Avec la pandémie, le cinéma s’est trouvé confronté aux annonces de sa disparition prochaine. Un coup de plus pour le septième art, à l’histoire jalonnée de crises. Des petites morts, dont il se sort toujours plus vivant.
“Je pense que le futur du cinéma n’est plus là, c’est comme se battre pour qu’une espèce animale ne disparaisse pas”, déclarait le 10 décembre dernier Mathieu Kassovitz, alors invité de BFM TV. L’acteur et réalisateur français relayait ainsi la peur qui, depuis le début de la crise sanitaire, entourait celle que traversait le cinéma. C’est un fait : si les salles renouent aujourd’hui avec leur public, il faut dire que ces derniers mois, l’inquiétude se faisait chaque jour grandissante tant au sein de l’industrie cinématographique qu’auprès des cinéphiles. Force est de constater que ces craintes sont inhérentes à l'histoire du cinéma, comme le raconte Antoine de Baecque dans son dernier ouvrage L'histoire-caméra T.2. Le cinéma est mort, vive le cinéma (Gallimard) ; et, malgré les multiples bouleversements qui l’ont traversé, le septième art n’a cessé de se réinventer. Annoncé perdu à chacun de ces tournants, il demeure.
Pourtant, la mort du cinéma est-elle inéluctable ?
Passage du muet au parlant, arrivée de la télévision, piratage, essor des plateformes… Chaque révolution qui a touché le grand écran a été prophétisée comme sa mort. Si dès les années 1920-1930, nombreux sont ceux à avoir joué les Cassandre, c'est que sa naissance elle-même semble être marquée au sceau d’une malédiction : “Le cinéma est une invention sans avenir”, aurait ainsi avancé Louis Lumière en 1896, peu après la première projection publique de L'Arrivée d'un train en gare de La Ciotat. Une phrase qui montre que l’idée de mort imminente du septième art est aussi vieille que le cinéma lui-même.
Mais alors, pourquoi le cinéma fait-il, plus que les autres arts, l’objet de funestes prédictions ?
C’est lié au fait que le cinéma a à voir avec la mort, le cinéma est ce qui garde les traces de la vie une fois que celle-ci est partie, c’est ce qui a marqué les premiers spectateurs. C’est aussi qu’à la différence d’autres arts, on sait quand naît le cinéma et quand on connaît la naissance de quelque chose, on peut penser à sa fin. Jean-Michel Frodon, critique et historien du cinéma
Ces traces de vie et de mort que le cinéma laisse ont, à de multiples reprises, posé question. En filmant la violence et la destruction lors de la Première Guerre mondiale, on l’a tenu pour responsable de la brutalisation des spectateurs. Filmer la crise meurtrière de la civilisation et l’esthétiser, le cinéma est-il fait pour cela ? Une remise en cause de son existence qui se fera plus vive encore lors du second conflit mondial, alors que la caméra est accusée d'avoir servi d'instrument de propagande fasciste et nazie, de ne pas avoir su filmer l'horreur des camps. Un déshonneur dont le septième art se relèvera.
Mourir plusieurs fois
Depuis les premières scènes de quelques minutes projetées sous des tentes de foires, le cinéma a considérablement évolué, jusqu’à conquérir un public mondial. D’abord de courte durée, muet, parfois accompagné de musiciens et de bruiteurs, le septième art a cru devoir abdiquer à chaque innovation technologique. Les ennemis désignés sont nombreux : le parlant, la télévision, le magnétoscope, le numérique… Et le tout premier d’entre eux, le long-métrage. Une condamnation aujourd’hui pour le peu étonnante mais qui fut pourtant la crise originelle du grand écran, ainsi que le rappelle Jacques Kermabon rédacteur en chef de la revue dédiée au court-métrage, Bref. En 1913, un chroniqueur de la revue Ciné-journal se questionnait : “Les films de long métrage sont-ils bons pour la cinématographie en général ou compromettent-ils l’avenir de notre industrie ? Grouper en deux heures ou en une heure, deux comédies, un ou deux drames, quelques actualités, voilà la vraie nature du cinématographe.”
Quelques années plus tard, en 1927, certains critiques annoncent la mort du cinématographe pourtant à son apogée avec l’arrivée du parlant : _“Le cinématographe des frères Lumière ne mérite plus son nom… Il est devenu un vulgaire phonographe à images”. _Avec l'apparition clivante du son, il y a eu ceux qui, comme Jean Renoir ou Marcel Pagnol, ont vu dans ce nouvel outil l'occasion d'approfondir leur art, qui en ont fait une nouvelle dimension à exploiter et ceux qui y ont perçu la fin des "symphonies d’images", qui faisaient jusqu'alors l'essence du cinéma .
Puis en 1947, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, on prophétise la mort de l’industrie du septième art à cause des charges trop lourdes qui pèsent sur les producteurs : “Le cinéma français va s’arrêter, si l’État se refuse à être autre chose qu’un percepteur insatiable, il va tuer ce qui fut la seconde industrie française.”
Dans les années 1960, c’est l’arrivée de la télévision dans les foyers qui fait la révolution et menace le grand écran.
La télévision a aidé à partager le cinéma, ça n’a pas tué le cinéma, ça l’a même fait vivre. On a continué à consommer des genres comme le western, le cinéma fantastique, le policier mais sous la forme de programmes télévisés, avec des tentatives d’invention. On a essayé d’inventer un art télévisuel par exemple, les dramatiques, un art qui serait à moitié du théâtre à moitié du cinéma. Il y a beaucoup d’objets hybrides. Guillaume Soulez, enseignant-chercheur en cinéma et audiovisuel de l'Université Paris 3
Cette montée en puissance du petit écran fera l'objet d'une réflexion de la part du réalisateur Werner Herzog en 1982 dans le cadre du 35e Festival de Cannes, face à la caméra de son confrère Wim Wenders :
L’esthétique du cinéma est très particulière, la télévision n’est qu’une espèce de jukebox, on n’est jamais dans une ambiance de salle de cinéma. Le spectateur est plus mobile, il peut éteindre son poste, ce qu’on ne peut pas faire au cinéma.
Godard et la mort d'une certaine idée du cinéma
Dès les années 1960, Jean-Luc Godard prophétise la fin d’un certaine vision du cinéma.
Godard est quelqu’un qui est très attaché au rapport entre le cinéma et le monde, dans la continuité des Cahiers du cinéma, du discours de Bazin, etc. Et évidemment, le cinéma n’a pas sauvé le monde, n’a pas empêché la Shoah, n’empêche pas les génocides actuels, les guerres. Il n’y a pas de capacité à changer le monde avec une conception hyperbolique du pouvoir du metteur en scène qui était de dévoiler la vérité. Guillaume Soulez, enseignant-chercheur en cinéma et audiovisuel de l'Université Paris 3
Un regard morose sur l’art cinématographique que le cinéaste de la Nouvelle Vague confirme encore davantage dans les années 1980. En 1981, au début de sa "Lettre à Freddy Buache", il grommelle : "Le cinéma va mourir bientôt, très jeune, sans avoir donné tout ce qu'il a pu donner". Un avis qui fera écho à celui du critique Serge Saney, autre grande voix prophétique de la mort du septième art :
Les films, je les vois parfois comme de pauvres filles qui font aujourd'hui le trottoir à la télévision. Elles sont nées dans un monde où il fallait séduire (la salle) et voilà qu'elles continuent dans un monde où elles aident à "boucher des trous" (de la télé). Les décideurs de télé sont un peu comme des maquereaux, mais eux-mêmes dépendent économiquement de la vraie mafia : la publicité. Serge Saney dans "Propos du passeur" de Philippe Roger (1993)
Se renouveler pour continuer d'exister
Dans ces mêmes années 1980, décidément néfastes au grand écran, la commercialisation des VHS annonce l’ère du piratage.
C’est un peu le premier acte par lequel le spectateur s’approprie le film, en le regardant quand on veut, en le téléchargeant. Ça se double du fait que maintenant nous savons faire des films. Ça s'est développé avec le Pathé-baby, avec le Super 8, c’est-à-dire que la pratique du cinéma-amateur s’est développée rapidement au sein de la société. On n’est plus dans la position de simple consommateur d’image, on est aussi producteur. C’est une manière de dire que le cinéma est très vivant. Guillaume Soulez, enseignant-chercheur en cinéma et audiovisuel de l'Université Paris 3
Avec l’émergence d’écrans plus petits, de vidéos à la demande, et des séries TV, ce sont désormais les plateformes qu’on accuse d’enterrer le cinéma. Une nouvelle ère que le critique et historien du cinéma Jean-Michel Frodon analyse avec un certain optimisme :
Il faut rappeler que juste avant la pandémie, le cinéma se portait remarquablement bien dans le monde, on faisait plus de films qu’on n'en avait jamais faits, qui étaient vus par plus de gens que comme ça n’avait jamais été le cas auparavant.
Un point de vue confiant sur l'avenir du cinéma que partage Guillaume Soulez. Selon l'enseignant-chercheur, la petite lucarne a permis au grand écran de se réinventer et d'investir des formes nouvelles :
Si je définis le cinéma comme un art du récit en images et que le cinéma d’aujourd’hui est un art dysnarratif, qui va casser les codes, qui va jouer sur des effets plastiques très puissants, est-ce que finalement ce n’est pas dans les séries que le langage du récit en images a migré ? Tout dépend comment on définit le cinéma, si on le définit comme ça, peut-être que ce n’est plus ou pas seulement dans les salles ou les plateformes que l’on continue le cinéma, mais dans un autre art quand même assez voisin, un art jumeau : la série télé.
Ce que l'on voit mourir chaque fois, serait plutôt une certaine idée que l'on se fait du cinéma, une idée finalement assez restreinte du septième art comme un loisir collectif à ne vivre que sur grand écran. Et qui aurait perdu de sa superbe et de son hégémonie au fil des décennies. Mais le cinéma existe aussi hors des salles obscures, il est partout. Et pour cause, l'éventail proposé par les plateformes se nourrit de l'héritage cinématographique et l'alimente. Ses métamorphoses successives ne seraient que la preuve de son incroyable vitalité. S'il fallait encore en douter, il suffit de jeter un oeil aux entrées depuis le 19 mai.