La décision politique et la santé publique au temps de l'incertitude. Avec Edgar Morin, Didier Sicard...

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La décision politique et la santé publique au temps de l'incertitude. Avec Edgar Morin, Didier Sicard...

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Un homme attend le bus à Lausanne (Suisse) en cette période de confinement et d'incertitude.
Un homme attend le bus à Lausanne (Suisse) en cette période de confinement et d'incertitude.
© AFP - FABRICE COFFRINI

La Revue de presse des idées. L'incertitude engendrée par la crise pèse sur nos vies et sur les décisions politiques. Difficile de penser la suite face à l'imprévisible. Mais le "festival des incertitudes" est-il le résultat de l'imprévisible ou du manque de préparation ? Peut-on être totalement prêt face au pire ?

« Le confinement physique devrait favoriser le déconfinement des esprits », écrit Edgar Morin dans le dernier Tracts de crise publié par Gallimard et intitulé « Un festival d'incertitudes ». 

Pas si sûr, si l’on suit des chercheurs du MIT qui ont mené une étude sur une quarantaine de volontaires pour comprendre ce qui se passe dans le cerveau lorsque nous sommes privés d’échanges sociaux. « Le confinement, via la privation d’interaction sociale, semble créer en nous un manque qui entraîne la mise en place d’une réponse pour en sortir. Au niveau cérébral, cette réponse pourrait être comparable à ce qu’il se produit suite à une privation de nourriture. En un sens, pour le cerveau, être privé de contacts sociaux pourrait être aussi important que d’être privé de nourriture. Une privation qui sur le long terme pourrait avoir de lourdes conséquences. » Le podcast est à écouter ici

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La clé, comme pour tout, est dans la préparation à la sortie du confinement, comme à l’entrée et à la conduite de cette crise. Lisons Edgar Morin : « L’expérience des irruptions de l’imprévu dans l’histoire n’a guère pénétré les consciences. L’arrivée d’un imprévisible était prévisible, mais pas sa nature. D’où ma maxime permanente : "Attends-toi à l’inattendu" ».

Or, sans doute ne nous sommes-nous pas assez préparés à ce qui pourtant était prévisible, et avait même été prédit. Peut-être, écrit encore le sociologue et philosophe, parce que « le confort intellectuel et l’habitude ont horreur des messages qui les dérangent. » Peut-être parce que nous faisons face à un « festival d’incertitudes », qui implique des facteurs psychologiques, sociaux, scientifiques, économiques et politiques.

Un festival d'incertitudes ou un manque de préparation ?

Pour le professeur de physique théorique britannique Jim Al-Khalili dans le Guardian, en ces temps incertains, « il n’a jamais été aussi nécessaire d’expliciter comment la science fonctionne. En politique, admettre une erreur est perçu comme un signe de faiblesse. C’est tout le contraire dans le domaine de la science, où l’erreur est la pierre angulaire du savoir. Remplacer les vieilles théories et hypothèses par des nouvelles, plus précises permet d’aller plus loin dans la compréhension du sujet. » 

Or, contrairement aux conspirationnistes, la méthode scientifique accorde plus d’importance au doute qu’à la certitude. « Nous devons être prêts à changer notre approche à mesure que de nouvelles données émergent pour que notre modèle de prévision devienne de plus en plus fiable. »

Lacune de la culture scientifique ? Problème de compétence politique ? Qu’est-ce qui explique qu’en dépit des nombreuses alertes sur le risque pandémique, comme celles lancées par Bill Gates, aucune politique préventive sérieuse n’a été mise en place ? C’est la question que pose l’écrivain et producteur à France Culture Marc Weitzmann dans Le Figaro

Ce qui s’est produit est très étrange. Nous avons transformé une prévision rationnelle, dont la fonction consistait à prévenir un risque, en narration collective anxiogène d’une catastrophe inévitable [...]. Quelque part entre l’avènement des chaînes d’information et celui des algorithmes, dans quelle mesure le besoin de prévision s’est-il mué en appel d’air de la catastrophe ? Dans quelle mesure la prévision est-elle un souhait obscur ? La fameuse théorie du fusil de Tchekhov - selon laquelle, si un fusil est présent à l’Acte 1, il faut qu’un coup de feu soit tiré à l’acte 3 -, trouve ici sa traduction contemporaine. Qu’une menace virale planétaire de cette ampleur surgisse alors que l’on n’a jamais tant parlé d’algorithme n’est-il pas en soi remarquable ? Qu’est-ce qu’un algorithme, après tout, sinon un code dont la seule fonction consiste à se reproduire - un virus ?

Le philosophe Laurent Jaffro renchérit sur la plateforme The Conversation : « En dépit d’une dimension d’imprévisibilité, il y a beaucoup de choses que l’on savait et qui ont été l’objet d’une ignorance coupable, si bien que l’on aurait pu et que l’on pourra mieux faire. » Pourquoi n’a-t-on pas bien fait alors ? Il faut peut-être aller chercher nous dit l’auteur « du côté des sources psychologiques de l’imprévoyance. » Il convoque Platon qui nous a avertis dans son Protagoras (356a) : « sans art de la mesure, nous sous-estimons les maux distants. Ce biais naturel vire au vice quand, l’ayant souvent identifié, nous ne faisons rien pour y remédier », mais aussi La Fontaine, à travers « Le renard et les raisins ». La crise actuelle révèle au moins l’acuité des classiques de la philosophie morale dont les gouvernants pourraient faire bon usage.

Dans un entretien au Monde, le sociologue américain Andrew Lakoff, spécialiste de la mondialisation des enjeux de santé, revient lui aussi sur la notion de préparation dans nos sociétés en la distinguant de la précaution et de la prévention. « Le principe de précaution vise à éviter certains risques dont les effets sont inconnus ou incertains. La préparation part du point de vue que nous ne serons pas nécessairement en mesure de l’éviter [...] Quant à la prévention, elle s’intéresse aux maladies que nous connaissons déjà. Elle en évalue l’incidence en produisant des analyses statistiques grâce à des données démographiques et épidémiologiques. »

Le risque infectieux n’est donc pas seulement considéré du point de vue de la santé publique, mais aussi comme un enjeu de sécurité nationale, et l’essor de la préparation traduit notre préoccupation sécuritaire. La nouveauté, « depuis la fin du XXe siècle, est que l’Etat cherche à assurer la sécurité d’infrastructures jugées vitales pour le pays. Les infrastructures de santé, de transport, de communication occupent un rôle si important aujourd’hui qu’il est devenu essentiel de les protéger afin que la société puisse fonctionner. Notre dépendance envers ces infrastructures révèle l’une de nos vulnérabilités ».

Il faut dire que les décisions ne sont pas toujours faciles à prendre non plus. Quatre sociologues, Henri Bergeron, Olivier Borraz, Patrick Castel et François Dedieu, expliquent pourquoi dans AOC.

Les travaux en sciences sociales soulignent la difficulté pour les décideurs et leurs experts d’interpréter des signaux, dont ils ne savent pas s’ils sont suffisamment graves ou imminents pour justifier un déclenchement du plan. Comme l’ont montré Graham Allison et Philip Zelikow dans leur célèbre The Essence of Decision (1999), le déclenchement de procédures en temps de crise lie les mains des décideurs au profit des opérationnels chargés de les mettre en œuvre ; elles limitent leur capacité d’exercice de jugement discrétionnaire. Kennedy et Khrouchtchev en ont fait l’amère expérience pendant la crise des missiles de Cuba en 1962.

Et puis, même si on peut s’appuyer sur les expériences de crise précédentes et chercher ce qui, dans une nouvelle, est commun à celles du passé, il se trouve qu’« e_n France, tester les plans sans les mettre réellement à l’épreuve, voire les concevoir sans ensuite les mobiliser, la mémoire à court terme et la recherche de coupables, sont autant de biais qui révèlent un trait fondamental de nombreuses autorités publiques, et en particulier de l’État français : celui de donner l’illusion qu’il peut à lui seul assurer la sécurité des populations contre tout type de risque. Cette notion bien française de l’ordre public conduit l’État à se piéger lui-même : en suscitant des attentes qu’il n’est pas en mesure d’honorer, il crée un sentiment indu de protection et de sécurité. Il s’expose de ce fait à des critiques toujours plus nourries lorsqu’une nouvelle crise survient et que des défaillances surgissent. La très forte défiance envers l’État voire les thèses complotistes qui surgissent en pleine crise du coronavirus pourraient être la manifestation de ce cercle vicieux que les pouvoirs publics perpétuent depuis aussi longtemps. »_

Pour mieux affronter cette crise et les suivantes, il est donc crucial pour l’Etat de « se doter d’outils de retour d’expérience robustes, qui ne considèrent plus les crises comme des événements singuliers qui sortent de l’ordinaire, mais au contraire comme des événements récurrents dont on peut apprendre beaucoup »

Des questions sur la santé publique

Restent un certain nombre de questions qui touchent à la santé publique. Le directeur de l’Ecole de hautes études en santé publique Laurent Chambaud nous enjoint à « Repenser fondamentalement le concept de santé publique » dans cet article de The Conversation, par exemple.

Mais c’est sur une note confidentielle de Jean-François Delfraissy que l’on s’est attardé. Une note transmise à l'Elysée, au premier ministre, au ministre de la santé et à Jean-Castex, au lendemain de l'allocution d'Emmanuel Macron, que Mediapart s’est procurée, dans laquelle le président du Conseil scientifique insiste sur la nécessite d'impliquer la société dans la réponse à la crise : 

L’exclusion des organisations de la société civile peut facilement ouvrir la voie à la critique d’une gestion autoritaire et déconnectée de la vie des gens. À l’inverse, leur participation leur donnera une forte légitimité pour prendre la parole au nom de la société et formuler des propositions.

Plutôt donc que d’imposer la verticale du pouvoir, Jean-François Delfraissyen appelle à la « démocratie sanitaire » car « les organisations de la société civile et les ONG ont une expertise spécifique que n’a pas l’administration. Elles ont une excellente connaissance de la diversité des milieux sociaux et, notamment, des catégories de la population les plus vulnérables. Elles ont une capacité à comprendre, interpréter et faire remonter les opinions et les attentes venues des territoires. » 

Dans le même journal, reprenant quelques unes des principales propositions qu’il avait faites dans son formidable entretien à France Culture il y a quelques semaines, le professeur de médecine Didier Sicard, ancien président du Comité consultatif national d’éthique (CCNE), répond à Joseph Confavreux qu’il n’est pas surpris de l'ampleur de l'épidémie que nous traversons. 

Sur la gestion de la crise par le gouvernement, il estime que l'on assiste depuis « des années à une dégradation des capacités médicales de réponse hospitalière, des conditions d’enseignement, et à un abandon de la santé publique, dont le gouvernement d’Édouard Philippe n’est que l’héritier », déplore qu'en France « l_es phares demeurent braqués sur les grands médecins qui s’intéressent aux grandes maladies et aux grands malades, tandis que celles et ceux qui se concentrent sur la santé publique ne sont considérés que comme des rêveurs ou des humanitaires »,_ mais reconnait qu'avec cette crise, les médecins hospitaliers « se sont retrouvés à faire l’essence de leur métier, à savoir être au plus près des malades. [...] On ne se pose plus la question de savoir si les malades rapportent ou pas. »  Ayant participé à la création de l’Institut Pasteur au Laos, il n'hésite à pas remettre en question l'OMS et « plaide pour une structure internationale, comme on l’a fait pour l’Iran sur le nucléaire, avec des contrôles de spécialistes indépendants. [...] Le globe terrestre tel qu’il existe a besoin d’une structure supranationale qui fasse autorité, si l’on ne veut pas que les épidémies de ce type se multiplient dans le futur. » 

En somme, nous prévient Edgar Morin à qui on laissera le dernier mot pour aujourd’hui : 

« L’après-épidémie sera une aventure incertaine où se développeront les forces du pire et celles du meilleur, ces dernières étant encore faibles et dispersées. Sachons enfin que le pire n’est pas sûr, que l’improbable peut advenir, et que, dans le titanesque et inextinguible combat entre les ennemis inséparables que sont Éros et Thanatos, il est sain et tonique de prendre le parti d’Éros. »