations extérieures annonçait la constitution d’un gouvernement fédéral communal. Dans le texte, Grousset “saisit cette occasion d’exprimer le désir de la Commune de resserrer les liens fraternels qui unissent le peuple de Paris et le peuple colombien”. En fait, toute une activité qu’on peut dire diplomatique affleure, et justement, dans d’autres sources, Paris revendique une “immunité diplomatique” et finit par ratifier la Convention de Genève, c’est-à-dire des traités internationaux dont la première mouture remonte à 1864 et régit un droit de la guerre et notamment le statut des civils. 

Dans un va-et-vient qui fait un sort à l’idée d’une révolte parisienne sous cloche, l’ouvrage Commune(s) montre à la fois comme la Commune fait, très tôt et parfois loin, la Une des journaux du monde entier, et combien les nouvelles du monde parviennent jusqu’aux gens de la Commune. Jusqu’au 4 mai, le Journal officiel de la Commune comprend aussi une rubrique “Nouvelles étrangères”, que Quentin Deluermoz a passé au crible et qui montre, à son tour, que l’horizon communaliste fut moins étroit qu’il n’y paraît parfois. En termes de “géographie des attentions”, l’historien pointe le Royaume-Uni, pays étranger le plus souvent évoqué dans cette rubrique - c’est la première puissance mondiale, c’est aussi cette vaste puissance coloniale et l’épicentre d’une industrie médiatique qui irrigue la Commune de nouvelles d’Asie ou d’Amérique. Si les communards suivent la marche au bout du monde ou presque, ils s’en emparent aussi pour inventer à la Commune un écho à échelle mondiale : "Tous les peuples civilisés ont les yeux sur Paris”, écrit un groupe de femmes, tandis que l’élu Lefrançais exhorte qu’il en va non plus “seulement de l’émancipation d’une classe particulière, mais de celle du peuple français, des travailleurs du monde entier”. 

De fait, Londres est aussi le siège de l’Association internationale des travailleurs, fondée à Londres en 1864. Des travaux depuis plusieurs décennies, qu’on doit par exemple à Michel Cordillot et Jacques Rougerie, et plus récemment par exemple aux historiens Fabrice Bensimon ou Nicolas Delalande, ont permis d’approcher plus finement l’écosystème des internationaux à Paris. Et de comprendre, par exemple, qu’il ne fallait pas envisager cette affiliation comme une identité politique trop figée, mais plutôt quelque chose de l’ordre d’un rhizome qui pouvait structurer en surépaisseur d’autres liens, et d’autres adhésions. D’ailleurs, on n’adhérait pas forcément à titre individuel à la section française de l’AIT mais très souvent aussi, collectivement, au nom de son association ou de ce qu’on appellerait aujourd’hui “parti” ou “syndicat”. 

Malgré toutes ces nuances, le poids des internationaux (qui comptent pour un gros tiers des élus après les élections du 26 mars 1871) a marqué l’univers communaliste - et pas seulement au titre d’une solidarité ouvrière internationale. Au plan du casting, l’AIT joue aussi un rôle important, qui ouvre à l’internationale le fief parisien. En effet on constate que militer au sein d’une section de l’AIT à Paris, c’était aussi rencontrer des hommes et des femmes qui étaient nés en Russie, en Roumanie ou en Allemagne ; qui avaient transité par la Belgique ou la Suisse ; et qui, dans leurs bagages, importaient aussi des savoir-faire et des façons de militer, de s’organiser, ou de se révolter. C'est vrai y compris chez les femmes : dès 1963, dans son ouvrage pionnier Les "Pétroleuses", Edith Thomas mettait en évidence la trajectoire de Elisabeth Dmitrieff, la russe émissaire de Karl Marx passée de Saint-Pétersbourg à Paris via Genève et Londres, ou celle de Paule Minck, qui joueront des rôles de cheffes de file (et structureront des volontaires qui sont justement massivement issues de province).

Ainsi, en mars 1871, Paris n’est pas seulement la capitale mondiale des révolutions, relayées aux quatre coins du globe : le “Paris libre” est le carrefour de ces histoires-là, et la capitale compte de nombreux étrangers… ainsi que les institutions communalistes. Bon nombre d’entre eux occuperont par exemple des positions centrales sur l’échiquier institutionnel et dans La Commune de Paris 1871 : les acteurs, les événements, les lieux (aux éditions de l'atelier), Olivier Peynot souligne par exemple que les Polonais, qui ont appris l’art de la guerre dans l’armée tsariste, sont réputés pour leur compétence militaire. En autorisant les étrangers parmi les chefs de file, comme le Hongrois Léo Frankel par exemple, à se présenter aux élections, la Commune achèvera une forme de floutage express des frontières entre citoyenneté et nationalité. Comme d’autres étrangers, Frankel sera élu membre de la Commune le 26 mars 1871. Installé à la commission du travail et de l'échange, il comptera parmi la poignée d’officiels qui joueront même un rôle de premier plan dans l’épisode communaliste.... parisien.

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