Lacan, grandeur et dissidence

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Lacan, grandeur et dissidence

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Portrait peint de Jacques Lacan Auteur
Portrait peint de Jacques Lacan Auteur
- Thierry Ehrmann / Flickr

Portrait. Fantasque, théâtral, Jacques Lacan était connu pour ses séances courtes. En dates et en concepts, retour, ici, sur l'une des plus célèbres figures de la psychanalyse. Des plus controversées aussi. Avec les éclairages de Jean Oury, psychiatre, psychanalyste et fondateur de la clinique de La Borde.

L'homme était détonant, déroutant. Célèbres pour ses "séances courtes", il passait pour ne jamais céder sur son propre désir, ainsi que l'illustre une anecdote rapportée par Roger Caillois : invité à l'ambassade de France, il raflait toutes les truffes proposées aux convives. Portrait du célèbre psychanalyste Jacques Lacan. Avec, disséminées dans cette page, quelques interventions de Jean Oury, docteur en psychanalyse et ancien membre de l’Ecole freudienne de Paris, pour éclairer le propos.

Une jeunesse turbulente

Jacques-Marie Emile Lacan naît au tout début du XXe siècle, le 13 avril 1901. Élevé par des parents catholiques dans un climat de grande religiosité, l’enfant se révèle vite despotique et vaniteux. Il découvre Spinoza alors qu'il n'est âgé que de 14 ans. Au collège Stanislas, il est initié à la critique de la religion par Jean Baruzi, son professeur de philosophie, tandis qu'à 20 ans, la lecture qu’il fait de Nietzsche achève de l'éloigner de la foi.

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Au grand dam de sa famille - son père le voyait devenir moutardier - Lacan, qui a hésité à faire de la politique, commence des études de médecine à l'automne 1919. Le jeune homme rêve de se faire un nom. Pendant ses années estudiantines, il côtoie aussi bien les cercles surréalistes que maurrassiens, fréquentations qui le conduisent à s'interroger sur le langage et sa structure. Il affirmera plus tard :

L'inconscient est structuré comme un langage [...] L’enfant à naître est déjà, de bout en bout, cerné dans ce hamac de langage qui le reçoit et en même temps l’emprisonne.

Des débuts remarqués

Lors de sa spécialisation en psychiatrie, Lacan suit les cours du psychiatre Gaétan Gatien de Clérambault. Dans Jacques Lacan. Esquisse d'une vie, histoire d'un système de pensée (1993), l'historienne de la psychanalyse et psychanalyste Elisabeth Roudinesco rapporte ceci : accusé par Clérambault de l’avoir plagié dans son premier texte doctrinal, Lacan, en plein milieu d’une réunion de la Société médico-psychologique, lui retourna la charge avec un aplomb incroyable.

En 1932, il soutient une thèse en psychiatrie qui traite de la psychose paranoïaque et témoigne de son intérêt d’alors pour le surréalisme. Noyau clinique de son travail : le cas de Marguerite Pantaine, plus connue sous le nom d'Aimée, qui avait tenté d'assassiner la comédienne Huguette Duflos. Fasciné, Lacan observe sa patiente pendant un an à l'hôpital Sainte-Anne.

Il adresse sa thèse à Freud qui lui répond simplement : "Merci de l'envoi de votre thèse." Cette dernière n'en sera pas moins encensée en 1933 par des personnalités telles qu'Henri Ey, Paul Nizan, René Crevel, Salvador Dali, Jean Bernier.... C'est l'année suivante que Lacan opère une bascule de la psychiatrie vers la psychanalyse.

Le fait divers des soeurs Papin embrase la presse. Il s'y intéresse vivement, estimant qu'il ne s'agit pas là d'une affaire liée à la lutte des classe, mais bien d'un cas de structure paranoïaque (les servantes auraient vu en leurs maîtresses, un idéal à détruire). La même année, Lacan épouse Marie-Louise Blondin avec laquelle il a trois enfants. Par la suite, Sylvia Bataille, la femme de Georges Bataille, devient sa maîtresse et donne naissance à leur fille Judith. Le dorénavant "docteur Lacan" commence à recevoir son premier analysant. Il est également nommé chef de clinique et se met à suivre le séminaire d’Alexandre Kojève sur Hegel. D’aucuns affirment aujourd’hui qu’il s’est nettement approprié la pensée du philosophe, notamment concernant la conception du désir.

Un an plus tard, Lacan intègre la Société psychanalytique de Paris et s'attire du même coup les foudres de son analyste, Rudolph Loewenstein : en effet, bien qu’il ait promis d’y rester, il déserte le divan de ce dernier dès sa titularisation.

En 1936, à Marienbad, Lacan communique à propos de sa théorie renommée du « stade du miroir ». D’après celle-ci, reprise de Wallon, l’enfant âgé de 6 à 18 mois construit son identité à la fois grâce à son reflet, qu’il perçoit dans le miroir, et à la présence de l’autre, qu’il peut lui opposer.

Concepts majeurs, grandeur et dissidence

Durant la Seconde Guerre mondiale, le psychanalyste fréquente le milieu intellectuel (Sartre, Camus, Beauvoir…), ce qui lui permet d’acquérir une petite clientèle privée. Cependant, il n’écrit pas. C’est seulement après le conflit que son enseignement prend de l’essor. Pour Elisabeth Roudinesco, "il devi[ent alors] pour la France, le maître à penser que Lowenstein n’avait pas été." Vers 1948, sa pratique privée se développe fortement et il décide de n'exercer plus qu'en libéral. Son cabinet jouxte son appartement privé au numéro 5 de la rue de Lille.

Au début des années 50, Lacan est définitivement considéré comme un hérétique par le milieu très austère de la psychanalyse. À cause de sa réinterprétation de l’héritage freudien et de la proximité de son enseignement avec le structuralisme bien sûr, mais pas seulement. Car, au-delà même de ses très fameuses "séances courtes" qu'il se fait grassement payer, le personnage dérange par sa singularité, sa grandiloquence, son appétence de liberté totale traduite par un refus de céder sur son désir. "Que veux-tu vraiment ? ", a-t-il coutume de demander à ses analysés. Et plus il bouscule les cadres, plus il triomphe à l'extérieur.

Vers 1953, Lacan, plus ou moins mis au ban de diverses sociétés psychanalytiques, prend la décision de se consacrer à la formation des futurs analystes. C'est désormais en public qu'il poursuit son séminaire à Sainte-Anne.

L'origine du monde / 1866 / Gustave Courbet (1819-1877)
L'origine du monde / 1866 / Gustave Courbet (1819-1877)

Elisabeth Roudinesco raconte qu'à cette époque il était "un maître entouré de disciples. En 1970, il était devenu un tyran adoré par les foules, contesté par des rebelles, servi par des courtisans et bientôt défendu par le cercle restreint de sa nouvelle garde familiale."

En 1964, ce nouveau prophète de la psychanalyse fonde sa propre école, L’Ecole freudienne de Paris. Jean Oury :

Lacan_Oury_Ecole freudienne

1 min

Je fonde, aussi seul que je l'ai toujours été dans ma relation à la cause psychanalytique, l'Ecole française de Psychanalyse...

Chassé de Sainte-Anne fin 1963, Lacan transfère son séminaire à l'Ecole Normale supérieure de la rue d'Ulm grâce à l'intervention de Louis Althusser et Claude Lévi-Strauss. Cinq ans plus tard, il s'établira à la Faculté de Droit du Panthéon, la Direction de l'ENS lui reprochant le caractère mondain et "incompréhensible" de ses conférences.

En décembre 1966, année de la publication de ses Ecrits , Lacan prononce un texte en hommage à Lewis Caroll sur les ondes de France Culture. Il y définit la construction du sujet à travers trois concepts qui, depuis, ont fait couler des flots d'encre : "C’est bien là le secret, et qui touche au réseau le plus pur de notre condition d’être : le symbolique, l’imaginaire et le réel. Les trois registres par lesquels j’ai établi un enseignement qui ne prétend pas innover mais rétablir quelques rigueurs dans l’expérience de la psychanalyse"

Pour lutter contre la montée du bureaucratisme, il élabore au sein de son école une pratique expérimentale qu’il appelle « la passe » et qui se révélera être un sujet de dissension entre les analystes. Jean Oury :

Lacan_Oury_la passe

4 min

En 1970-1971, le psychanalyste délivre un séminaire sur le semblant, dans lequel il s’interroge sur les relations humaines au quotidien. Jean Oury :

Lacan_Oury_le semblant

2 min

Bilan d'une existence décriée

Lacan, irrémédiablement contesté, professe quasiment jusqu’à sa mort. C'est seulement en 1980 qu'il dissout l'Ecole freudienne : 

Qu'il suffise d'un qui s'en aille pour que tous soient libres (...) il faut que ce soit moi dans mon Ecole.

A la fin de sa vie, il est simultanément fasciné par les mathématiques et atteint de troubles cérébraux qui impactent dramatiquement sa parole (un comble pour lui, qui assimilait l'inconscient au langage !) "Je suis obstiné... Je disparais." , aurait-il prononcé dans son dernier souffle.

Et si, d'un mot, on devait résumer ce que Lacan a apporté en huit décennies à la psychanalyse (conclusion ambitieuse !) ? Jean Oury voit en l'apport de Lacan à la psychanalyse, une "réarticulation" de celle de Freud :

Lacan_Oury_retour à Freud

2 min

Retour aux sources freudiennes donc, même si, pour Jacques-Alain Miller, psychanalyste, gendre de Lacan, ce dernier "ne ressemblait pas à Freud. Il allait au plus près d'autrui pour l'amener à sa pensée propre" .

Effectivement, Lacan accordait une immense importance à la singularité des êtres. Quant à la postérité, elle ne l'intéressait pas, bien trop inconsistante à ses yeux ; peu avant sa mort, c'est en ces termes qu'il s'adressa à ses élèves : "Soyez lacaniens si vous le voulez,... moi, je suis freudien. "