La non liberté de la presse en Turquie

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La non liberté de la presse en Turquie

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Hashtag brandi ce lundi 24 juillet 2017 devant le siège du quotidien Cumhuriyet
Hashtag brandi ce lundi 24 juillet 2017 devant le siège du quotidien Cumhuriyet
© AFP - Ozan Kose

Curieuse façon de fêter la journée de la Presse en Turquie, le procès de 17 salariés du journal Cumhuriyet s'est ouvert ce lundi. Ce quotidien indépendant est l'un des derniers à résister au régime répressif du président Erdogan, qui a fait de son pays la plus grande prison au monde de journalistes.

"Le journalisme n'est pas un crime", voilà le slogan que l'on a pu entendre ce lundi devant le Palais de justice d'Istanbul au premier jour du procès de 17 collaborateurs du quotidien Cumhuriyet ("La République"). Selon l'acte d'accusation, ceux qui risquent jusqu'à 43 ans de prison auraient aidé une ou plusieurs "organisations terroristes", comme les séparatistes kurdes du PKK, un groupuscule d'extrême gauche appelé DHKP-C et le mouvement du prédicateur exilé aux Etats-Unis Fethullah Gülen, désigné par Ankara comme le cerveau de la tentative de putsch d'il y a un an. Depuis lors, le président Recep Tayyip Erdogan n'a cessé de s'en prendre à la presse, sans parler des coupures-censures à répétition des réseaux sociaux.

Le procès de Cumhuriyet est emblématique, considéré comme celui du journalisme en Turquie. Analyse de Marie-Pierre Vérot.

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Un record mondial de quelque 150 journalistes emprisonnés

Selon le site spécialisé dans la liberté de la presse P24, 167 journalistes seraient aujourd'hui détenus en Turquie, dont la majorité dans le cadre de l'état d'urgence décrété après la tentative de putsch. Un nombre qui a décuplé depuis cette date, selon Pierre Haski, le nouveau président de Reporters sans frontières (RSF). Dans un entretien à la RTBF, il explique :

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Officiellement, ils sont accusés de subversion, de soutien à la secte Gülen, ou d'incitation à la violence. Dans la réalité, beaucoup d'entre eux sont simplement des détracteurs du président Erdogan, et sont là par délit d'opinion et pas avec des dossiers très étayés.

D'autres sources indiquent des chiffres autour de 150 incarcérations, soit presque la moitié des 348 journalistes (y compris pigistes et blogueurs) emprisonnés dans le monde l'an dernier ! Et dans un très récent appel en faveur de la liberté de la presse, avec RSF, Le Monde évoque "des conditions parfois draconiennes, souvent sans inculpation formelle" et pour des détenus qui peuvent avoir plus de 70 ans (Sahin Alpay, Nazli ­Ilicak).

De nombreux journalistes ont aussi dû fuir : 150 connus, selon Pierre Haski. Comme Can Dündar, l'ancien rédacteur en chef de Cumhuriyet, jugé par contumace depuis ce lundi et qui vit en Allemagne après avoir été incarcéré l'an dernier pour ses révélations sur des livraisons d’armes turques à des groupes djihadistes en Syrie. Et "sa femme est restée en Turquie, on lui a retiré son passeport pour qu'elle ne puisse pas revoir son mari", souligne le président de RSF.

Enfin, des journalistes ont vu leurs passeports ou leurs biens confisqués.

Au moins autant de médias fermés et des réseaux sociaux plombés

Selon le rapport annuel de l’Association des journalistes de Turquie (TGC), 157 publications ont dû cesser en 2016 et 780 journalistes ont été privés de carte de presse. A tel point que l'association a renoncé à délivrer un prix de la liberté de la presse cette année.

Dans un rapport publié le 15 février, le Conseil de l'Europe (dont la Turquie est membre) va même, lui, jusqu'à relever 170 médias fermés. "Un chemin dangereux" avec du "harcèlement judiciaire", selon ce constat qui ajoute que "des mesures urgentes sont nécessaires". Et avec aussi, selon Nils Muižnieks, le Commissaire aux droits de l'homme de l'institution interrogé par France Info, un facteur aggravant : la censure des réseaux sociaux :

Plus de 110 000 sites internet ont été interdits. Les autorités turques détiennent le record de demande de fermeture de Twitter et Facebook. Des rapports montrent que les autorités turques essayent aussi de ralentir le débit de manière à ce que les gens ne parviennent pas à charger les pages internet. C'est grave, car les habitants n'ont plus confiance dans les médias traditionnels et ils utilisent les réseaux sociaux plus que n'importe où ailleurs.

L'autocensure s'est particulièrement développée et d'après le représentant de RSF sur place, Erol Önderoglu (lui aussi mis en cause et emprisonné quelques jours par le régime), le président Erdogan contrôle directement ou indirectement 80% des médias turcs. Le journaliste de Télérama Olivier Tesquet précise ainsi que le régime joue sur des nominations de proches pour asseoir son emprise politique et financière. Les 20% restants étant des médias "pingouins", en référence à ces médias qui diffusaient des documentaires sur les pingouins à l'heure où grondait la révolte de Gezi.

Le pire classement par RSF depuis 15 ans

Conséquence logique de cette dégradation, la Turquie n'a jamais été si mal placée dans le classement annuel de la liberté de la presse selon Reporters sans frontières. A la 155e place pour 2016, là où la Corée du nord clôt la liste en 180e position et la France arrive 39e.

Evolution du classement de la liberté de la presse en Turquie depuis 2002 selon RSF
Evolution du classement de la liberté de la presse en Turquie depuis 2002 selon RSF
© Radio France - Camille Renard

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