Le mouvement du 22 mars sans les clichés : qui étaient ces militants de 1968 ?
Par Chloé LeprinceReplongez dans les débats à la Cité U de Nanterre, prenez le train pour "Nanterre La Folie" cette fac du bout du monde, et redécouvrez qui étaient ces militants qui ont lancé mai 68 avec leur mouvement du 22 mars.
Alors qu’arrivait le 22 mars et les cinquante ans du mouvement du même nom, germait l’idée de dresser le portrait de trois figures emblématiques du mouvement du 22 mars. Tentante (un peu), efficace sûrement aussi. Mais peu satisfaisante d’un point de vue historiographique.
En effet, un des problèmes de l’histoire de 1968 est qu’elle procède largement d’une construction. Décrire le mouvement du 22 mars au prisme du parcours de ses membres, de leur origine géographique ou confessionnelle, et de la question du genre permet de raconter un mouvement du 22 mars mieux expurgé des clichés habituels. Raconter, tout simplement, qui pouvaient être ces 142 étudiants qui signèrent le “manifeste du 22 mars”, donnant le feu vert au mai 68 étudiant.
1. Des étudiants
Le mouvement du 22 mars est d’abord un mouvement nanterrois. Son ancrage est géographiquement situé, il s’agit de la fac de Nanterre. Quand 1968 commence, le campus est tout neuf puisqu’il a ouvert en 1964. L’objectif est de désengorger progressivement la Sorbonne en y installant plusieurs disciplines peu à peu. Mais ce campus moderne est un peu lunaire, coincé entre une tranchée destinée au RER, qui n’arrive pas encore à Nanterre à l’époque et deux bidonvilles arabes où l’on vit dans la misère. Pour rejoindre la gare Saint-Lazare, à Paris (et réciproquement), il faut prendre le train. Si le 22 mars, les étudiants décident d’occuper la fac jusqu’à 23 heures, il y a une raison pratique à cela : le dernier train à quitter la gare de "Nanterre-La Folie" part peu après.
Ce lieu aura une importance déterminante dans la manière dont le mouvement du 22 mars se structurera : tous les témoins de l’époque soulignent combien “à Nanterre, hormis la fac, il n’y avait rien”. C’est dire le rôle que joueront le ciné-club, ou la cafétéria où prennent corps les débats politiques. Sur France Culture, en 2008 dans la “Fabrique de l’histoire”, Isabelle Saint-Saëns, qui a participé au 22 mars, racontait l’impact des trajectoires personnelles de tous ces étudiants “venus d’ailleurs” qui gravitaient autour de la cité universitaire :
Isabelle Saint-Saëns invitée de "La Fabrique de l'histoire" le 12 mai 2008
54 min
Plus encore que la Sorbonne qui sera occupée en mai, la cité universitaire de Nanterre est un épicentre du mai 1968 étudiant qui démarre en mars. On dit beaucoup que tout est parti de là parce que dès le 20 mars, des étudiants lancent le défi d’occuper le bâtiment des filles. Mais ce serait une erreur de réduire la contestation à cette question de la mixité : le climat était déjà nettement politisé et beaucoup d’anciens du 22 mars racontent que c’est à Nanterre qu’ils ont fait leurs classes du point de vue du militantisme. La charge politique dépasse la mixité et s’ancre dans un terreau anti-impérialiste et marxiste.
La veille du 22 mars, Xavier Langlade, un étudiant nanterrois, s’était fait embarquer par la police après une action contre le siège à Paris d’American Express, symbole de l’impérialisme américain. En soutien à Langlade, des étudiants débrayent le 22 dans la journée. A 17 heures, une AG est convoquée, et une majorité décide d’occuper la salle du conseil de la fac, au 8e étage. Une commission rédigera le «manifeste des 142”, et l’histoire retiendra ce chiffre.
2. Des étudiants aux allégeances mélangées
Dans ce climat très politique, les débats crépitent à Nanterre. Jacques Tarnero, interviewé sur France Culture en 1988 dans "Nanterre, la genèse d'un mouvement", se souviendra en tout et pour tout d’une seule action “non politique”, c’est-à-dire non partisane : une collecte de fonds pour le bidonville. Charité petite-bourgeoise ? Certains s’y opposeront, et les fonds - "conséquents" - seront confiés au Secours catholique, racontait Tarnero. Tous les autres évenements resteront marqués du sceau d’un militantisme partisan appuyé :
Jacques Tarnero et le bidonville de Nanterre, le 1er avril 1988 sur France Culture
1 min
1968 marque aussi une époque où le syndicalisme étudiant se restructure et Nanterre est un terrain d’affrontement capital entre mouvements. La Jeunesse communiste révolutionnaire, dont seront issus de nombreux participants au 22 mars, n’a par exemple que deux ans lorsque démarre le 22 mars ; c’est une toute jeune structure trotskiste qui fait le plein aux trois quarts chez les étudiants et les lycéens. La JCR, "Jeunesse communiste révolutionnaire", qui tient par exemple l’association des étudiants de la cité universitaire, concurrence d’autres organisations telles que des groupes libertaires anarchistes (LEA), marxistes-léninistes (UJC-ml) ou un groupe trotskiste concurrent lambertiste.
Chaque structure s’ancre à des groupes d’action, par exemple des comités Vietnam qui s’affrontent. Tous n’en tirent pas la même affiliation, mais tous ou presque ont le bréviaire situationniste De la misère en milieu étudiant, mais aussi Les héritiers que Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron ont sorti en 1964, ou encore La société du spectacle, de Guy Debord, le Traité à l’usage des jeunes générations de Raoul Vaneigem. Mais aussi Wilhelm Reich et ses travaux sur la répression et la révolution des mœurs, ou encore l’éditeur François Maspéro et Régis Debray.
On retrouvera parmi les 142 participants de ce mouvement du 22 mars plusieurs de ces tendances, dans une forme d’alchimie militante. Le politiste Jean-Philippe Legois, qui préside la Cité des mémoires étudiantes rappelle que la JCR de tendance trotskiste était majoritaire dans le mouvement du 22 mars, mais qu’on pouvait aussi y trouver une poignée de militants mao, des étudiants libertaires mais, déjà, plus tellement d’enragés : dès le mois de janvier, ces militants de tendance anarchiste proches de situationnistes, s’étaient marginalisés en préparant une chanson et un tract où le doyen, germaniste et ancien résistant, se retrouvait flanqué d’une croix gammée.
Cet alliage inédit s’incarne dans des destins individuels sans complètement s’y résumer. Ainsi, des tendances émergent, et des rapports de force, qui évolueront, au gré des actions ou des AG. Un document sonore existe ainsi, dans les archives de mai 68, dans lequel on entend Daniel Cohn-Bendit se faire dépasser sur sa gauche par son camarade libertaire Jean-Pierre Duteuil : alors que Cohn-Bendit propose une action dans un amphi, c’est Duteuil qui suggère d’occuper la très symbolique salle du conseil, au huitième étage. Cohn-Bendit et Duteuil sont-ils alors plus libertaires qu’anarchistes ? Simon Luck, qui a soutenu une thèse de science politique intitulée “s_ociologie de l’engagement libertaire dans la France contemporaine_” éclaire le lexique :
Avec l’apparition de nouveaux mouvements contestataires dans la seconde moitié du XXème siècle, les termes "anarchiste" et "libertaire" ont de plus en plus fréquemment été utilisés pour désigner des réalités partiellement distinctes : le vocable "anarchiste" restait réservé aux partisans de l’abolition de l’Etat, du capitalisme et des religions, alors que l’adjectif "libertaire" était appliqué à l’ensemble des expériences militantes alternatives et anti-autoritaires. Mais il s’agissait là d’une distinction sémantique bien plus que d’une divergence idéologique et pratique puisque l’ensemble des courants se retrouvaient sur des valeurs essentielles, comme l’égalité, l’autonomie, la promotion de l’expression personnelle ou la contestation du fonctionnement de la démocratie_._
Contrairement à la suite du mai 68 étudiant qui dérivera vers la Sorbonne et le quartier latin, ainsi que plusieurs villes de province, jusqu’à la manifestation géante du 13 mai, les rocardiens sont largement absents des rangs du 22 mars, alors que le PSU figurera en bonne place de la contestation étudiante par la suite, notamment du fait du rôle que jouera Jacques Sauvageot, leader du syndicat UNEF. Mais à Nanterre, le 22 mars, ne participent ni Jacques Sauvageot, ni Alain Geismar, leader SNESSup, qui se radicalisera à mesure qu’il s’impliquera dans le mouvement. L’occupation de la fac a été décidée dans la journée-même, rien ou pas grand chose n’y prédestinait - ceux du 22 mars jouent avant tout à domicile.
C’est donc d’abord un rapport de force au sein de la fac de Nanterre que raconte le panel de différentes tendances. Jean-Philippe Legouy précise qu’ “un autre 22 mars qui n’aura pas grand chose à voir avec le premier viendra ensuite se superposer dans le récit collectif. Ce mouvement-là comptera de moins en moins de gens de Nanterre, mais des militants nationaux, souvent avec des profils de leaders. C’est à ce moment-là seulement qu’émergeront des noms comme ceux d’Alain Geismar ou Serge July”. De grands noms se rapprocheront de ce nouveau mouvement du 22 mars, à l’instar du philosophe Felix Guattari, avant que le mouvement ne se dissolve fin juin 1968.
3. Des étudiants aux allégeances mélangées et anonymes pour l'essentiel
En 2014, la politiste Julie Pagis publiait aux Presses de Sciences-Po Mai 68, un pavé dans leur histoire : événements et socialisation politique. Le livre, tiré de sa thèse soutenue en 2009, s’entreprend comme une contre-histoire de mai 68. Et, très largement, une réponse à la petite musique médiatique qui s’est installée au fil des décennies autour de la révolte de 1968, tant étudiante qu’ouvrière. Car l’histoire de mai 68 est une construction… qu’un certain nombre de chercheurs tentent de déconstruire depuis quelques années. Grâce à des enquêtes de terrain très denses, et de milliers de témoignages recueillis, ces chercheurs ont entrepris de raconter un autre mai 68 que celui qu’avaient pu coucher sur le papier certains de ses acteurs.
Julie Pagis expliquait ainsi en 2014, à la sortie de son livre, qu’elle ne reconnaissait pas l’histoire des soixante-huitards qu’elle interrogeait dans ce récit ambivalent, transgressif et souvent joueur qui s’était installé. Quatre ans plus tard, plusieurs ouvrages sortis à l’occasion des cinquante ans de 1968 s’inscrivent dans une démarche du même cru, comme par exemple l’enquête considérable menée par une trentaine de chercheurs qui sort ce 22 mars sous le titre Changer le monde, changer sa vie chez Actes sud.
Parmi les clichés qui hantent le récit qui s'est imposé, la question du leadership est centrale. Et Julie Pagis montre bien qu’on a cimenté une vision de mai 1968 au prisme du destin d’une poignée de figures - Daniel Cohn Bendit bien sûr, mais aussi Jacques Sauvageot, Alain Geismar, Serge July, Alain Krivine…. - quitte à dénaturer ce qu’a pu représenter mai 68 pour les très nombreux autres acteurs, anonymes. Ce constat est aussi valable pour le mouvement du 22 mars.
De ce mouvement nanterrois, on a surtout retenu les figures Daniel Cohn-Bendit, et, dans une moindre mesure, Daniel Bensaïd. Parmi les enquêtés de Julie Pagis qui se trouvent avoir participé au 22 mars, nul ne nie le charisme de Cohn-Bendit. Mais son destin n’est en rien superposable à celui de la plupart des acteurs du jour J, comme le confirme Jean-Philippe Legois, à la Cité des mémoires étudiantes.
Cinquante ans plus tard, des militants anonymes qui ont participé à 68 dénoncent la confiscation de l’histoire du mouvement par ce tout petit nombre. Pur biais médiaitique? Etant journalistes, réalisateur, auteur et s’appelant Serge July ( Libération) ou Patrick Rotman (la "Bible" Génération), l’accès privilégié d’une partie d’entre eux aux médias a évidemment eu pour effet d’accentuer ce biais - “Ils ont pris la plume et restructuré le récit autour de l’idée d’une génération alors que cette génération n’existe pas”, explique Julie Pagis. Mais cette petite mythologie a aussi fait des ravages puisqu’à mesure qu’ils s’éloignaient des bases idéologiques de 68, ces leaders(auto)consacrés ont par exemple forgé l’image de renégats… alors que de nombreux militants anonymes avancent “y croire toujours” dans les enquêtes menées sur le terrain. Sur ce décalage, vous pouvez réécouter Julie Pagis lors de son passage dans “La Suite dans les idées” sur France Culture le 4 octobre 2014 :
Julie Pagis le 4/10/2014 dans "La Suite dans les idées"
29 min
4. Des étudiants aux allégeances mélangées, anonymes pour la plupart, et souvent juifs
Au moment du 22 mars, circulait cette blague à Nanterre : “On pourrait parler yiddish au bureau politique de la JCR.” Et puis la chute : “Ah non, c’est vrai : Bensaïd ne pourrait pas suivre !” Daniel Bensaïd, né à Toulouse en 1946, était issu d’une famille séfarade, comme une poignée d'autres militants trotskistes à Nanterre. Ils étaient beaucoup plus nombreux, ashkénazes, à venir des flancs Est de l’Europe.
Regarder la judéité des protagonistes de mai 68 n’est pas toujours bien reçu - aujourd’hui pas plus qu’il y a dix ans. Et si bon nombre d’enquêtes sociologiques sur 1968 soulignent une forte présence d’étudiants juifs parmi les militants étudiants, les travaux qui se consacrent à cet objet sont rarissimes. On peut l’expliquer en partie parce que l’assignation, qu’elle soit culturelle ou confessionnelle, a pu sembler intenable. A l’époque, les intéressés se disaient avant tout militants marxistes, révolutionnaires, acquis à la lutte des classes, et souvent issus de l’immigration dont il se trouve qu’il s’agissait d’une immigration juive. Si la judéité n’était pas taboue, le judaïsme pouvait rester une question, dans ces milieux d’extrême-gauche largement athées. Et se dire juif pour un étudiant marxiste révolutionnaire pouvait passer pour réducteur.
Pourtant, aux récits biographiques des uns ou des autres (y compris parmi les plus connus du mai 68 étudiant), s’ajoutent quelques chiffres : après avoir envoyé son questionnaire pour raconter le mai 68 des anonymes, Julie Pagis a enquêté auprès de 167 familles d’anciens de 1968. Parmi eux, beaucoup ont choisi de ne pas répondre à la question sur l’origine juive. Mais 17% des 167 ont tout de même précisé à la chercheuse qu’ils étaient issus de familles juives.
Un autre chiffre frappe : dans un article de 2013 publié dans Politix, ou dans un documentaire destiné à Public Sénat, la chercheuse Florence Johsua rappelle encore que 10 étudiants sur 12 au bureau de la JCR sont juifs. Et dans Une lente impatience, Daniel Bensaïd écrira en 2004 :
[La JCR] comptait dans ses rangs une part disproportionnée de jeunes militant(e)s d’origine juive. Ce fut la génération des Recanati, des Cyroulnik, des Najman, des Cucharts, des Harrari, des Rzepsky, des Rubinstein, des Landau, des Czalcsinsky, des Milewsky, des Rogozinsky, des Pieckny, des Weisgal, des Zeliksonn, des Maler, des Rotman, des Baruch, des Meyer, des Rosenfeld, des Rosvègue, des Rosenzweig, des Meyer, des Mikhaïlovitch, des Blum, des Roterdam, des Barsony, des Tauber, des Treiner, des Johsua, des Chaouat, des Hassoun, des Slyper, des Dreyfus, des Trat, des Godchau, des Sidi, des Cohen, des Bénichou, des Samary, des Bortein, des Weber, des Krivine… […] C’étaient, pour la plupart, des fils et des filles de survivants.
Au regard de la population d’origine juive en France, la statistique est considérable. Et elle reste peu éclairée. Certains expliquent cette prépondérance par le messianisme juif qui aurait trouvé un débouché dans l’internationalisme. C’est sans doute un peu court. En détaillant les trajectoires militantes de dizaines de participants du 22 mars, on comprend que l’entrée en politique de ces étudiants d’extrême-gauche d’origine juive est malgré tout marquée par leur appartenance à une histoire partagée.
En 1968, la Shoah est une histoire récente. A Nanterre, des dizaines d’étudiants gravitant dans les cercles d’extrême-gauche, et en particulier la JCR, ont des parents ashkénazes, dont beaucoup sont Polonais, souvent morts dans les camps. Une partie d’entre eux, que Florence Johsua a rencontrés pour le documentaire qu’elle intitulera “Et nous vengerons nos pères”, racontent avoir eu pour école politique les colonies de vacances de la “Commission centrale de l’enfance” (CCE), destinées en priorité aux orphelins de la Shoah.
Là-bas, ils se sont initiés à la conscience politique en investissant notamment la Résistance au nazisme, sur fond de crainte, jamais complètement éteinte, d’une troisième guerre mondiale à venir. Or dans les années 60, ces étudiants issus de familles juives trouvent à l’extrême-gauche un écho aux représentations qui ont germé en eux à mesure qu'ils grandissaient. “L’Affiche rouge” (dont Léo Ferré tirera une chanson célèbre), et l’histoire du groupe Manouchian, est par exemple une référence prépondérante dans les rangs de l’extrême-gauche, qui entre en résonance avec les cadres de pensée des anciens pensionnaires de la CCE, façonnés par l’héroïsme des FTP-MOI et de la guerre d’Espagne.
L’ennemi, lorsqu’il s’agit d’aller “casser du facho” est aussi assimilé à la figure du nazi, et en 1968, il s’incarne dans Occident, mouvement étudiant d’extrême-droite. A Nanterre comme à Paris, les étudiants issus de familles juives seront particulièrement actifs pour donner le coup de poing dans les confrontations de rue avec Occident : la mémoire des années fachistes est encore récente.
Les luttes contre l’impérialisme qui recrutent du côté de Nanterre épousent aussi les fantômes de la Shoah et de Vichy. Beaucoup des étudiants du 22 mars étaient adolescents au moment de la Guerre d’Algérie. Cette guerre, et la violence d’Etat contre la populations des Algériens, font directement écho à celle qui s’était exercée deux décennies plus tôt contre les Juifs en France. Ainsi, la police qui jette les Algériens à la Seine le 17 octobre 1961 n’est-elle pas la cadette de cette police gestapiste qui hier envoyait les juifs au Vel' d’Hiv' et tellement d’autres encore en déportation ? Toutes ces représentations incorporées ont aussi stimulé l’engagement à l’extrême-gauche et éclairent la présence d’étudiants juifs si nombreux dans les rangs d’organisations d’extrême-gauche. Et, a contrario, une réticence à militer au parti communiste français, dont la position vis-à-vis de l’indépendance algérienne est longtemps restée ambigüe.
5. Des étudiants aux allégeances mélangées, anonymes pour la plupart, souvent juifs, et mâles
Parmi les noms qui incarnent l'histoire du 22 mars, uniquement des hommes. Sur les photos de Gérard-Aimé qui a documenté l’occupation le jour-même de l'intérieur, on distingue pourtant de nombreux visages féminins. Certaines se feront plus tard une notoriété dans le monde universitaire, comme la sociologue Nicole Lapierre ou encore l'historienne Henriette Asséo ; d’autres dans les cercles militants, parfois établis, comme Danièle Schulmann ou Prisca Bachelet, qui participera à la création du MLF, le mouvement de libération des femmes.
Or le récit du 22 mars demeure souvent un récit très masculin, alors que Jean-Philippe Legouy souligne que, sur place, “elles n’étaient pourtant quantité négligeable ni au plan quantitatif ni au plan qualitatif”. Ce biais existe au-delà des travaux sur le 22 mars, pour tout ce qui concerne mai 68 et les trajectoires militantes des soixante-huitards. Ainsi, quand Julie Pagis a mené son enquête pour sa thèse de 2003, elle raconte s’être entendu répondre à maints reprises par les militantes qu’elles n’avaient été que “petites mains” au service de la cause. Ou encore : “Pour la théorie et parler politique, voyez plutôt avec mon mari”. Cette forme d’autocensure a globalement surligné un récit déjà très viril du mai 68 étudiant.
Dans l’ouvrage coédité par les éditions de l’Atelier et Médiapart, Mai 68 par celles et ceux qui l’ont vécu, qui recueille de très nombreux témoignages sous l’œil des chercheurs Erik Neveu, Christelle Dormoy et Boris Gobille, on trouve à la page 353 (sur 468!) le témoignage de Xavière Gauthier. Thésarde à Nanterre, elle raconte avoir “contribué à mai 68” puis milité au MLF. Sa lecture est grinçante et souligne l’asymétrie du genre dans le mouvement étudiant de l’époque :
"Le monde va changer de base”... Oui mais pour nous femmes, cette base est le patriarcat. “Ne travaillez plus : jouissez”, le plaisir opposé au rendement. Génial - pour les garçons. Conséquence pour les filles : les vomissements du matin et l’obligation de se marier. “Faites l’amour par la guerre”: merveilleux - pour les garçons. Conséquence pour les filles : tricoter des petits chaussons bleus ou roses. “Plus je fais la révolution, plus j’ai envie de faire l’amour” : exaltant - pour les garçons. Conséquence pour les filles : les faiseuses d’anges, les aiguilles à tricoter, les tortures des curetages à vif et les risques de mort. Quand on est né fille, on ne peut pas “jouir sans entraves”.