Érigé en 1961, le mur de Berlin a très tôt été recouvert de graffitis puis, au fil des ans, d’œuvres de plus en plus complexes, au point de devenir l'un des symboles du "border art". Aujourd'hui encore, un des derniers morceaux du mur encore debout est devenu une galerie à ciel ouvert.
Érigé dans la nuit du 12 au 13 août 1961, le mur de Berlin n’avait finalement pas grand-chose d’un mur. Haut de 3,6 mètres, encadré par 302 miradors et dispositifs d’alarme, protégé par 14 000 gardes, il s’agissait avant tout d’un dispositif militaire destiné à empêcher les habitants de la République Démocratique Allemande (RDA), sous la férule soviétique, de s’exiler vers la République Fédérale d’Allemagne (RFA), contrôlée par les Français, les Britanniques et les Américains. Très vite, le "Mur" deviendra le symbole de la guerre froide.
Dès les années 60 et jusqu'en 1989, la face ouest du mur de Berlin va commencer à se couvrir de tags et de graffitis. C’est la seule partie du mur qui est accessible, à condition de déjouer la surveillance des gardes. Sur le mur se mélangent ainsi, pèle-mêle, des messages de paix ou de protestation.
Le mur de Berlin, premier Border Art ?
Le mur de Berlin semble être le premier exemple saillant du "border art", cet art esquissé à même les frontières, né pour transgresser l'idée de fermeture, comme l'explique Anne-Laure Amilhat Szary, géographe, professeure à l’université Grenoble-Alpes et à Pacte, Laboratoire de Sciences Sociales :
Partout où les frontières se ferment, des formes de border art surgissent. Le border art, c’est à la fois l’art de la frontière, l’art à la frontière et l’art sur la frontière. Les murs-frontières où le border art s’est le plus illustré sont les murs les plus médiatiques : Israël / Palestine, Etats-Unis / Mexique, Berlin et puis les deux autres cas qui ont été beaucoup mobilisés : Belfast et Chypre. Les murs-frontières sont un catalyseur extrêmement fort du border art et le border art est un catalyseur de ce que les murs-frontières nous disent.
Dans "Que montrent les murs ? Des frontières contemporaines de plus en plus visibles", Anne-Laure Amilhat Szary rappelle pourtant que cet art ne naît pas tant sur le mur de Berlin qu'à la frontière Etats-Unis / Mexique :
C’est à partir des années 1980 que la frontière devient, en tant que telle, un enjeu et un thème central pour de nombreux artistes vivant et créant dans l’influence de la zone d’échanges entre le Mexique et les Etats-Unis. La fondation du Border Arts Workshop / Taller de Arte Fronterizo (BAW/TAF) s’inscrit dans l’histoire du mouvement chicano pour la revendication des droits civils de la communauté hispanique aux Etats-Unis.
Toutes ces œuvres soulèvent la question essentielle de l’impact de l'art frontalier : qui le reçoit et avec quelles conséquences ? Nous sommes conscients qu’il y a quelque chose d’héroïque à se battre contre des murs avec des œuvres d’art, ce que l’artiste australien Ian Howard appelle le Quixotic gesture, quand il compare son propre travail mené depuis trente ans sur les murs (de Berlin à Belfast en passant par les deux Corée et la muraille de Chine) aux conquêtes de Don Quichotte.
"Le mur bloque, tranche, déchire un paysage, une société. Il constitue cependant aussi une surface plus ou moins lisse qui peut offrir un support à l'expression, aux mots ou aux couleurs", poursuit la spécialiste de géographie politique. Si le border art trouve ses sources en Amérique du Nord, c'est le "Mur de la honte", comme le surnomment les Berlinois, qui en devient néanmoins le symbole autant qu'un lieu d'expérimentation artistique. Aux graffitis et lettrages d'abord peints à même le mur, succèdent peu à peu les premières œuvres de street art.
Invitée pour la première diffusion de l'émission Le Cours de l'Histoire, la docteure en philosophie et historienne de l'art, Elisa Ganivet, autrice d' Esthétique du mur géopolitique (PUQ, 2016) définissait le mur comme l'affiche d’un événement géopolitique, que les artistes investissent.
C’est à partir de 1985 que les graffeurs ont commencé à investir le mur de Berlin. En RDA, on a cette conviction de faire un art politique, qui sert l’idéologie. Ce qui est intéressant dans ce mur, c’est bien ce que vont en faire les artistes, c’est-à-dire une forme de contournement, de détournement, de transgression… En RDA cela pourrait se synthétiser par le mail art par exemple, avec comme précurseur Robert Redfield. Certes, le mur isole, c’est une protection. Mais les artistes vont surtout faire face à ce mur.
Thierry Noir, un français à l’assaut du Mur
Parmi les premiers street artists à s'exprimer à même le béton du Mur de Berlin, le français Thierry Noir, venu s'installer s'installer en RFA en 1982. Il ressent alors "le besoin physique de peindre", comme il le racontait dans l'émission L'Atelier intérieur, en novembre 2013 :
Le mur n'était pas peint comme maintenant. Ce n'était que des petites peintures de 20-30 cm de haut sur 20-30 cm de large. Il y avait beaucoup de slogans contre l'armée américaine, de "US go home". Et la deuxième catégorie c'était beaucoup de slogans racistes, comme "Les Turcs dehors" car il y avait beaucoup de Turcs qui habitaient près du mur. Il n'y avait pas de peintures comme à l'époque à New York, de gros lettrages, ça n'existait pas à Berlin Ouest. Tout ce qui est nouveau est un peu dérangeant et ces peintures qui déboulaient de nulle part dérangeaient. Et les gens voulaient savoir... La CIA ? Le FBI ? La CDO ? Qui est derrière ça ? Qui paie ça ? J’essayais d'expliquer. Ça durait assez longtemps et je parlais plus que je ne peignais. Donc j'ai changé ma façon de peindre et c'est comme ça que ces grosses têtes sont arrivées.
Régulièrement, le street artist doit jouer au chat et à la souris avec les gardes. Avec l'artiste Christophe Boucher, ils prennent ainsi la fuite lorsque des gardes passent le mur, munis de mitraillettes. Ces derniers décrochent alors ce que les deux artistes viennent d'installer sur le mur : un urinoir, en hommage à Marcel Duchamp. La crainte des prisons de la Stasi les poussent néanmoins à "cesser les provocations" :
Je crois que le mur a complètement changé ma vie, d'avoir ce mur devant ma porte et de pouvoir peindre comme je voulais en fait. C'était bien de pouvoir le peindre, il n'y avait pas l'angoisse de dire "Est-ce que je vais faire un truc bien, beau, ou moche ?". Tout était plus ou moins officiellement politique, car comme il était interdit de peindre le mur, même le fait d'écrire son nom dessus était un acte politique. De la peinture du mur je suis passé au street art, parce que tous les peintres qui ont maintenant une trentaine d'année me considèrent comme un pionnier du street art. A l'époque il n'y avait pas de street art, on appelait encore ça des graffitis. On a montré un chemin à cette nouvelle génération d'artistes de rue, et maintenant j'essaye de travailler avec eux.
A la Chute du mur : la peinture côté Est
Le jour de la chute du mur, le 9 novembre 1989, Thierry Noir reste bloqué à un checkpoint. Mais dans l'effervescence qui suit la mise à terre de cette frontière, des artistes s'empressent d'aller peindre le côté est, alors encore vierge de toute trace. Le "mur de la honte" se couvre de street art et de ses œuvres les plus emblématiques comme "Vaterland" de Gunther Schaefer; "Test The Rest" de Birgit Kinder ou encore le fameux "Bruderkuss" de Dimitri Vrubel, qui représente un baiser entre le dirigeant de l'URSS Léonid Brejnev et le dirigeant de la République Démocratique Allemande (RDA), Erich Honecker.
A l'occasion du 25ème anniversaire de la chute du Mur, la Est Side Gallery, dans le quartier de Friedrichshain, voit le jour. Cette section de mur d'1,3 km, la plus longue encore debout, constitue un véritable musée à ciel ouvert, sur lequel sont regroupées les œuvres de 118 artistes. Elle fait surtout la part belle aux œuvres symbolisant l'optimisme qui a accompagné la chute du Mur et la fin de la Guerre froide.
Dans "Que montrent les murs ? Des frontières contemporaines de plus en plus visibles", la géographe Anne-Laure Amilhat Szary précisait qu'"une fois établi le panorama artistique de la zone frontalière, on peut tenter d’analyser le contenu esthétique des œuvres, pour voir si la barrière ou le mur y figurent et de quelle façon plus ou moins explicite (figuration, concept, installations et performances). Quand il est figuratif, l’art plastique semble mettre en scène deux thématiques principales : les barbelés d’une part, le corps d’autre part". La East side gallery échappe cependant à ce destin : les œuvres qui y ont été peintes, après la chute du mur de la honte donc, tendent plutôt à symboliser l'optimisme de l'époque et à illustrer un changement de monde.
Les autres morceaux du mur ont, quant à eux, étaient envoyés un peu partout dans le monde, de l'Afrique du Sud à Taïwan, en passant par le Costa Rica ou la Lettonie. Un des segments du mur se trouve d'ailleurs devant la Maison de la Radio, à Paris.