Le Tour du monde des idées. En 1971, Richard Nixon déclarait dans une formule restée célèbre la victoire totale de ses théories. John Maynard Keynes a révolutionné la science économique en la réinsérant dans un système de pensée plus vaste. Mais 75 ans après la mort de son créateur, que reste-t-il du keynésianisme triomphant ?
En plein mois d’août 1971, et à la surprise générale, Richard Nixon annonçait que son pays abandonnait l’étalon-or. A un journaliste qui l'interrogeait, le président américain répondit : We are all Keynesians now !
Depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, afin de stabiliser le cours des monnaies, il avait été décidé, à Bretton Woods, que toutes les devises du monde seraient évaluées en fonction de leur valeur en dollars. La monnaie américaine elle-même était censée être garantie par les énormes stocks d’or accumulées à Fort Knox, dans le Kentucky. Mais la guerre du Vietnam avait appauvri l'Amérique et Washington devait abandonner la convertibilité du dollar en or. On allait bientôt entrer - officiellement en mars 1973 - dans le système de changes flottants.
Pourquoi ce président républicain – donc de droite – annonçait-il sa conversion à une école de pensée économique, le keynésianisme, réputée fournir le soubassement intellectuel de tous les régimes sociaux-démocrates européens ?
Et pourquoi invoquer le souvenir de John Maynard Keynes, mort en 1946, pour justifier l’abandon de l’une des décisions prises à Bretton Woods, où Keynes représentait justement le gouvernement britannique. Mais peut-être Nixon avait-il entendu parler de la vigoureuse opposition de Keynes au retour à l’étalon-or en Grande-Bretagne, décidée par Winston Churchill, alors ministre des Finances, en 1926 ? Comme Keynes l’avait prédit, cette décision inopportune allait engendrer déflation, dépression et grèves...
Esthète et haut fonctionnaire
Régulièrement, on annonce le "dépassement" de Keynes, ainsi dans les années 80, mais également son "grand retour", comme après la crise financière de 2008. En réalité, Keynes n’a jamais cessé d’inspirer les politiques économiques. Et les biographes. A preuve, sa vie et son œuvre viennent encore d’inspirer deux nouveaux ouvrages : The Price of Peace : Money, Democracy and the Life of John Maynard Keynes de Zachary D. Carter et Keynes against Capitalism : His Economic Case for Liberal Socialism de James Crotty.
Ces deux livres attirent notamment l'attention sur la dimension philosophique et sur l’engagement politique de Keynes, moins connues que ses théories économiques. Il écrivait lui-même :
Le maître-économiste doit posséder une rare combinaison de talents. Il doit être mathématicien, historien, homme d’Etat, philosophe – à un certain degré.
C’était dresser un autoportrait. Keynes était extrêmement doué. Fils d’un brillant universitaire et d’une mère dont la forte implication sociale devait faire, à soixante-dix ans, la maire de Cambridge, le jeune Keynes est adoubé par l’un des clubs les plus secrets et élitistes d’universitaires, les Cambridge Apostles. On y combat la vulgarité de l’utilitarisme au nom d’une conception esthétisante du "bien". On y croise les philosophes Bertrand Russell et Ludwig Wittgenstein, le très fameux biographe et critique Lytton Strachey, mais aussi Leonard Woolf – qui deviendra l’époux de Virginia Woolf. Keynes fera d'ailleurs partie du fameux "groupe de Bloomsbury".
Cet économiste est donc lié, dès sa jeunesse, à tout un milieu intellectuel d’avant-garde et très brillant, où l’homosexualité est fort bien tolérée. Keynes lui-même est bisexuel et ne s’en cache pas. Côté vie privée, il est, comme ses amis, un esthète, grand amateur d’opéra et d’éditions rares. Persuadé qu’il faut aider les créateurs à échapper à la loi du marché, il a été l’un des premiers directeurs de l’Arts Council. Mécène, il finance la revue d’avant-garde The Nation and Athenaeum, ancêtre du New Statesman. Côté vie publique, c’est un haut fonctionnaire, recruté très tôt par le Trésor britannique, pour ses compétences exceptionnelles, et l’un des conseillers les plus en vue des décideurs politiques britanniques, lié dans les années 1920, à la gauche du parti libéral.
Une critique vigoureuse des conditions imposées à l'Allemagne par le Traité de Versailles
Keynes devient un personnage public en publiant, en 1919, Les conséquences économiques de la paix. Il est, en effet, l’un des membres de la délégation britannique aux négociations alliées préparatoires au Traité de Versailles. L’Allemagne était, avant la guerre, le cœur économique de l’Europe continentale, explique-t-il. En la privant de sa flotte commerciale, en expropriant tous les biens allemands détenus à l’étranger, en imposant au Reich vaincu des "réparations" bien supérieures à ses moyens réels, l’Europe (et la France en particulier) ne commet pas seulement une injustice : elle se tire une balle dans le pied… L’Europe était économiquement très intégrée. Les calculs à courte vue des vainqueurs de 1918 vont l’appauvrir collectivement. Les mesures imposées à l’Allemagne constituent "l’un des actes les plus atroces accomplis par un vainqueur dans l’histoire du monde civilisé."
Conclusion économique : il faudrait créer, en Europe, une zone de libre-échange dont l’adhésion serait obligatoire pour l’Allemagne, comme pour les nouveaux Etats, issus du démantèlement de l’ancienne Autriche-Hongrie. Prophétique ! Conclusion politique : le fait de maintenir indéfiniment les nations vaincues dans la misère par esprit de vengeance va se retourner contre les Alliés, en provoquant "la lutte finale entre les forces de la Réaction et les convulsions désespérées de la Révolution". Prophétique !
« Au cours des douze dernières années, écrit un Keynes désabusé en 1931_, je n’ai que très peu d’influence – ou pas du tout – sur la politique. Mais dans_ le rôle de Cassandre, j’ai eu, en tant que prophète, un succès considérable. »
Et, en effet, certaines formules de son livre, un peu trop brillantes ou trop polémiques pour l’establishment, lui valent la défaveur du Trésor. On se méfie d’un témoin qui dresse des portraits peu flatteurs des politiciens qu’il sert. Il se replie à Cambridge et y devient le centre d’un réseau d’esprits indépendants et brillants, somme toute assez aristocratique.
Les idées fondamentales de la théorie keynésienne
En tant qu’économiste, Keynes s’appuie sur plusieurs idées-forces :
- La quête erronée de l'équilibre
Toutes les grandes théories sont fondées, de manière erronée, sur une notion d’équilibre ; elles amènent les dirigeants politiques à chercher à "rétablir les équilibres" alors que l’appréhension juste des mécanismes économiques globaux devrait raisonner, au contraire, en termes dynamiques.
- Le concept de rareté est dépassé
Les économistes traditionnels travaillent à partir du concept de rareté. Or, celui-ci est dépassé : grâce au progrès technique accumulé, les nations développées sont entrées dans une ère de relative abondance. Economiser vertueusement, comme le faisait la société victorienne constitue le sacrifice bien inutile d’un plaisir actuel au profit d’un futur chimérique. Grâce à la macro-économie, il devrait être possible de satisfaire tous les besoins.
- Microéconomie et macroéconomie sont des domaines à étudier séparément
Un peu comme en physique, où la mécanique quantique et la relativité générale ne sont pas compatibles, en économie, il faut se garder de généraliser ce qu’on observe au niveau de l’entreprise et de la consommation à celui de l'économie d'un pays tout entier
- En période de crise, l'Etat doit accroître la demande en creusant les déficits
Les forces du marché, livrées à elles-mêmes, ne produisent pas les situations optimales que prétendent les économistes classiques. Elles peuvent engendrer le chômage, ou des inégalités de revenus déstabilisatrices pour la société dans son ensemble. La régulation du système et, en particulier, la gestion de la demande globale incombent à l’Etat. En période de crise, il doit accroître la demande globale en creusant les déficits. Car cela provoque un accroissement de la production supérieur à la hausse des dépenses publiques : c'est le "multiplicateur keynésien".
Le New Deal de Roosevelt, le keynésianisme en action
Kim Phillips Fein, dans The New Republic, résume ainsi la révolution produite par Keynes
La théorie conventionnelle suggère que si seulement les salaires tombaient suffisamment bas, les employeurs commenceraient à embaucher ; si seulement les prix dérapaient suffisamment, les gens recommenceraient à acheter ; si seulement les taux d’intérêt plongeaient suffisamment, il deviendrait intéressant pour les investisseurs d’emprunter pour construire de nouvelles usines. Mais la Grande Dépression (des années 1930) a démontré que ce point pourrait bien ne jamais être atteint. Laissés à eux-mêmes, les marchés pourraient bien parvenir à l’équilibre, en effet. Et laisser ainsi un tiers de la population au chômage…
Dans une telle circonstance, seul l’Etat peut stimuler la demande. Hélas, dans le langage journalistique courant, seul cet aspect du keynésianisme est retenu. Mais l'oeuvre de Keynes bien plus considérable. Son grand-oeuvre est malheureusement d'un accès difficile.
Sa Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie parut en langue anglaise en 1936. Il s'agit d'une révision générale de toutes les idées admises de son temps, pour lesquelles il a besoin d’introduire des concepts nouveaux – et que son traducteur français, pourtant polytechnicien et inspecteur des finances, Jean de Largentaye, eut bien du mal à rendre en français : "multiplicateur d’investissement", "propension à consommer", "préférence pour la liquidité", etc. Franklin D. Roosevelt était alors président des Etats-Unis depuis bientôt trois ans. Concrètement, la recette principale de Keynes commençait déjà à être mises en œuvre dans le cadre du New Deal : les déficits au service du plein emploi.
Le financier de l'Etat-providence britannique
Durant la Deuxième guerre mondiale, Keynes retrouva sa place au Trésor britannique. Il participa aux négociations qui permirent aux Britanniques d’obtenir l’aide militaire américaine avant même l’entrée en guerre de Washington contre l’Allemagne nazie. Il aida Lord Beveridge à trouver les financements du Welfare State qui sera mis en place en Grande-Bretagne après la guerre. Pendant les trois décennies qui ont suivi la guerre, oui, nous "étions tous keynésiens" : la Grande-Bretagne, comme les Etats-Unis (la Big Society de Lyndon Johnson !), la Suède et la France des Trente Glorieuses. La "stagflation", à partir du milieu des années 1970 marqua les limites de la recette keynesienne. Oui, on pouvait avoir à la fois les gros déficits budgétaires, le chômage et l'inflation...
On dit souvent que Keynes, qui, comme Beveridge, a appartenu longtemps au Parti libéral, avait "sauvé le capitalisme de lui-même". La seconde partie du livre de Zachary Carter est consacrée à l’histoire, tumultueuse, du keynésianisme après Keynes. Célébrant, en 2016, le 80e anniversaire de la publication de sa Théorie générale, le grand biographe de John Maynard Keynes, Robert Skidelsky écrivait : "Les étudiants en économie désireux d'échapper à l’univers squelettique des agents maximisateurs au profit d’un monde constitué d’êtres véritablement humains, ancrés dans leurs histoires, cultures et institutions, trouveront la science économique de Keynes intrinsèquement sympathique. Voilà pourquoi je pense que Keynes sera encore bel et bien vivant dans 20 ans, lors du centenaire de la Théorie générale, et bien au-delà."