La relance, quelle relance ? Avec Georges Soros, G. Roux de Bézieux, Giuliano da Empoli, Ariane Mnouchkine
Par Mattéo Caranta, Caroline Broué, Stéphanie VilleneuveLa Revue de presse des idées. La crise peut-elle avoir des vertus ? Être une "opportunité", comme on l’entend ici ou là ? Tout dépend de ce qu’on met derrière le mot vertu. Une chose est sûre, entre propositions économiques inédites et inquiétudes politiques profondes, la crise du Covid-19 se révèle un test pour la démocratie.
La crise peut-elle avoir des vertus ? Pour l’économiste Daniel Cohen, qui publie Tracts de crise (Gallimard) sur le sujet, elle peut l’être au sens où, reprenant les propos du ministre de l’Economie Bruno le Maire, "elle nous offre une chance unique de redéfinir notre propre modèle économique, national et européen".
Qui va payer ?
C’est la question que pose le professeur d’économie à l’Université de Lille Laurent Cordonnier dans Le Monde diplomatique. Cette crise économique ne ressemble à aucune autre puisque "elle ne résulte ni d’un choc d’offre [...] ni d’un effondrement soudain de la demande, mais essentiellement de décisions souveraines qui ont conduit à mettre brutalement à l’arrêt des pans entiers de l’appareil productif."
Pour amortir les dégâts causés par cette chute de la production et par les dettes publiques que les États auront contractées, "demain, sans doute, des reprises de dettes, des recapitalisations, des nationalisations seront nécessaires pour sauver les entreprises en difficulté à cause de la montée prévisible de leur endettement."
Pour l’heure, les taux d’intérêt sur les dettes publiques des principaux pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) ne se sont pas envolés (Grèce, Italie, et Espagne incluses). Mais cette stabilité apparente ne protège pas d’un crash obligataire à venir, d’une cessation de paiement, ou d’une panique sur les marchés financiers.
Dès lors, plusieurs options se présentent aux Etats selon l’économiste : la répudiation de la dette, l’austérité, les coronabonds, le rachat de dettes par les banques centrales. Mais une seule a sa préférence, qui consisterait "à créer (ou régénérer) au niveau européen un régime de "douce inflation", en coordonnant nos politiques salariales, de sorte qu’elle impulse un dynamisme nouveau aux augmentations de salaires (nominaux, c’est-à-dire sans prendre en compte l’inflation). En nous coordonnant (gouvernants, syndicats, BCE) au moins au niveau de la zone euro, ce régime d’inflation d’origine salariale pourrait rester sous contrôle. [...] Ce régime de douce inflation allégerait le fardeau des dettes publiques, au détriment des prêteurs les plus aisés."
Telle n’est pas l’option retenue par les grands patrons européens, qui misent quand même sur un fonds de relance. Dans une tribune publiée dans la presse européenne et dont Les Echos ont eu la primeur en France, Vincenzo Boccia (président de la Confindustria italienne), Dieter Kempf (président de la BDI allemand) et Geoffroy Roux de Bézieux (président du Medef) définissent leur position commune pour peser sur les décisions des gouvernements :
Nous, les présidents des trois plus grandes organisations d'entreprises de l'Union européenne, sommes profondément préoccupés des conséquences sociales, économiques et politiques de la pandémie. C'est un choc énorme, inattendu et tragique pour la vie publique, la santé, le bien-être social et l'activité économique dans nos pays.
Ils en appellent à une "coopération européenne et internationale pour la sortie de crise et pour la reprise" : "Il appartiendra aux pays du G20, en collaboration avec l'OMC et le FMI, d'assurer le maintien d'un système commercial international ouvert et de limiter l'impact de la pandémie, en particulier sur les pays en développement. Il est indispensable d'éviter toute escalade protectionniste."
Ils demandent à Bruxelles de créer "un fonds européen de relance de taille adéquate" et souhaitent un renforcement de "l'encadrement temporaire des aides d'Etat" pour soutenir le retour à l'activité des entreprises.
Le Medef et ses homologues allemand et italien croient en "des mesures budgétaires contracycliques" pour "soutenir la demande une fois que les perturbations de l'offre se seront estompées". "Ces mesures substantielles devront s'appuyer à la fois sur des baisses d’impôts et sur les dépenses publiques. Une aide spécifique aux personnes les plus vulnérables doit intervenir compte tenu de la gravité extraordinaire de la récession."
Le manifeste des trois patronats insiste également sur la nécessité d'un "degré élevé de solidarité" pour la réponse budgétaire, ce qui implique "des mesures de relance substantielles, tant au niveau national qu'européen, au moins jusqu'en 2023, pouvant aller jusqu'à 5 % du PIB par an dans la plupart des pays."
Last but not least, affichant leurs "ambitions pour une Europe plus verte, plus inclusive et innovante et plus souveraine", Vincenzo Boccia, Dieter Kempf et Geoffroy Roux de Bézieux appellent les gouvernements à s'appuyer sur le green deal dans le cadre de ce plan de relance.
Pour un fonds de relance européen
Un fonds de relance, c’est aussi ce à quoi invite le milliardaire de la finance Georges Soros sur la plateforme Project Syndicate où il détaille sa proposition que l’UE émette des obligations perpétuelles pour amortir la crise de la dette à venir.
Mais pour lui, si le blocage européen comporte un danger économique, l’inquiétude vient surtout de la politique. Si l’Italie, qui cristallise aujourd’hui le débat de la dette avec l’Allemagne et les Pays-Bas, venait à couler, c’est l’Europe toute entière qui sombrerait :
Matteo Salvini, le chef du parti de La ligue, est en campagne pour que l'Italie quitte l'euro et l'Union européenne. [...] Que resterait-il de l'Europe sans l'Italie, qui était auparavant le pays le plus pro-européen ? Les Italiens ont plus fait confiance à l'Europe qu'à leurs propres gouvernements. Mais ils ont été mal traités durant la crise des réfugiés de 2015. C'est à ce moment-là qu'ils se sont tournés vers l'extrême-droite de La Ligue de Salvini et vers le Mouvement 5 Étoiles, de tendance populiste. Georges Soros
Ou un mix de politique substantielle et de politique théâtrale ?
Cette double inquiétude, économique et politique, on la retrouve sous la plume de l’ancien conseiller de Matteo Renzi, Giuliano da Empoli. Dans une tribune sur le site de Libération, l’auteur des Ingénieurs du chaos explique qu’il ne peut se départir d’une "triste première impression sur l’Europe", celle de l’absence d’aide apportée à l’Italie dès les premiers temps de la crise :
Alors que l’Italie basculait dans la crise la plus grave depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le seul leader européen qui ait trouvé les mots efficaces pour exprimer sa solidarité, tout en envoyant une délégation de médecins à Milan, a été Edi Rama, le premier ministre de l’Albanie, qui ne fait pas partie de l’Union européenne. Pendant ces jours décisifs, non seulement la solidarité entre les États membres de l’Union, mais l’idée même d’une action commune a été, de fait, abandonnée par les principaux responsables politiques.
Le problème, poursuit l’essayiste, c’est que "dans ce vide se sont engouffrées des puissances comme la Chine et la Russie. [...]Le résultat est le suivant : selon un sondage récent, aujourd’hui les Italiens considèrent, dans l’ordre, la Chine et la Russie comme leurs principaux amis et l’Allemagne et la France comme les principales nations ennemies. Au-delà du cas italien, dans tout le continent s’est renforcée l’impression d’une désunion foncière, que les réseaux souverainistes se font un plaisir d’alimenter."
Même si aujourd’hui les institutions européennes sont en train de mettre au point une réponse adaptée à l’ampleur du défi que la crise en cours pose à notre continent, ces initiatives du Conseil, de la Commission et de la Banque centrale européenne ne seront pas suffisantes si elles ne s’accompagnent pas d’une prise de conscience quant à la vraie nature du défi. "La bataille en cours est celle des récits", comme l’a déclaré le haut représentant de l’Union Josep Borrell. La Chine et la Russie l’ont bien compris et développent un sharp power défini comme "la capacité de promouvoir des campagnes de propagande et de ré-information" qui prennent notamment pour cibles les opinions publiques des pays européens.
Il devrait être permis d’espérer que, avec les énormes investissements qui seront effectués pour la reprise économique du continent, les institutions européennes décident aussi de faire un petit investissement sur la dimension symbolique de la relance. Giuliano da Empoli
L’ancien conseiller de Matteo Renzi en appelle donc, sur le modèle de Roosevelt en son temps, à "un mix de politique substantielle et de politique théâtrale" : "Tous ceux qui pensent que l’heure d’un New Deal européen est arrivée devraient se rappeler que le New Deal originel, celui de Franklin Delano Roosevelt, ne fut pas seulement constitué de mesures économiques et sociales, mais aussi d’une nouvelle façon de faire et de communiquer la politique."
La démocratie, victime collatérale du Covid-19 ?
"Les conséquences économiques de la crise de COVID-19 occupent presque toutes les pensées et les conversations. Et cela pour une bonne raison : l’Union européenne se dirige vers une des pires crises économiques de son histoire." Tels sont les mots de l_’_ancien Premier ministre belge Guy Verhofstadt sur la plateforme Project Syndicate.
Au-delà d’une simple reprise économique, "l’ambition largement répandue est de construire une Europe plus verte et plus digitale. Théoriquement, tout le monde est d’accord pour dire que la crise de Covid-19 représente une opportunité importante dans l’accélération de ces transformations, reste à savoir si l’Union européenne saura s’en emparer."
Sa mise en oeuvre dépendra de l’impact de la pandémie sur les institutions européennes, et de ce point de vue, les signes d’inquiétude sont patents : "D’un point de vue institutionnel, la grande menace vient de la Cour constitutionnelle allemande, dont le récent verdict a jugé que le gouvernement allemand a violé les lois fondamentales du pays en ne contrôlant pas adéquatement les achats d’actifs par la BCE. Ce verdict n’est pas seulement décalé par rapport à la réalité - sauver l’économie européenne devrait être la priorité absolue - mais reflète un mépris déclaré vis-à-vis des traités européens."
Plus inquiétants encore, "les efforts des populistes qui utilisent la crise pour miner la démocratie" comme on le voit déjà en Hongrie, en Russie, au Brésil, aux États-Unis ou en Inde. Les médias de masse sont tellement occupés à parler de la crise sanitaire qu’ils ont accordé peu d’attention à ces "assauts sur la démocratie". Mais attention, "si l’on n’y prend pas garde, la principale victime du Covid-19 pourrait bien être la démocratie".
L’Europe peut-elle encore être sauvée ?
Encore faudrait-il, estime l'essayiste et député européen Raphaël Glucksmann dans une interview à Society, qu’elle change radicalement de cap. Le problème réside dans le manque d’entraide :
La solidarité interne reste faible, la religion du libre-échange absolu nous empêche d’imposer des limites qui définissent notre espace commun, des frontières protectrices pour nos producteurs et l’environnement, et le flou des traités actuels empêche l’émergence d’une autorité politique claire, identifiable, responsable devant les citoyens. Il y a toujours moyen pour les institutions communautaires européennes de se défausser, en expliquant à juste titre, par exemple, que la santé ne fait pas partie de leurs compétences, et pour les institutions nationales de pointer des réglementations imposées par l’Europe. Raphaël Glucksmann
Le cofondateur du mouvement Place publique pense que l’échelle européenne est la seule qui vaille, mais que l’Union est face à une alternative dont l’issue pourrait lui être fatale. « Pour lutter contre le changement climatique ou imposer une amende à Google, on a plus de poids à l’échelle européenne qu’à l’échelle française. [...] On n’hérite pas d’une identité européenne, mais on peut la façonner, et cela passera forcément par le sentiment d’avoir économiquement un espace protecteur commun. Cela nécessite donc une rupture avec le dogme libéral. Soit on assume cette rupture, soit l’UE finira par mourir. »
Une "opportunité", cette crise ?
À cette question, on s’arrêtera pour aujourd’hui sur la réponse choquée de la metteure en scène Ariane Mnouchkine qui fait entendre son chagrin et sa rage contre la gestion politique de la situation sur le site de Télérama :
Oh ! une opportunité ? ! Des centaines de milliers de morts dans le monde ? Des gens qui meurent de faim, en Inde ou au Brésil, ou qui le risquent dans certaines de nos banlieues ? Une aggravation accélérée des inégalités, même dans des démocraties riches, comme la nôtre ? Certains pensent que nos bonnes vieilles guerres mondiales aussi ont été des opportunités… Je ne peux pas répondre à une telle question, ne serait-ce que par respect pour tous ceux qui en Inde, en Équateur ou ailleurs ramassent chaque grain de riz ou de maïs tombé à terre.
Demain, c’est l’ami Mathieu Garrigou-Lagrange qui reprendra le flambeau de cette revue de presse des idées. Façon pour l’équipe des Matins du samedi de se préparer à reprendre l’antenne dès la fin de la semaine. Bonnes lectures et à très vite sur les ondes de France Culture!
Références
- Daniel Cohen, Tracts de crise
- Laurent Cordonnier, Le Monde diplomatique
- Georges Soros, Project Syndicate
- Giuliano da Empoli, Libération,
- Guy Verhofstadt, Project Syndicate
- Raphaël Glucksmann, Society
- Ariane Mnouchkine, Télérama