Le football : arme politique en Russie, de Staline à Poutine
Par Camille Magnard
Entretien. La Russie de Vladimir Poutine est pour un mois au centre du monde médiatique et sportif, avec cette Coupe du monde de football 2018 qu'elle organise, et sur laquelle elle compte pour soigner son image à l'international. Décryptage de Régis Genté, journaliste spécialiste de l'ex-URSS.
En se voyant confier l'organisation de la Coupe du monde de football 2018, la Russie de Vladimir Poutine accède à une forme de consécration internationale, dans un domaine très symbolique, le sport le plus populaire qui soit. L'homme fort du Kremlin, en faisant du ballon rond un instrument au service de son image et de son pouvoir, perpétue une tradition héritée de l'URSS de Staline. Une époque où le régime soviétique a dû accepter l'idée que, pour pouvoir rivaliser avec l'Occident bourgeois, il fallait accepter ses règles, quitte à renier son idéologie. C'est avec cette même obsession de faire jeu égal avec les puissances occidentales que Vladimir Poutine aborde aujourd'hui "son" mondial.
Entretien avec Régis Genté, journaliste établi à Tbilissi en Géorgie, spécialiste de la zone Russie et ex-URSS. Il publie avec Nicolas Jallot, aux éditions Allary : FUTBOL : le ballon rond, de Staline à Poutine, une arme politique.

Votre ouvrage décrypte, depuis les premières décennies de l'Union Soviétique, les relations ambivalentes qu'a entretenu le pouvoir avec le football. Une arme politique, dites-vous, en URSS, puis en Russie. Mais en quoi cette volonté du Kremlin d'instrumentaliser l'engouement populaire autour du football se distingue-t-il de celui que l'on retrouve autour de tous les pouvoirs politiques, dictatures ou non ?
Effectivement, chaque pouvoir, y compris les démocraties et les pays les plus puissants du monde, utilisent grands événements sportifs internationaux pour donner une bonne image d'eux-mêmes, pour des raisons de politique intérieure et extérieure. Ce n'est pas une spécificité de la Russie. S'il y en a une, et elle me semble capitale, c'est que la Russie est un pays où la question identitaire, "qu'est-ce que c'est que la Russie ?", est absolument fondamentale. C'est quelque chose que l'on ne perçoit pas forcément en France, mais c'est vraiment essentiel. Il y a des grands débats, depuis deux siècles, pour savoir si les Russes sont plutôt européens, plutôt asiatiques, s'il faut imiter les Européens ou pas.
Le terrain du sport est le terrain où justement on peut se mesurer avec l'Occident. C'est pour cela que c'est si important pour la Russie. Ce pays passe son temps, et pas seulement à travers les sports, à avoir l'œil rivé sur l'Occident. C'est pour cela d'ailleurs que la Russie est présente au Moyen-Orient. Ce n'est pas pour régler les questions de cette région, mais pour pouvoir avoir un canal de discussion avec les Américains et se hisser à leur niveau.
Le complément de cela est de comprendre que la Russie est une "puissance pauvre", comme l'avait dit l'historien français Georges Sokoloff, et qu'elle a besoin de se mesurer avec l'Occident, dont elle connaît la supériorité économique notamment.
Il faut garder à l'esprit que les ambitions politiques de ce pays sont démesurées par rapport à la réalité de sa puissance économique, et le terrain du sport permet de combler cette différence en se plaçant dans le registre du symbolique. C'est justement pour cela que Poutine investit le domaine du sport.
Dès le premier jour de la compétition, le Président russe double le calendrier sportif d'un calendrier diplomatique, en recevant le prince héritier saoudien Mohammed Ben Salmane avant le match d'ouverture Russie-Arabie Saoudite. Est-ce que Vladimir Poutine a la volonté de se servir de l'organisation de la Coupe du monde de football pour faire avancer certains dossiers géopolitiques, comme la Syrie, le Yémen, l'Iran, la Corée du Nord ou l'Ukraine ?
Je crois honnêtement qu'il les a déjà faits avancer sans attendre le mondial. Il l'a fait avec l'Arabie Saoudite en discutant de la situation en Syrie, pour contrôler un certain nombre de groupes rebelles qui étaient soutenus d'une manière ou d'une autre par les Saoudiens, mais aussi, et c'est absolument fondamental, en essayant de trouver des solutions pour faire remonter les cours du pétrole. Il y a eu un accord entre la Russie et les pays de l'OPEP, et ça a joué un rôle pour faire remonter les cours. L'agenda diplomatique de Poutine pendant ce mondial relève plutôt de la mise en scène d'une certaine courtoisie, c'est de bonne guerre.
Pour afficher ce contenu Twitter, vous devez accepter les cookies Réseaux Sociaux.
Ces cookies permettent de partager ou réagir directement sur les réseaux sociaux auxquels vous êtes connectés ou d'intégrer du contenu initialement posté sur ces réseaux sociaux. Ils permettent aussi aux réseaux sociaux d'utiliser vos visites sur nos sites et applications à des fins de personnalisation et de ciblage publicitaire.
Cette volonté, à travers le football, de se mesurer à l'Occident, existait déjà sous l'Union Soviétique, vous le montrez dans votre livre, avec un régime qui a dû accepter, un peu malgré lui, d'imiter le "football bourgeois" pour rivaliser avec lui...
Effectivement, pendant vingt ans, entre la révolution de 1917 et les années 1930, le Kremlin a rêvé d'avoir son sport à lui, qui ne serait pas un sport bourgeois, et il a appelé cela la "fizkultura", la "culture physique". C'était une manière de mettre de côté les valeurs bourgeoises du sport, à savoir l'obsession du record et de la victoire, le culte du champion... Il y a même des idéologues soviétiques qui se sont dits qu'on pouvait peut-être juger du vainqueur d'un match de football non pas sur le score, mais par exemple sur l'esthétique du match ! Ce sont restés de vains projets, de vagues idées, mais cela donne une idée de l'atmosphère de l'époque.
Puis en 1937, à l'occasion de la tournée d'une sélection de footballeurs basques venus plaider la cause républicaine en URSS dans le cadre de la guerre d'Espagne, l'équipe soviétique va marcher en parallèle avec la diplomatie : Staline en profite pour se rapprocher de l'Occident, les démocraties bourgeoises, pour lutter ensemble contre le fascisme en Espagne, et, du côté du football, on se rapproche aussi de l'Occident que l'on rêve de battre sur son propre terrain footballistique. Cette tournée sera un fiasco pour les Soviétiques, six défaites, un match nul très douteux et une victoire encore plus douteuse (les enjeux diplomatiques étaient tels qu'il fallait tricher pour sauver la face), et finalement les équipes d'URSS vont se résoudre à adopter le schéma de jeu "bourgeois", l'organisation d'équipe dite en W-M qui était plus dynamique, plus performante, mais qui était considérée par les idéologues comme bourgeoise et contraire à la "fizkultur" soviétique. Ils se résolvent à l'adopter pour pouvoir aller vaincre les bourgeois sur leur terrain et avec leur méthode de jeu.
Vous écrivez que cette Coupe du monde 2018 est un point culminant pour toute la politique sportive mise en place par Vladimir Poutine dès les premières années de son arrivée au pouvoir en 2002. En quoi consiste cette vision poutinienne du sport ?
C'est un point culminant parce que le mondial de football est certainement l'événement sportif le plus important : il y a deux milliards de Terriens qui vont sans doute regarder la finale. Donc c'est une vitrine extraordinaire. Nous savons combien c'est important pour la Russie. En 2014, pour les Jeux Olympiques d'hiver de Sotchi, beaucoup de moyens avaient été déployés pour cela, mais dans les mois qui avaient suivi le scandale du dopage d'Etat russe avait éclaté, montrant bien l'importance mise par la Russie au fait de remporter des médailles à tout prix ou presque.
Le problème, cette fois, est que l'équipe nationale russe de football, la "sbornaya", est mauvaise : on ne fabrique pas des footballeurs comme on veut, les clubs peuvent acheter des vedettes, mais c'est impossible pour la sélection nationale ! Et donc la Russie va beaucoup miser sur l'organisation, sur l'image qu'elle va projeter à travers celle-ci, plutôt que sur les résultats sportifs de son équipe.
Quels sont les messages que Poutine va vouloir faire passer pendant cette Coupe du monde ?
Le plus important pour lui est de rendre acceptable la nature du régime russe, autoritaire, avec des oligarques que l'on laisse s'enrichir mais dont la fortune est à disposition de l'Etat, avec l'utilisation de méthodes brutales, la répression de la presse, etc.
Nous pouvons voir ce message passer, par exemple avec la sélection égyptienne qui a installé son camp de base en Tchétchénie, république russe du Caucase qui a connu deux guerres d'Indépendance depuis la chute de l'URSS, dirigée par Ramzan Kadirov, un tyran qui a carte blanche au Kremlin pour maintenir une sorte de paix artificielle en Tchétchénie. Nous avons aussi déjà vu circuler des photos de M. Kadirov serrant la main à la star du foot égyptien Mohamed Salah. C'est clairement une manière de dire "tout va bien, Kadirov est un dirigeant acceptable puisque les plus grands joueurs s'affichent avec lui." C'est aussi et surtout un message très important envoyé au monde musulman pour montrer combien la politique russe est bienveillante à l'égard de l'Islam.

Un discours de normalisation du pouvoir russe qui infuse aussi dans les instances du football français...
Oui, et pourtant la FIFA a fixé des règles en disant qu'il ne fallait pas mêler football et politique. Mais pas plus tard que ce matin j'entendais le président de la Fédération française, Noël Le Graët, dire : "Je ne veux pas faire de politique" et immédiatement après, il se lançait dans une diatribe pour expliquer que la Russie fait des progrès, etc. D'abord, qu'est-ce qu'il en sait ? Je ne crois pas qu'il soit un spécialiste de politique russe, et pourtant c'est un message éminemment politique ! Je pense qu'il devrait se contenter de parler de sport. Mais c'est exactement ce que Vladimir Poutine attendait. Il sait très bien que cette Coupe du monde sera aussi l'occasion de parler des Droits de l'Homme en Russie, de la corruption, etc., mais il voit aussi que des messages envoyés par des gens importants, comme M. Le Graët en France, véhiculent aussi le discours qu'il a envie d'entendre au sujet de son pays.
A ce sujet, nous avons appris que ce même jour où débute la Coupe du monde en Russie, la justice russe a fait libérer l'opposant Alexeï Navalny après 30 jours de détention...
C'est vrai, mais il y a beaucoup d'autres personnes qui ne sont pas libérées. Je pense en particulier au responsable de l'ONG Mémorial en Tchétchénie, Oioub Titiev, toujours détenu pour des raisons purement politiques, simplement parce qu'il essaye de défendre les droits des Tchétchènes. Mais la libération de Navalny prouve que le Kremlin est tout de même à l'écoute de ce qui se dit sur lui en Occident. Cela rappelle d'ailleurs la libération de l'oligarque Mikhaïl Khodorkovsky quelques semaines avant le début des JO de Sotchi en 2014. Ce sont des gestes, qui ne changent rien fondamentalement, mais ce n'est tout de même pas rien.
Faut-il craindre que les hooligans russes viennent troubler la fête voulue par Vladimir Poutine ? Et quels sont les liens ambivalents qui lient le Kremlin et ces groupes nationalistes et violents ?
Nous revenons là encore à la question si importante pour Poutine de l'image de son pays qui va être véhiculée par ce mondial. Ces hooligans sont sous contrôle absolu depuis des semaines, ils reçoivent des visites de la police et du FSB, l'héritier du KGB, plusieurs fois par semaine, et d'ailleurs certains sont partis à l'étranger pour que l'on ne puisse pas les soupçonner de quoi que ce soit. J'ai vraiment l'impression que tout se passera très bien de ce point de vue-là.
Au début des années 1990, avec la chute de l'URSS, l'émergence de ce phénomène du hooliganisme russe est encore à lier avec la fascination de l'Occident : on va reprendre jusqu'au terme de "hooligan", les pionniers se démarquaient en écoutant du rock anglo-saxon, s'habiller à l'anglaise, et arborer une certaine défiance à l'égard du pouvoir. Ce sont des mouvements politisés, presque toujours à droite, mais qui veulent garder leur côté marginal. Et avec Poutine, parce que son pouvoir est fort et bien assis dans l'opinion russe, ils vont se retrouver neutralisés, sous la coupe du pouvoir. Par exemple Gazprom, devenu le sponsor du club du Zénit de Saint-Pétersbourg, la ville natale de Poutine, va faire en sorte que les ultras du "viraj" soient complètement sous contrôle. A tel point qu'un certain nombre de hooligans a déserté le stade pour ne pas être mis au pas par le pouvoir politico-économique.
Mais ce même pouvoir craint aussi ces groupes d'ultras, parce qu'ils sont porteurs d'une vraie idéologie, quoi qu'on en pense, alors que le Kremlin lui est toujours en train de construire une idéologie, et sait que les hooligans pourraient le déborder. D'où sa volonté de les contrôler, quitte à leur donner des gages de collaboration. En 2010, un membre d'un groupe de supporters du Spartak Moscou a été tué dans une rixe avec un caucasien. Après quatre jours d'émeutes anti-immigrés au cœur de la capitale, Vladimir Poutine, qui n'est pourtant pas homme à se laisser dicter ses gestes par des petits groupes issus de la société civile, avait accepté de recevoir les leaders des ultras et de se rendre avec eux sur la tombe de leur camarade décédé. Il y a aussi des ultras débauchés par les "Nachis", l'organisation de jeunesse poutinienne, pour assurer la sécurité de certains de leurs rassemblements. Tout cela montre bien à quel point le Kremlin est attentif à cette marge de la société, petite peut-être, mais très active et qui a un réel écho dans l'opinion russe.
Régis Genté et Nicolas Jallot ont réalisé pour France 5 un documentaire intitulé "Football, arme du KGB", à voir ici.
Découvrez aussi notre récent dossier intitulé " La Russie à l'heure du nouveau sacre de Poutine"