La ville d’après. Avec Patrick Jouin, Alexandre Chemetoff, Brigitte Giraud…

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La ville d’après. Avec Patrick Jouin, Alexandre Chemetoff, Brigitte Giraud…

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La ville d’après. Avec Patrick Jouin, Alexandre Chemetoff, Brigitte Giraud…
La ville d’après. Avec Patrick Jouin, Alexandre Chemetoff, Brigitte Giraud…
© Getty - Alexander Spatari / Moment

La Revue de presse des idées. Alors que la nature explose de vitalité dans les parcs fermés et que les villes s’adaptent au déconfinement, peurs et désirs s’expriment au sujet de la ville d’après.

Que vont devenir nos villes ? L’histoire nous a appris que la recherche de davantage d’hygiène les a puissamment modifiées. C’est ce que rappelle Vanessa Chang dans Slate.fr, en reprenant les grandes étapes qui ont rendu les villes moins propices à la dissémination de virus. Elle note en particulier le moment Haussmann à Paris, avec ses larges avenues laissant passer l’air et la lumière, et ses immeubles en double exposition. Mais ce travail d’hygiène s’est poursuivi avec les idées de Le Corbusier, qui hissait ses maisons sur pilotis, à distance des germes supposément portés par la terre. On peut donc imaginer que les architectes vont, eux aussi, modifier leurs plans futurs grâce aux enseignements de cette crise.

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Malaise en ville

Mais avant que ne change le bâti (cela prend du temps), c’est pour l’instant notre relation à la ville existante qui se modifie. Celle-ci devient soudain plus cyclable, quand des pistes dédiées fleurissent en une nuit grâce à de simples plots oranges. Davantage de personnes à vélo signifie moins de gens dans les transports. D’ailleurs, que va-t-il advenir des services publics ? Vont-ils en sortir fragilisés ? C’est en tous les cas ce que craint le journaliste polonais Piotr Wójcik, qui le redoute dans Courrier international (l'hebdomadaire consacre tout son dossier à ce que la pandémie fait à la ville). La nouvelle normalité sera, pense-t-il, marquée par une montée de l’égoïsme : "Je fais donc l’hypothèse que la fréquentation des transports en commun va diminuer et que les municipalités y réagiront comme elles le font d’habitude, en réduisant les dessertes. Cela découragera encore plus les passagers". Même chose pour d’autres équipements : "Pourquoi prendre soin des espaces communs comme les piscines publiques et les parcs si y accéder devient plus difficile, voire impossible ?"

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"La pandémie accélère la construction de citadelles"

L’idée que le virus crée un repli sur soi très dommageable est également portée par l’anthropologue Fabienne Martin-Juchat, dans un entretien à Libération. Elle craint en effet que le port du masque ne trouble les rapports sociaux dans les villes, car il empêche de communiquer nos émotions par le visage : "Jusqu’à cette crise du coronavirus, nous jouissions d’une certaine liberté corporelle, en particulier dans les villes où les possibilités de s’émanciper physiquement sont plus nombreuses, que ce soit dans les cafés, les salles de sport ou les lieux publics. Cette émancipation par le corps dans les milieux urbains a été rendue possible justement grâce à l’éradication des maladies et des bactéries. […] D’où notre désarroi lorsque ce progrès dans le bien-être et le vivre ensemble est très largement réduit par de nouvelles contraintes hygiéniques pour lutter contre la propagation d’un virus. Cette culture de la socialité sans corps, et à distance derrière nos écrans, ébranle ce qu’on appelle «l’écologie urbaine» et le savoir-vivre qui lui est associé."

Dans The Conversation, le biologiste Abdel Aouacheria va même plus loin, puisqu’il estime que nous allons vivre une dynamique de défiance et de fermeture généralisée, au point de vivre sous un dôme virtuel, comme dans les films de sciences fiction :

"La pandémie, parce qu’elle correspond à la survenue d’un imprévu, accélère la construction de citadelles, en nous-mêmes et au dehors, dévoilant les stigmates d’une apoptose civilisationnelle (l’apoptose étant le processus au cours duquel une cellule, isolée du reste, se détruit elle-même)".

Bien chez soi ?

Tout cela n’est pas très réjouissant. Peut-être vaut-il mieux alors s’intéresser à nos intérieurs, surtout si on doit y passer encore davantage de temps ! En espérant que nos appartements aient un balcon. Pour Linda Poon, journaliste du site CityLab, cité par Courrier international, "les architectes ne pourront désormais plus dessiner d’immeubles sans balcons. Les balcons sont le symbole de nouvelles formes de liberté : celle de se confiner sans se sentir pris au piège, et celle de profiter de l’air frais sans craindre de respirer un air contaminé."

Toujours dans Courrier international, la question de l’aménagement de son intérieur se pose aussi avec la place du lavabo, amenée à devenir centrale. Lloyd Alter, spécialiste de l’histoire du design et ancien architecte de profession, explique que s'il devait construire une maison maintenant_, "il veillerait à ajouter un équipement inhabituel : un lavabo dans le vestibule".  _A Citymag, l'historien explique : "L’entrée est une zone de transition entre l’extérieur et l’intérieur, où vous laissez vos affaires sales et où vous vous lavez les mains avant de pénétrer dans la maison." Et Courrier international s'interroge : "De tels lavabos vont-ils se multiplier à l’entrée des logements, tout comme les distributeurs de gel hydroalcoolique à la porte des édifices publics et des magasins ?"

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Pour prévenir les accès de déprime esthétique, il faut aussi faire en sorte que la beauté intègre les objets de la distanciation physique. Le designer Patrick Jouin a d’ailleurs donné dernièrement un entretien au journal Le Monde, dans lequel il prône une nouvelle architecture intérieure pour hôtels et restaurants, avec l’utilisation de paravents "faits maison". Il va falloir inventer de nouvelles pratiques, dit-il, et recréer une architecture intérieure avec des barrières physiques les plus élégantes et légères possibles_, "pour éviter le tue-l’amour, ou de perdre l’âme des lieux"._ Le paravent "fait maison", mobile et translucide, peut être réalisé avec un châssis de peintre sur lequel est tendu ou accroché du film transparent "cristal", celui des fleuristes. Il faut inventer "un design de la distanciation sociale qui soit pragmatique". La distanciation sociale doit être de mise "entre le personnel de cuisine, celui de la salle et les clients eux-mêmes" dit-il. Désormais, il faudra calculer le nombre de couverts admissibles en fonction de la surface de la salle. Pour les grandes tablées, il réfléchit à mettre les convives en ligne côte à côte, plutôt qu’autour d’une grande table (là, on pense plutôt à la peinture, et aux grands tableaux représentant la Cène). Tous ces scénarios, Patrick Jouin va les tester ces jours-ci dans un restaurant d’Alain Ducasse, dit-il.

Spécialiste du mobilier urbain, Patrick Jouin n’a pas dit si ses paravents pouvaient servir en extérieur. Pourtant, il y a des endroits en France où l’on vit autant dehors que dedans. Car dans certaines banlieues, par exemple, le mot d’ordre "restez chez vous" n’a pas de sens, ce que l’écrivaine Brigitte Giraud explique avec beaucoup de clarté dans une tribune du Monde, elle qui a vécu cette situation pour avoir habité ces quartiers.

Quel  habitat de l’après COVID ?

"Mais quel habitat, quelle ville veut-on ? Saurons-nous, le jour d’après, ne pas recommencer comme avant ? Aurons-nous le courage ou la clairvoyance de repenser notre manière d’habiter la Terre, de faire société, de construire nos cités et nos maisons en bonne intelligence avec tout le reste ?" C’est ce que se demande le journaliste Luc Le Chatelier, dans Télérama, qui est allé poser la question à des urbanistes et des architectes. Parmi eux, on trouve Alexandre Chemetoff, fondateur du bureau des paysages. Il répond, dans son agence déserte, à Gentilly, qu’il veut une ville accueillante pour la faune et la flore, agréable aux humains qui la peuplent : "N’oublions pas non plus de percer de larges fenêtres à nos maisons : la lumière du jour est comme l’air que l’on respire. Cessons de faire des économies sur les superficies : un T3 de 60 mètres carrés, c’est indigne".

On découvre aussi l’avis de Carlos Moreno, ingénieur franco-colombien, spécialiste de la smart city, qui a trouvé dans ce confinement l’occasion d’affiner son concept de "ville du quart d’heure", c’est-à-dire celle des commodités accessibles à pied autour de chez soi : commerces, éducation, santé, services publics, culture. Une notion qui avait émergé dans le débat durant la campagne des municipales à Paris.

La ville à repenser

En tout état de cause, il va falloir repenser la ville, car c’est l’urbanisation de la planète, toujours plus tapissée de villes connectées les unes aux autres, qui a permis la diffusion si rapide du virus, par les flux internationaux de biens et de personnes, comme on peut le lire dans La Vie des idées.

Mais que signifie "repenser la ville" ? L’urbaniste et philosophe Thierry Paquot nous livre son point de vue sur ce sujet dans Bastamag. Et de quelle ville parlons-nous, si tout le monde aspire à s’en éloigner ? Selon lui, l’éloignement des villes, s’il a lieu, ne passera pas par une ruée vers le pavillon de banlieue :

"Je crois plutôt à un exode urbain, par petites doses : des citadins vont s’installer dans des petites villes, voire des villages, afin de bénéficier d’un air moins pollué, d’un potager et de la nature à proximité, avec des forêts, des rivages ou des montagnes selon les régions, tout en télétravaillant ou carrément en changeant de vie, expérimentant la décroissance".

Il est vrai qu’on a découvert, dans les grandes villes, à quel point il était agréable de se trouver au calme.

Un urbanisme plus nature...

"Moins de pollution, des animaux, des plantes vivaces, des envies d’espace... Les citadins confinés se prennent à imaginer une autre vie en ville. Et si un urbanisme plus nature, plus humain, était possible ?" lit-on toujours dans le Télérama titré "Après le confinement, des villes plus nature ?". C’est une grande question : celle de "la vie rêvée des villes". Ces jours-ci, on entend le merle et sa merlette, le bruit a baissé de 50% à 80%, la qualité de l’air profite de la baisse considérable du trafic routier et des activités industrielles. A Milan, Berlin, Barcelone, on voit des sangliers sur les boulevards. Grégoire Loïs, naturaliste à l’Agence régionale de la biodiversité d’Île-de-France, est bluffé par ce qu’il appelle "la plasticité rapide de la nature".

"Les rats s'aventurent en plein jour vers d'autres garde-manger"

Y compris pour les rats, qui s’adaptent très bien ! : "Plutôt que de farfouiller dans les poubelles désormais vides des parcs et des trottoirs, pigeons et corneilles s’offrent des bourgeons, des jeunes pousses, des escargots et d’autres aliments de meilleure qualité que nos reliefs de junk food_. Les rats, qui avaient chacun près de 90 kilos de déchets par an, abandonnent sans doute un peu les égouts, désormais moins riches en balayures de trottoirs, pour s’aventurer en plein jour vers d’autres garde-mangers...",_ dit Grégoire Loïs. Les dératiseurs professionnels sont sur le pied de guerre, tandis que d’autres travailleurs, considérés comme "inessentiels", se retrouvent au chômage partiel, comme par exemple les jardiniers de la ville. Les herbes sauvages gagnent allègrement du terrain. Le Français, élevé depuis Le Nôtre dans la culture de la haie au carré, du gazon millimétré et des allées sans mauvaises herbes, peut-il se faire à cette esthétique de la friche ?

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Matthieu Garrigou-Lagrange, Laurence Jennepin et l'équipe de La Compagnie des Œuvres