La Russie regarde l’Ukraine comme une chasse gardée

La hantise de Vladimir Poutine est de voir l’Ukraine basculer dans le camp occidental, idéologiquement et militairement.
La hantise de Vladimir Poutine est de voir l’Ukraine basculer dans le camp occidental, idéologiquement et militairement.

La Russie regarde l’Ukraine comme une chasse gardée

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La Russie regarde l’Ukraine comme une chasse gardée

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Le regard de l'autre | Les tensions autour de l'Ukraine ne faiblissent pas malgré d'intenses efforts diplomatiques. Moscou dénonçant "l'hystérie" américaine et Joe Biden menaçant Vladimir Poutine de "répercussions sévères et rapides" en cas d'attaque. Pourquoi une telle détermination du maître du Kremlin ?

C’est la crise internationale de ce début 2022. Le risque d’une guerre en Europe.

La Russie de Vladimir Poutine a massé plus de 100 000 hommes aux frontières de l’Ukraine et menace d’une invasion. Moscou demande aux Occidentaux une remise à plat de la sécurité en Europe et un engagement de ne jamais intégrer l’Ukraine dans l’Otan.

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L’Occident y voit une agression russe et Washington a insisté vendredi sur le risque d'une invasion "imminente" de l'Ukraine par la Russie. Avec des conséquences "rapides et sévères" pour la Russie, a mis en garde samedi Joe Biden lors d'un entretien avec son homologue russe. Mais Vladimir Poutine, lui, regarde l’Ukraine comme une chasse gardée et une zone tampon qui le protège de l’Occident.

Analyse en six points clés pour " Le regard de l'autre" : géographie, Histoire, économie, droit, psychologie et sociologie.

La géographie

Vu de Moscou, l’Ukraine est une continuité géographique de la Russie.

600 000 km2, 45 millions d’habitants, l’Ukraine est certes 30 fois plus petite que la Russie (17 millions de km2) mais sa densité est 10 fois supérieure.

Et surtout, c’est le grand voisin de l’Ouest : 1 570 kilomètres de frontière commune. Kiev, la capitale, n’est qu’à 850 kms de Moscou (à peu près Paris-Marseille) et à moins de 100 kms de la frontière de la Biélorussie, le grand allié de la Russie.

Carte de l'Ukraine et de sa région.
Carte de l'Ukraine et de sa région.
© Radio France - Chadi Romanos

Il n’y a pas de séparation naturelle flagrante entre les deux pays. Idéal, soit dit en passant, pour des manœuvres militaires.

L’Ukraine est aussi un pays en partie russophone : un peu moins de 20% de la population, mais cette proportion approche les 50% dans les régions de l’Est du pays, autour de Kharkiv, Donetsk, Louhansk. Des régions qui ont il est vrai connu une "russification forcée" sous l’Empire russe et sous l’Union soviétique. Et des régions en partie tenues depuis 2014 par les séparatistes pro-russes.

Enfin, la taille importante de l’Ukraine en fait, vu de Moscou, une zone tampon parfaite, comme la Biélorussie, pour garder l’Occident à distance.

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L’Histoire

C’est un paramètre majeur mais instrumentalisé.

Les histoires des deux pays sont enchevêtrées mais la revendication russe d’une forme de tutelle historique sur l’Ukraine est très discutable.

C’est vrai, le nom même de Russie provient de l’État "Rous" ou État des rameurs, au IXe siècle à Kiev.

C’est vrai aussi, l’Ukraine a ensuite connu la domination de l’Empire russe puis a fait partie de l’Union soviétique de 1922 à 1991.

Mais cette tutelle soviétique a laissé des cicatrices, notamment sous Staline, avec la grande famine de 1933 que les Ukrainiens appellent Holodomor : des millions de morts.

Et puis l’Ukraine a aussi connu d’autres influences étrangères au cours de son Histoire, elle a été dominée par la Pologne, l’Autriche, la Prusse.

Et surtout, les Cosaques ukrainiens ont toujours manifesté leur autonomie. Puis au XIXe siècle, le sentiment indépendantiste se développe. Et l’Ukraine acquiert son indépendance, d’abord brièvement en 1917, puis à nouveau à partir de 1991, avec à sa tête Léonid Kravtchouk.

À partir de 2005, notamment sous Viktor Iouchtchenko, l’Ukraine se rapproche fortement de l’Union européenne et de l’Otan. C’est insupportable pour Vladimir Poutine qui hausse le ton, fait pression sur l’Ukraine. Cela déclenche en retour, à Kiev le mouvement pro-européen de Maïdan.

Puis en 2014, il annexe la Crimée (cette péninsule anciennement russe au sud de l’Ukraine) et depuis il soutient les séparatistes du Donbass, à l’Est, dans une guerre qui ne dit pas son nom depuis huit ans mais qui a fait 15 000 morts.

Nous sommes dans la continuité de ce raisonnement. L’hypothèse d’un rapprochement Ukraine-Europe-Otan est insupportable pour Moscou. En 2021, Poutine a écrit que "Russes et Ukrainiens sont une seule nation et que Lénine a créé l’Ukraine". Peut-être le croit-il vraiment, mais c’est au bas mot une exagération, une révision de l’Histoire.

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L’économie

Le regard de Moscou sur l’Ukraine est aussi fait de convoitise économique. Le pays possède un potentiel important. Des terres fertiles (notamment le tchernoziom, très riche) et une agriculture qui lui avait valu le surnom de "grenier à blé de l’URSS".

Des ressources touristiques : les stations balnéaires de la mer Noire.

Des mines (de fer, de charbon). De la métallurgie. De l’électronique.

D’ailleurs, la prise de contrôle par Moscou de la Crimée et indirectement du Donbass a privé de Kiev de 15% de son Produit intérieur brut.

Et puis l’Ukraine est un point de passage, un pont énergétique pour le gaz russe à destination de l’Europe (un rôle toutefois appelé à diminuer avec le nouveau gazoduc Nord Stream II dans la mer Baltique).

La Russie demeure, avec la Chine le principal partenaire commercial de l’Ukraine. Mais les projets d’accords commerciaux de Kiev avec l’Union européenne inquiètent Moscou.

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Le droit

Le droit international invalide les prétentions de la Russie sur l’Ukraine.

En 1991, le traité de Minsk, signé notamment par le Russe Eltsine et l’Ukrainien Kravtchouk, solde la dislocation de l’URSS. A chacun sa route.

En 1994, le mémorandum dit de Budapest, puis en 1997 un traité d’amitié russo-ukrainien entérinent la situation : partenariat stratégique mais respect de l’intégrité territoriale de chacun. Interdiction de s’envahir l’un l’autre.

L’annexion de la Crimée par Moscou et son rattachement au sol russe par la construction d’un pont gigantesque est donc illégale du point de vue juridique. Elle n’est pas reconnue par la communauté internationale.

Ensuite, il y a la question de l’Otan. C’est le cœur de l’argumentaire de Vladimir Poutine. Il veut une garantie absolue sur le fait que l’Ukraine ne pourra jamais rejoindre l’Otan.

On peut le comprendre. Depuis l’éclatement de l’URSS presque tous les anciens pays d’Europe de l’Est (14 au total) ont rejoint l’alliance de défense occidentale. Notamment la Pologne et les Pays Baltes qui possèdent désormais des bases de l’Otan. Moscou les regarde comme une menace.

Donc pas question de voir Kiev rejoindre le club.

Mais là encore, du point de vue du droit, Moscou n’a rien à interdire à l’Ukraine qui est libre de rejoindre l’Otan.  Et puis dans les faits, aucune procédure d’adhésion n’est en fait ouverte, il y a quelques années la France et l’Allemagne s’y sont même opposées.

Enfin, toujours sur le plan juridique, le protocole de Minsk a fixé en 2014 un accord de cessez-le-feu entre l’Ukraine, la Russie et les séparatistes pro-russes de l’Est de l’Ukraine. Mais il n’est pas franchement respecté.

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© AFP - Sabrina Blanchard, Gal Roma

Psychologie et sociologie

Le logiciel de Vladimir Poutine est simple et assumé. Il veut restaurer la grandeur passée de la Russie et l’aire d’influence de l’Union soviétique, dont l’éclatement est "l’une des pires catastrophes" du XXe siècle. Il a été marqué par ce moment : il l’a vécu comme une humiliation alors qu’il était un lieutenant du KGB basé en Allemagne de l’Est. Comme l’Asie centrale, comme le Caucase, l’Ukraine et son "peuple frère" doivent donc revenir dans le giron de Moscou. Il faut redéfinir l’équilibre de la sécurité en Europe, un nouveau Yalta qui relégitime la puissance russe.

Sa hantise, à l’inverse, est de voir l’Ukraine basculer dans le camp occidental, idéologiquement et militairement. L’ennemi serait aux portes.

Le sentiment de la population russe est plus difficile à définir et sans doute plus mélangé.

Les liens avec le voisin ukrainien sont importants, parfois familiaux. La corde nationaliste vibre facilement en Russie. Et les Russes sont nombreux à considérer Washington comme responsable de la crise. Mais si l’on en croit une étude du Centre Levada de Moscou, une majorité de Russes n’a aucune envie d’une guerre en Ukraine et ne semble pas prête à suivre dans une telle aventure un Poutine dont la popularité a reculé.

Et puis, de l’autre côté, en Ukraine, toutes les enquêtes montrent que le sentiment pro-européen l’emporte. Certes, parmi les plus âgés des Ukrainiens, il y a beaucoup de nostalgiques de l’URSS. Mais parmi les moins de 30 ans, l’envie d’Europe est beaucoup plus forte (enquête institut ukrainien Rating). Et la menace russe a fait augmenter la proportion d’Ukrainiens désireux de voir leur pays rejoindre l’Otan. En cas de conflit, la résistance ukrainienne serait forte.

En résumé, les prétentions de Poutine sur l’Ukraine constituent donc un calcul risqué. Il n’est pas assuré d’avoir le soutien de sa propre population, se heurte à une majorité d’Ukrainiens, et pousse les membres de l’Otan à serrer les rangs. Mais c’est sans doute plus qu’un calcul rationnel. C’est une obsession sur la restauration de la grandeur de la Russie. Et c’est cela, aussi, qui peut faire déraper la situation.

Avec la collaboration d'Éric Chaverou et de Chadi Romanos

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