
C'est une pratique longtemps restée dans l'ombre, dévoilée au grand jour depuis le début de cette année. En France, certains déchets dits "recyclables" sont envoyés par conteneur à l'autre bout du monde, souvent en Asie du Sud-Est, pour y être traités. Une démarche légale... en principe.
Retour à l'envoyeur. Lundi 29 juillet, les autorités indonésiennes ont entamé une procédure de renvoi de 49 conteneurs de déchets plastiques vers leurs pays d'origine : les États-Unis, Hong-Kong, l'Allemagne, l'Australie... Et la France. Les sept premiers conteneurs, dont cinq en provenance de Hong-Kong et deux venant de France, sont partis ce lundi. "Les autres conteneurs sont en passe d'être ré-exportés", précisait alors le directeur des douanes du port de Batam, Susila Brata, au journal The Jakarta Post. Une fois chargés sur le cargo "Capricorn 97.210", ces sept conteneurs ont pris la direction de Singapour, une escale avant d'entamer leur voyage vers leur destination d'origine. Le tout, sous le regard de plusieurs représentants du ministère local de l'Environnement et de la foresterie, de la police des Îles Riau (l'archipel où se trouve le port de Batam), du procureur local, et de plusieurs agences environnementales locales. Une escorte conséquente, réunie ainsi pour "s'assurer du départ des conteneurs", a expliqué Susila Brata.
L'Asie du Sud-Est, nouvelle décharge des pays riches
Pourquoi un tel empressement à renvoyer ces déchets à leurs expéditeurs ? Parce que l'Indonésie, au même titre que d'autres pays d'Asie du Sud-Est comme la Malaisie, le Sri Lanka ou les Philippines, en a assez d'être la "poubelle du monde". Jusqu'à l'année dernière, nombre de pays riches envoyaient certains de leurs déchets plastiques en Asie, principalement en Chine.
Mais début 2018, Pékin, fatigué de recevoir trop de déchets mélangés, de plastiques abîmés, mal triés ou souillés, impossibles à recycler, a décidé de durcir ses normes de qualité en imposant un degré de pureté plus élevé des déchets. Résultat : l'Europe et les États-Unis se sont tournés vers d'autres pays receveurs, dont les exigences sont - pour l'instant - plus faibles. Mais sur place, le recyclage n'est pas toujours effectué : en attestent les images tournées par Konbini, fin mai 2019, où l'on découvre des montagnes de déchets plastiques entassés en pleine nature, à ciel ouvert, brûlés au lieu d'être recyclés. Devenus par endroits les nouvelles décharges des pays développés, ces pays d'Asie du Sud-Est montrent, à leur tour, de plus en plus d'exaspération et commencent à ré-expédier une partie de ces déchets.
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Deux conteneurs sont donc partis du port de Batam lundi 29 juillet, en direction de la France. À l'intérieur, des déchets plastiques "contaminés par d'autres déchets toxiques et dangereux, tels que des métaux lourds", explique le représentant du ministère de l'Environnement Rima Yulianti au Jakarta Post. Une pratique illégale : si l'export de déchets est autorisé par la convention de Bâle (un traité international ratifié par 166 États), celui-ci doit répondre à un cahier des charges précis, et la présence de matériaux dangereux doit obligatoirement être signalée au préalable.
Le ministère français de l'Ecologie sait-il d'où viennent les deux conteneurs ?
Comment la France a-t-elle pu exporter des déchets contaminés de la sorte ? Mardi 30 juillet, la secrétaire d'État Brune Poirson explique sur Twitter que le ministère de l'Ecologie "a déjà demandé aux autorités indonésiennes des informations et est en attente de connaître : les cargaisons concernées, les illégalités constatées, le(s) propriétaire(s), le trajet retour et son port d'attache". Dans un autre message, Brune Poirson précise que "Lors de l’arrivée du conteneur, une notification sera adressée au(x) détenteur(x) des déchets. Les déchets devront être caractérisés (dangereux ou non) pour savoir quel traitement leur apporter", ajoute la secrétaire d'État.
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Mais d'où viennent ces conteneurs ? Qui les a envoyés en Indonésie ? Dans quel port seront-ils réceptionnés en France ? "Depuis le tweet de Brune Poirson, nous ne savons rien", commente un conseiller du ministère de l'Ecologie. "On attend la réponse des autorités indonésiennes qui ne nous donnent pas d'informations pour l'instant."
"C'est un secteur hyper opaque", commente un conseiller du ministère de l'Ecologie.
Sur Twitter, Brune Poirson rappelle qu'en cas de non-respect de la loi, "le producteur et le détenteur" des déchets encourent jusqu'à 150 000 euros d'amende. Sauf que pour déterminer s'il y a effectivement fraude, les autorités françaises doivent, avant de décider d'une quelconque sanction, savoir précisément ce que contiennent les conteneurs, mais obtenir ces informations s'avère compliqué. "Honnêtement, c'est un secteur hyper opaque", concède notre interlocuteur. Sans le concours de l'Indonésie, le ministère se dit incapable pour l'heure de déterminer le contenu, l'expéditeur, la date et le lieu d'arrivée des conteneurs. L'acheminement "pourrait prendre un mois", sans certitude.
"Il existe un vrai flou entre la zone de départ et la zone d'arrivée"
Du côté des associations environnementales, le flou artistique prédomine aussi. "Ce qui est sûr, c'est que les déchets sortent de nos centres de tri. Ensuite, le cheminement, les ports, le transport maritime : c'est extrêmement compliqué à tracer", déplore Thibault Turchet, responsable des affaires juridiques chez Zero Waste France. "On voit que les déchets partent à l'international, mais pour savoir où, avec qui, dans quels centres de tri, c'est très compliqué. Il existe un vrai flou entre la zone de départ et d'arrivée. Les transporteurs ne sont pas regardants sur les conteneurs__."
La multiplicité des intermédiaires s'avère aussi un frein à la traçabilité des déchets. Sur Twitter, Brune Poirson évoque le fait qu'il soit "autorisé pour une société française de vendre ses déchets (emballages, etc) à une société européenne qui peut elle-même les revendre à une autre société indonésienne, etc." Or c'est bien cette pratique qui semble dominer. Sur place, le quotidien local Tribun Batam (appartenant au groupe Kompas, le plus grand groupe de médias d'Indonésie) indiquait, le 30 juillet, que les conteneurs appartenaient à une entreprise dénommée Arya Wiraraja Plastikindo. Cet équivalent d'une SARL, basé à Batam, indique être spécialisé dans le traitement des plastiques. Aucune trace ici d'un lien avec une quelconque entreprise française. "Nous pensons que les recycleurs français vendent à des structures qui regroupent ces déchets-là, via des pratiques de courtage", suggère Thibault Turcher. "Légalement ou pas."
Autre obstacle à la traçabilité : "Les transferts ne sont pas notifiés aux pays qui les reçoivent", explique le juriste de Zero Waste France. "Juridiquement, les déchets sont classifiés. S'ils sont sur liste "verte", destinés à être valorisés, comme les plastiques recyclables, les expéditeurs n'ont pas besoin de notifier explicitement les transferts aux pays qui les reçoivent. Ensuite, une fois sur place, les conteneurs se perdent dans les ports, parmi des milliers d'autres conteneurs..." Or, tout le problème réside là : certains expéditeurs peu scrupuleux enverraient, sans le déclarer, des déchets plastiques mixés à d'autres déchets, organiques ou toxiques, comme c'est le cas en Indonésie.
Des fraudes pour bénéficier de subventions de l'éco-organisme en charge des déchets ?
Pour mieux comprendre comment fonctionne le système français de recyclage, nous nous sommes rapprochés de Citeo, l'éco-organisme en charge de la collecte des emballages. "Chaque année, trois millions de tonnes d'emballages ménagers sont collectés en France, déposés dans les "bacs jaunes" par les Français", explique Citeo. Selon ces chiffres, 88 % des emballages sont recyclés en France, 11 % en Europe, et 1 % à l'étranger. Soit tout de même 30 000 tonnes d'ordures. Le processus ? "Les déchets recyclables sont collectés par les collectivités territoriales et arrivent en centre de tri. Là, on sépare le carton, les différents types de plastique, etc. Ensuite, les collectivités revendent à des repreneurs, des entreprises de recyclage choisies librement", détaille notre interlocuteur. Ce sont ces repreneurs qui choisissent soit de recycler les produits sur place, soit de les revendre à l'étranger, lorsque ce procédé s'avère moins coûteux que de financer le recyclage en France.
"Nous ne pourrons fournir des informations que si l'État ouvre une enquête administrative"
"Les repreneurs doivent déclarer à Citeo la destination des déchets, ainsi que nous fournir un certificat de recyclage, car nous les subventionnons à la tonne recyclée." L'éco-organisme dit procéder régulièrement à des contrôles internes et à des audits dans les usines de recyclage. Pour autant, "il peut y avoir des fraudes ou des failles", reconnaît Citeo. Avec de juteux profits à la clé pour les fraudeurs ? En tout cas, impossible pour l'heure de déterminer qui sont ces revendeurs indélicats.
Citeo sait-il quels recycleurs a envoyé des conteneurs en Indonésie ? "Oui, nous avons la liste", précise-t-on. Mais secret des affaires oblige, cette liste ne nous est pas communiquée. "Nous ne pourrons fournir des informations sur les recycleurs français que si l'État ouvre une enquête administrative, ce qui pourrait nous amener à communiquer les noms des revendeurs." Or pour ouvrir une enquête, encore faut-il que l'État en sache davantage sur les deux conteneurs indonésiens, afin de constater effectivement s'il y a fraude ou non. Sans réponse des autorités indonésiennes, le dossier semble donc paralysé.
Quelle réaction du côté du gouvernement ?
Au ministère de l'Ecologie, on refuse pour autant de se laisser taxer d'immobilisme. "Cela fait un an et demi qu'on travaille sur cette question des déchets et de la transparence du circuit. C'est prévu dans le projet de loi anti-gaspillage pour une économie circulaire__", indique un conseiller. Projet de loi débattu le 24 septembre prochain, au Sénat. Pourtant, le problème des exportations de déchets n'est pas nouveau et le gouvernement s'était déjà engagé à prendre des mesures.
"Que les entreprises s'engagent à cesser les exportations"
Fin mai, François de Rugy, alors ministre de l'Écologie, réagissait aux images de décharges sauvages filmées par Konbini en Malaisie. "[Les entreprises] qui sont dans l'illégalité, il n'y aura pas de quartier, on va les condamner__. Et les autres, mêmes celles qui vérifient qu'à la fin, c'est recyclé, je vais les réunir pour que toutes les entreprises qui collectent des déchets en France s'engagent à cesser les exportations", déclarait le ministre, ajoutant : "Je veux faire une enquête pour savoir quelle est l'entreprise française, au départ [...] qui les a exportés."
Depuis ces déclarations, quelles avancées ? Une enquête a-t-elle été lancée ? Les entreprises du recyclage ont-elles été convoquées pour parler précisément de cette question ? Une ou des condamnations sont-elles en passe d’être prononcées ? À ces questions, posées par téléphone puis par mail au ministère, nous est parvenue la réponse suivante : "François de Rugy avait fait savoir aux entreprises de recyclage que des mesures pour renforcer la transparence seraient apportées dans la loi anti-gaspillage pour une économie circulaire portée par Brune Poirson." Rendez-vous à la rentrée.