
Dans plusieurs Etats américains conservateurs, le droit à l'avortement est remis en cause. À l'aune de cette actualité inquiétante, retour sur la politique de contrôle des naissances menée par Ceaușescu en Roumanie de 1966 à 1990... et ses lourdes conséquences humaines.
Les Etats conservateurs des Etats-Unis ont lancé une offensive contre le droit à l’avortement. La Géorgie, l'Alabama, le Missouri, l'Indiana, le Mississipi et la Louisiane ont adopté des lois qui interdisent aux femmes, même violées, le recours à l’IVG ; dès conception pour l’Alabama, à partir de six semaines de grossesse, pour la Louisiane et à partir de huit semaines pour le Missouri (des stades où les femmes peuvent encore ignorer leur grossesse). L'objectif de ces Etats anti-IVG est d'obtenir l'invalidation de l’arrêt “Roe V. Wade” de la Cour suprême aux Etats-Unis, qui fait jurisprudence depuis 1973.
Qu’arrive-t-il lorsqu’un pays interdit l’avortement ? Le passé nous renseigne à ce sujet, avec l’exemple de la Roumanie et de la politique nataliste menée par Ceaușescu à partir de 1966. Une période de l'histoire roumaine qu'analysait, à l'aune de l'actualité américaine, un article publié sur le site de Foreign Policy - traduit par Slate - le 16 mai 2019. Certes, le contexte était alors dictatorial, et l'interdiction de l'IVG n'a pas été la seule cause des résultats désastreux de la politique de Ceaușescu, puique la contraception était également interdite, et que l'encouragement à l'abandon était de mise... Le parallèle est donc à nuancer, même s'il semble que la remise en question du droit à l'IVG soit un premier pas d'importance vers ce genre de "système".
Une politique de contrôle des naissances pour faire de la Roumanie une grande puissance
En 1965, en Roumanie toute femme enceinte de moins de trois mois pouvait demander une IVG, ce qui se produisait quatre fois sur cinq, selon les statistiques officielles, comme le rapporte l'universitaire Elena Lorena Anton dans sa thèse soutenue en 2010 sur La mémoire de l'avortement en Roumanie Communiste.
En 1966, pour pallier une démographie peu vivace et créer la “Grande Roumanie” qu’il rêve en grande puissance industrielle, Ceaușescu, via le décret 770, interdit l'IVG et la contraception pour toute femme âgée de moins de 45 ans n’ayant pas encore au minimum quatre enfants.
D'autre part, la procréation était encouragée par diverses mesures, comme l'expliquait en juillet 2001 Elisabeth de La Palma, fondatrice d’une association venant en aide aux orphelins, dans l'émission "Etats de faits" sur France Culture :
Les célibataires de plus de 20 ans et les couples sans enfants payaient de fortes taxes. La contraception et l’avortement étaient punis de prison, les femmes étaient sous surveillance, les visites mensuelles chez le gynécologue étaient obligatoires, et sans le certificat établi à leur issu, les femmes étaient privées de leurs droits.
Les orphelins roumains_Etat de faits, 28/07/2001
54 min
Quant aux familles nombreuses, elles bénéficiaient de primes, et de facilités de tous ordres: travail, logements, transports, vacances…
En interdisant l’avortement et la contraception Ceaușescu, qui est alors secrétaire général du Parti communiste roumain, institutionnalise aussi l’abandon d’enfants, en ouvrant grand les portes des orphelinats d'Etat.
Dix-mille femmes mortes suite à des avortements clandestins. Des centaines de milliers d'enfants abandonnés
Le résultat de cette politique de contrôle des naissances ? Foreign Policy le détaillait encore dans son article. Le nombre d’enfants par femme passe de 1,9 à 3,7. Mais parallèlement, plus de 10 000 femmes perdent la vie suite à des avortements clandestins, et la mortalité maternelle est multipliée par deux.
Par ailleurs, plusieurs centaines de milliers d’enfants sont abandonnés et envoyés dans des orphelinats d’Etat. En 1980, alors que la Roumanie est en banqueroute à cause de crédits contractés à l’ouest, Ceaușescu revoit à la baisse les subventions destinées aux familles nombreuses, forçant certains parents à placer à leur tour leurs enfants dans ces orphelinats déjà engorgés. D'autres se retrouvent à la rue... c’est ce dont témoignait une photojournaliste italienne Giada Connestari, dans Vice, après un voyage en Roumanie en 2007 l’ayant amenée à travailler auprès des “decretei”, les enfants nés en Roumanie entre 1978 et 2000 :
C’était la loi de la jungle. Maladies, malnutrition, sida, tabagisme précoce, et autres obstacles à un développement "normal" sont apparus. Je crois que si l’on se remet dans le contexte d’époque, on peut comprendre que beaucoup d'enfants aient choisi la rue, où la débrouille permettait de s'en sortir – ou à peu près. Même s'ils ont dû faire face à la violence, la drogue et la prostitution, ils y ont également trouvé des amis, bons ou mauvais.
A la chute du régime communiste, en décembre 1989, on retrouva 170 000 d’entre eux, végétant dans ces lieux sordides… entassés dans des lits, parfois attachés aux barreaux. L’Occident découvrit alors à la télévision d’horribles images tournées à deux pas… dans des lieux devenus pour certains de véritables mouroirs. Les journalistes parlent de "goulags pour enfants".
5 minutes de présence humaine par jour... "Ces enfants-là relèvent d'hôpitaux psychiatriques en trois ans."
L'émission "Etats de faits" de 2001 (mentionnée plus haut) immergeait l'auditeur dans cette triste atmosphère. Elle s'ouvrait d'ailleurs sur ces mots :
Comme tous les enfants de cet orphelinat, Anna-Maria passe ses journées dans son lit, parfois attachée, pour être sûre qu’elle ne sortira pas. On lui donne son déjeuner dans son lit, son goûter dans son lit, et son dîner dans son lit, sans lui parler. Elle n’a pas de chaussures, elle n’ira pas au jardin, elle n’a que son balancement pour dépenser son énergie.
Elisabeth de La Palma, fondatrice d’une association venant en aide aux orphelins roumains, se souvenait dans cette archive de ses visites dans les orphelinats, évoquant des enfants pieds nus, parfois sans vêtements, qui ne sortaient jamais et ne disposaient d'aucun jouet pour tromper leur ennui ou leur angoisse :
Je me souviens que je prenais des petits enfants et que je leur montrais par la fenêtre le monde extérieur… quelque chose qu’ils ne voyaient jamais. J’étais dans un tel état que je chantais et que je pleurais à la fois, je ne pouvais pas supporter un tel isolement, un tel dénuement chez ces enfants, qui étaient en plus très mal nourris. Il y avait des enfants de trois ans qui étaient nourris au biberon… [...] Les puéricultrices que j’ai fait venir par la suite ont calculé qu’ils avaient à peu près cinq minutes de présence humaine par jour. En plus cette présence humaine pouvait être extrêmement brutale. Par exemple j’ai vu sortir un enfant d’un lit. Il était en train de boire son biberon, visiblement affamé. L’aide-soignante l’a saisi par un bras, l’a transporté par un bras jusqu’à la table de change ; le biberon est resté dans le lit, l’enfant s’est mis à hurler, elle l’a changé en une minute, l’a ramené dans le lit, lui a flanqué le biberon dans le bec et l’enfant s’est remis à téter. Il devait avoir deux mois… c’est inhumain.
Alain de La Palma, son époux, lui aussi membre de l'association, enfonçait le clou : “Il est prouvé sur le plan scientifique que des enfants parfaitement normaux, s’ils ont une carence affective, si l’apport de nourriture, le change, sont faits d’une manière totalement anonyme, sans qu’on en appelle à leur personnalité… eh bien ces enfants là relèvent d'hôpitaux psychiatriques en trois ans."
Des propos entérinés par le sociologue Jean-François Dortier dans un article récemment publié sur Cairn :
Au-delà de l'âge de 20 mois, on considère que les dommages sur le cerveau sont irréversibles. Si ces bébés sont sauvés plus jeunes, une réparation est possible. [...] Ces enfants-placards nous enseignent que le cerveau humain, comme celui des autres mammifères, a besoin pour se développer non simplement d'"informations" à traiter, mais également de contacts personnels ; hors de quoi il va subir des dommages irréparables.
Précisions enfin que la politique de Ceaușescu a eu pour premières victimes, en plus de ces enfants, les femmes défavorisées. Dans les villes, les plus riches pouvaient en effet se procurer des moyens de contraception importés sous le manteau, ou se faire avorter clandestinement dans des conditions correctes. Aux Etats-Unis, les militants pro-IVG craignent qu'une fois encore, les femmes les plus pauvres soient les plus touchées par la politique pro-vie des conservateurs américains.