Le dessinateur Dilem : "Quand je vois tous ces jeunes Algériens, je me dis respect !"

Dilem à Cannes en mai 2013 pour 'Cartooning For Peace' et un de ses très récents dessins
Dilem à Cannes en mai 2013 pour 'Cartooning For Peace' et un de ses très récents dessins

Dilem : "Rendre justice par un dessin à une jeunesse aussi belle et aussi triste, c'était quand même assez lourd"

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Le dessinateur Dilem : "Quand je vois tous ces jeunes Algériens, je me dis respect !"

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Entretien | Ses dessins sont brandis depuis plusieurs jours par les manifestants en Algérie. Ce caricaturiste de renom croque avec humour et émotion l'évolution de la situation. A Alger, Dilem s'est longuement confié à notre envoyée spéciale : la jeunesse, Bouteflika et une révolte qui selon lui va aboutir.

Il est l'un des pouls de l'Algérie d'aujourd'hui. Son dessin en Une du quotidien "Liberté" est attendu dans le pays entier et au-delà des frontières. Et les manifestants s'en servent souvent de slogan.

Notre envoyée spéciale, Wahiba Filali, a pu longuement converser avec Ali Dilem, plus connu sous son nom de dessinateur, Dilem, pour "Liberté" mais aussi pour TV5Monde.

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"Ces jeunes ont un cran incroyable"

"Quand je vois tous ces jeunes, je me dis "respect". Aujourd'hui, j'ai deux fois l'âge de ceux qui sortent manifester et qui ont le courage de porter cette parole et la faire circuler dans la rue. Parce que nous sommes dans un pays où il est normalement interdit de manifester. Ils ont un cran incroyable. Je suis de ceux qui ont manifesté en 1988 (mobilisations contre le pouvoir sévèrement réprimées, 150 morts environ NDLR) et je sens que ce qui se produit là est à même de parfaire, de continuer ce que l'on a fait à l'époque. Nous, dans notre inexpérience, nous ne sommes pas allés jusqu'au bout. Par pudeur, je dois le dire : c'est leur histoire, leur révolte, leur colère, leurs acquis. Parce que c'est clair que cela va aboutir à quelque chose.

Il faut reconnaître quand même que les événements d'octobre 88 ont apporté quelques changements. Le fait notamment qu'il y a aujourd’hui une presse libre en Algérie. C'est assez notable dans un pays africain, tiers-mondiste, musulman, arabe. On est quand même le seul pays qui obéit à ces critères là où l'on peut croquer un président de la République et à plus forte raison quand on trouve qu'il n'est pas en adéquation avec sa jeunesse.

Les Pieds sur terre
28 min

"Bouteflika a été ministre alors que Barack Obama n'avait que neuf mois"

Bouteflika est un homme qui a été ministre en 1962. Vous vous rendez compte ? Il a été ministre alors que Barack Obama n'avait que neuf mois. Et je ne parle pas de toutes ces générations de jeunes comme Macron ou autres qui dirigent un peu aujourd'hui le monde. Bouteflika a été ministre des Affaires étrangères en 65, il a quitté le pouvoir en 79 pour revenir Président en 99. Durant ces 20 ans de traversée du désert, il n'est pas resté en Algérie. Je n'ai pas besoin d'une grande expertise pour dire qu'il ne connait pas bien son pays. Dès le début, le premier album que j'ai sorti, « Boutef' président » (plusieurs fois réédité, NDLR), mettait en exergue l'adéquation d'un tel esprit, d'un tel parcours, avec les attentes de la jeunesse algérienne de l'époque. C'est quelqu'un qui ne connait pas les Algériens. Il n'a jamais fait 100 mètres dans l'Algérie indépendante, il ne s'est jamais attablé avec un jeune et n'a jamais été dans un café d'Alger, n'a jamais parlé à une ménagère dans un souk. En fait il ignore les problèmes des Algériens. Et c'est à cet homme-là que l'on a demandé de présider au destin de ce pays !

Bouteflika a toujours fait l'actualité en Algérie. Quand il était encore actif c'était un président à la Sud-américaine. Il faisait des discours d'au moins deux heures, certains pouvant aller jusqu'à quatre heures. Il faut comprendre quelque chose de très importante si on veut analyser la personnalité de Bouteflika : c'est quelqu'un qui est venu avec le logiciel Boumedienniste (du nom de Houari Boumédiène, Président algérien de 1965 à 1978, NDLR) pour l'appliquer à une génération d'utilisateurs de Facebook. C'est pour cela que cela n'a pas marché. Il n'y a pas eu d'affect entre Bouteflika et le peuple algérien, c'est pour ça que les gens demandent son départ à n'importe quel prix.

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La question qu'il faut que l'on se pose tous aujourd'hui c'est que Bouteflika a toujours eu ce rapport somatique à l'Algérie. C'est quelqu'un qui a été chassé en 79, en se croyant le légitime héritier de Boumediene (président algérien de 1965 à 1978). Il se voyait président après lui. Il est revenu en 1999 pour mourir au pouvoir, maintenant à nous de savoir si on a envie de lui faire ce cadeau.

Le terrorisme a commencé à décliner en Algérie vers la fin des années 90. Quand Bouteflika est arrivé au pouvoir. La légende veut que ce soit lui qui a ramené la paix mais c’est du pipeau. Certes c'est Boutef’ qui a acté la concorde mais les discussions étaient déjà faites et l'accord (avec les islamistes, NDLR) déjà prêt. Sauf que le Président de l'époque Liamine Zéroual, n'arrivait pas à assumer cette compromission. Il a laissé la place à Boutef' que l'armée avait présenté.

"Je me suis mis aux réseaux sociaux"

Je suis allé dans la première manifestation, le 22 février. Mais il fallait essayer d'être utile à cette révolution. Mon utilité est de raconter ce qui se passe au quotidien. Alors je me suis mis aux réseaux sociaux, c’est nouveau pour moi. Donc tous les vendredis (jour de grande mobilisation, NDLR), j'essaye de commenter l'actualité en direct à travers mes dessins via les sites d'informations et dans mon journal.

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Ce qui se passe en ce moment je ne l'ai jamais connu, y compris en 1988. A l'époque ça n'était pas toutes les villes, pas toute l'Algérie, pas toute la jeunesse. On était des gamins des quartiers et on sortait parce qu'il y avait le rejet du flic, on était un peu les Gilets Jaunes de l'époque (Rires). Aujourd'hui les gens ont appris de toutes ces révoltes-là. Il y a eu celle de 1988, celle de 2011, avec le printemps arabe, puis en 2014 celle que le pouvoir a appelé les « émeutes du sucre et de l'huile ».

En 1988, c'est Dilem l'émeutier qui parlait dans ses dessins. A l'époque, j'avais 20 ans. Grâce à une petite lucarne dans un journal, j'étais l'un des rares à pouvoir m'exprimer pour cette génération dans un pays majoritairement jeune où les jeunes n'avaient pas le droit de cité. J'étais porteur de cette voix-là, cette voix de la majorité algérienne qui n'avait pas l'occasion de s'exprimer. Aujourd’hui, je sens le poids de la génération et je pars d'un principe : « Un Algérien qui, à 20 ans, n'a pas connu de Révolution, est quelqu'un qui a raté sa vie ! »

Je me sens un peu en décalage par rapport à cette révolution-là. Alors que dire de ceux qui, comme Bouteflika, ont 80 Ans ? Que peuvent-ils comprendre aux espérances, aux rêves, aux projections d'un gamin de 20 ans ? Cette génération ne laisse le choix aux jeunes d'aujourd'hui que d'essayer de vivre assez misérablement au point de vue existentiel.

"La marche du 8 mars dernier, avec les femmes, va me marquer longtemps"

Il y a un événement qui va me marquer longtemps, c'est la marche du 8 mars dernier, avec les femmes, le jour des droits des femmes. Et surtout l'image qu'a donnée l'Algérie au monde. Je suis de ceux qui croient que l'un des moteurs de cette révolte - on ne peut encore parler de révolution - l'une des rares images de l’Algérie où l’on ne voit pas un président moribond ce sont des gamins et des gamines dans les rues d'Alger qui sont d'un point de vue esthétique d'une beauté sublime. Franchement c'était assez dur pour moi - même si j'ai déjà fait des dessins sur des attaques qui ont fait 400 morts - mais essayer de rendre justice à travers un dessin à une jeunesse aussi belle et en même temps aussi triste c'est quand même assez lourd !

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Cette révolte-là était plus espérée qu'attendue. Les dernières années de Bouteflika, c'est à dire l'humiliation infligée, c'était quelque chose d'insupportable pour les Algériens. On n'a pas entendu la voix de notre président de la république depuis 2014. C'était lors de la campagne présidentielle qui allait le conduire à son quatrième mandat et il a dit deux seulement deux phrases sur un match de foot entre Barcelone et l'Atletico Madrid ! C'est vous dire à quel point on était dans une espèce de presque déni de gouvernance. A un moment on s'est dit « Après tout, il vaut mieux Bouteflika que les massacres ». Mais les gamins qui sortent manifester aujourd'hui ils n'étaient peut-être même pas encore nés du temps des grands massacres.

Par pudeur je dois le dire : C'est leur histoire, leur révolte, leur colère. Leurs acquis, par la suite. Parce que c'est clair que ça va aboutir à quelque chose. Il y a un marqueur générationnel entre toutes les colères et quand je vois tous ceux qui sont sur les plateaux télés et qui essaient de récupérer -car ce n'est un secret pour personne que l'opposition est en train de négocier l'après Bouteflika-, j'espère que je me trompe mais j'ai peur que ça ne décourage les gens comme ça été le cas en 2011. A l'époque, dans la continuité du printemps arabe, le printemps algérien n'a pas abouti parce que les vieux de l'époque, qui sont toujours là, ont essayé de récupérer ce mouvement avant qu'il n'ait lieu. C'est presque un appel à la pudeur que je lance à ces gens-là et qui seront toujours là, j'en fais le pari. Ils trouveront le moyen de survivre à Bouteflika. J'adjure pour qu'on laisse ces jeunes mener à bien leur révolte. Mais il y a toujours une récupération. C'est ce qui s'est passé malheureusement avec ma génération. On s'est dit qu'il y a les « sachants » ces gens qui ont compris la vie mieux que nous, ces gens qui nous ont toujours fait croire que la compréhension de la vie était un privilège auquel nous n'avions pas le droit. La preuve c'est qu'aucun de ceux qui protestaient en 1988 n'a eu un destin national ou politique. Encore une génération perdue pour l'Algérie ! J'espère que ça n'est pas le scénario qui se dessine pour l'Algérie de demain.

"Je ne m'attendais pas à ce que cela soit aussi magistral"

Ce mouvement était plus souhaitable qu'attendu. Il y a quelque chose d'admirable dans le système algérien c'est qu'on ne sait jamais ce qu'il se passe. On ne sait jamais ! En lisant le Canard Enchaîné, on peut deviner ce qui se passe à l'Elysée. En lisant le Washington Post, on peut savoir ce qui se passe dans le bureau ovale. Mais ici, on ne peut pas savoir ce qu’il se passe à moins de dix kilomètres de la présidence algérienne. Ils ont fait de l'omerta une manière de gouverner. On sentait les choses bouillir, on sentait que cela ne pouvait pas durer. Mais de là à deviner quand ? Comment ? Par quel biais ? J'avoue que je ne m'y attendais pas du tout. Il est clair que dans mes attentes les plus sublimes, les plus mirifiques, je ne m'attendais pas à ce que ça soit aussi magistral. Parce que c'est une leçon qu'on est en train de donner déjà à ce pouvoir qui croyait que cette jeunesse était servile à jamais mais aussi au monde qui ne voyait de nous que des espèces de victimes du terrorisme et que ça n’était pas demain la veille que l’on risquait de se réveiller.

Est-ce que je m'attends à ce que ça aille mieux ? Franchement je ne sais pas. Elle est là l'équation en fait. Le mot clé de ce pouvoir c'était « ou nous ou le chaos ». C’est  comme ça qu'il a pu calmer tout le monde pendant toutes ces années, avec cette « sacro-sainte » stabilité. Mais aujourd'hui on arrive à se dire « Eh bien écoutez, tant pis, on prend le risque mais ça ne sera plus jamais vous ! »

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"Je ne crois pas jouer un rôle défini"

En tant que caricaturiste je ne crois pas jouer un rôle défini. J'essaye d'être un commentateur à ma manière, avec un peu de dérision, de l'actualité algérienne. Je joue le rôle d'un amuseur dans un pays où l’on n'a pas le droit de s'amuser, de désacraliseur dans un pays où tout est sacré. On parle d'un pays où le président a l'image de sainteté. Bouteflika on adorait son portrait. N'étant pas présenté physiquement, le FLN, le parti au pouvoir présentait son portrait pour poser une présence presque divine. Donc si mon rôle est visible quelque part, c'est juste pour dire que Bouteflika est un homme comme les autres, un responsable comme les autres et je pousse le raisonnement jusqu'à dire qu’on peut même se foutre de sa gueule et le caricaturer. C’est ce que je fais depuis que j'ai commencé. Mon premier dessin était celui du président Chadli Bendjedid (1979-1992). C'était la première fois que l'on voyait un dessin d'un président en exercice. J'étais assez inconscient pour le faire à l'époque. Je ne suis pas sûr que je l'aurais refait aujourd'hui mais si mon rôle consistait à faire en sorte que ces gens-là soient vus autrement que comme ils se présentent se serait déjà un énorme acquis.