
Comment certaines structures romaines ont-elles pu résister pendant des millénaires aux outrages du temps ? La réponse réside, selon une étude du MIT, dans la structure du béton romain, qui lui confère la capacité de s'autoréparer.
Plus de 2 000 ans d’existence, et le Panthéon de Rome supporte toujours la plus grande coupole de l’Antiquité. Une telle longévité ne cesse de surprendre les architectes modernes, bien conscients que cette coupole de 40 mètres de diamètre, achevée au IIe siècle, a vu d’innombrables structures modernes s’effondrer bien avant elles.
Le secret, savent-ils, vient de son matériau lui-même : le béton qu'utilisaient les romains. Ce matériau de construction qui, de fait, n’a rien d’une invention moderne. “Le béton est un matériau très ancien, employé par les Romains, et dont les recherches récentes en archéologie situent l'apparition au milieu du IIᵉ siècle avant notre ère, retrace Valérie Nègre, architecte et professeure d'histoire des techniques à l'Université Paris l Panthéon-Sorbonne, dans une émission de La Science, CQFD. Les archéologues pensent que son expansion date à peu près du début de notre ère. Dans les années 30 précisément. Et elle est liée au fait que les Romains étaient de grands constructeurs. Ils bâtissent des édifices, des infrastructures de taille considérable, des basiliques, des bains, etc. Et surtout, ils utilisent l'arc et la voûte, par exemple pour les thermes de Dioclétien ou les grands ponts de la voix Appia. Or, les arcs et les voûtes nécessitent des murs épais pour contenir les poussées et donc, par économie de temps, par économie de matière, les Romains vont utiliser le béton.”

Si on a l’impression qu'il est une invention moderne depuis l’industrialisation du ciment au cours du XIXe siècle, le béton, au sens où on le définit comme un agrégat de matériaux minéraux (les granulats) mélangés à un liant (du ciment, de l’argile ou du bitume), est en réalité un vieil outil de l’architecture. Quelques structures antiques, 2 000 ans après leur édification, sont d’ailleurs là pour attester de l’efficacité de ce matériau, certains aqueducs continuant même d’alimenter les villes en eau.
La longévité de ces structures antiques, pourtant, a longtemps interrogé les architectes, qui se demandaient comment elles pouvaient résister ainsi aux outrages du temps. Jusqu’alors, les experts estimaient que le béton romain devait son efficacité à une composition particulière, incluant de la pouzzolane : “On sait que le secret de la solidité de ces bétons romains - ou ciments romains - tient à un adjuvant que l'on ajoutait au mortier : une poudre volcanique ramassée dans la région de Pouzzoles, à l'ouest de Naples”, poursuivait ainsi Valérie Nègre dans La Science CQFD en août 2022. Malgré tout, les historiens comme les scientifiques peinaient à comprendre une des spécificités de ce matériau antique : lorsqu’il se fissure, le béton romain a l’étrange capacité de s’autoréparer.
Chaux devant
C’est grâce aux recherches d’une équipe du MIT, le Massachusetts Institute of Technology, que le secret de ce béton s’est enfin dévoilé. Les scientifiques ont analysé des fragments prélevés sur un mur d'enceinte antique de la ville de Privernum, en Italie, à l’aide de techniques d’imagerie perfectionnées, notamment la spectroscopie de rayons X à dispersion d’énergie. Les chercheurs ont ainsi pu établir précisément la composition du béton romain, et se sont notamment arrêtés sur des éclats de minéraux blancs appelés des clastes de chaux. Jusqu’alors, les experts pensaient que leur présence était due à un mortier bâclé ou de mauvaise qualité. Une théorie à laquelle n’adhérait pas Admir Masic, professeur de génie civil et environnemental au MIT et co-auteur de l’étude publiée dans la revue Science Avances : “L’idée que la présence de ces clastes de chaux soit simplement attribuée à un contrôle de qualité médiocre m’a toujours dérangé. Si les Romains ont déployé tant d’efforts pour mettre au point un matériau de construction exceptionnel, en suivant des recettes optimisées au cours de nombreux siècles, pourquoi en auraient-ils déployé si peu pour garantir un processus de production de qualité ?”
Depuis deux millénaires, la recette du béton n’a finalement guère changé : aujourd’hui, on utilise de la chaux hydraulique, c’est-à-dire de la chaux vive éteinte à l’aide d’eau, pour fabriquer du béton. C’est d’ailleurs la chaux qui donne au béton sa capacité à faire prise, à durcir y compris dans des environnements humides. "Depuis que j'ai commencé à travailler sur le béton romain, j'ai toujours été fasciné par la présence de ces morceaux, avoue Admir Masic. "Ils ne sont pas présents dans le béton moderne, alors pourquoi l'étaient-ils dans l'ancien ?"
Les analyses spectroscopiques des scientifiques du MIT ont permis de comprendre que les clastes de chaux étaient en carbonate de calcium, un composé qui ne se forme qu’à des températures extrêmes. Cet élément leur a permis de déduire la différence majeure entre béton moderne et béton romain : ce dernier était mélangé directement avec de la chaux vive, c'est-à-dire à de très hautes températures.
“Les avantages du mélange à chaud sont doubles”, explique Admir Masic dans un communiqué du MIT . "Premièrement, lorsque l'ensemble du béton est chauffé à des températures élevées, cela permet des chimies qui ne sont pas possibles si vous n'utilisiez que de la chaux éteinte, produisant des composés associés à haute température qui ne se formeraient pas autrement. Deuxièmement, cette température accrue réduit considérablement les temps de durcissement et de prise, puisque toutes les réactions sont accélérées, ce qui permet une construction beaucoup plus rapide.”
Un béton qui s’autorépare
Mieux encore, c’est grâce à ces clastes de chaux que le béton romain a la capacité de s’autoréparer. Le mélange à chaud lui confère une structure nanoparticulaire fragile : en d’autres termes, la structure même du béton va faciliter des fractures qui vont passer à travers les clastes de chaux calcaires, les exposant ainsi au grand jour.
Or, une fois ces dernières exposées, lorsque l’eau va passer dans ses fissures, elle va se saturer en calcium, qui va pouvoir cristalliser à nouveau sous forme de carbonate de calcium. C’est cette réaction qui permet de renforcer la fissure, et confère au béton cette étonnante capacité d'autorégénération. L’eau peut d’ailleurs également réagir avec la pouzzolane, la poudre volcanique, ce qui va contribuer à renforcer d’avantage encore la fissure.

Pour s’en assurer, les chercheurs ont retenté l’expérience : ils ont créé des échantillons de béton à base de chaux vive et les ont volontairement fissurés, avant d’y ajouter de l’eau. Deux semaines plus tard, les fissures s’étaient rebouchées. Un échantillon témoin produit sans chaux vive est lui resté fissuré.
Le béton antique, béton du futur ?
Mais comment ce savoir antique - si tant est que les Romains à l'époque aient bien eu conscience des propriétés de ce béton - s’est-il perdu ? L'idée que la composition de ce béton ait tenu à la chance plutôt qu'à une recette bien établie reste tout à fait plausible. Mais quand bien même, le béton, s’il a été employé au fil des siècles à Rome et dans le Latium, a peu à peu été abandonné ailleurs. “Au Moyen Âge, on va construire beaucoup moins”, précise Valérie Nègre. “Il est vrai que hors de Rome, l’emploi du béton se fait plus rare. D'abord parce qu'on y construit des édifices moins monumentaux. Et puis, quand on s'éloigne du centre de Rome, la poudre volcanique et la poudre de brique sont des matériaux onéreux, voire luxueux. Donc pour des raisons d'économie et de taille des constructions, on va l'abandonner, sauf peut-être dans les fondations.”
Le béton sera redécouvert à la Renaissance, au moment justement “où on essaie de faire revivre l'Antiquité”, complète la professeure d’histoire des techniques. De là, il devient un indispensable de l'architecture, et prend véritablement son essor lors de la révolution industrielle. À mesure que les techniques s’industrialisent, il envahit les grandes villes.
Il convient de rappeler qu'à bien des égards, et notamment quant à sa composition chimique, le béton moderne, meiux maîtrisé, reste d'une qualité bien supérieure au béton romain. Mais cette étonnante capacité d'"auto-guérison" suscite d'ores et déjà l'intérêt des chercheurs, à l'heure où le béton est devenu un enjeu majeur, particulièrement en termes d’environnement. A l’heure actuelle, sa production représente 8 % des émissions mondiales de gaz à effets de serre, et les projets de recherche pour un “béton vert”, qui diminuerait son impact environnemental, se multiplient. D’après Admir Masic, la compréhension du fonctionnement du béton romain pourrait aider à atteindre cet objectif, en permettant de créer un matériau plus résistant, plus léger, et plus durable. Plus écologique en somme.