Qui a dessiné cette étrange sœur de la Joconde ? Ses traits sont assurément l'œuvre d'un grand maître et pourtant... elle louche. Est-il possible que Léonard de Vinci ait raté ce regard et peint cet arrière-plan assez grossier ? Ne serait-ce pas plutôt un faux ? C'est la science qui nous a répondu.
Ce portrait ressemble bel et bien à la Joconde, mais une Joconde complètement nue dont le buste serait celui d’un homme auquel on aurait ajouté une poitrine. Longtemps, on a cru qu’il s’agissait d’un faux datant du XVIIIe siècle. Jusqu’à ce qu’en 2017, une étude scientifique menée par le C2RMF, laisse penser qu’elle pourrait avoir été réalisée par Léonard de Vinci. C'est le fruit de cette enquête qui nous est raconté par Mathieu Deldicque, conservateur au musée Condé du château de Chantilly où l'énigmatique dessin est conservé.
Une Joconde qui louche ?
En 1862, Henri d’Orléans, fils du roi, fait venir le dessin d’Italie, pour compléter sa collection au château de Chantilly. Persuadé qu’il s’agit d’un authentique Vinci, il le paye une fortune. Mais assez vite, le doute s’installe. Car cette Joconde est décidément étrange.
Mathieu Deldicque : "Elle louche. Et l'arrière-plan du tableau est repris à la gouache, au pinceau, de manière assez désagréable d’ailleurs, il y a des marques d'usure… On se dit est-ce que c’est vraiment une œuvre de Léonard de Vinci ? Est-ce qu'elle ne serait pas issue son atelier ? Ou réalisée par un suiveur ? Ou tout simplement un faux ?"
Tout au long du XXe siècle, le monde des grands historiens d’art se partage entre ceux qui penchent pour une copie et ceux qui croient à un original. Sans consensus de la profession, le doute persiste. Pour en avoir le cœur net, une seule solution : analyser le dessin grâce aux nouvelles technologies du Centre de Recherche et de Restauration des Musées de France.
La première chose à faire est de dater l’œuvre. Un processus rendu possible grâce à l’analyse des fibres du papier qui nous livrent des indices sur sa fabrication.
Mathieu Deldicque : "Grâce à cette analyse des filigranes, nous avons pu déterminer une fourchette chronologique, assez restreinte, entre les années 1480 et 1520, en Italie du Nord et en Italie centrale, entre Venise, Florence et Rome. Cette donnée objective nous permet de dire que le dessin n’est pas une copie du XVIIe, XVIIIe ou XIXe siècles. Il s’agit bien d’un original de la Renaissance italienne entre la fin du XVe et le début du XVIe siècle, soit contemporain de Léonard de Vinci".
Ce n’est donc pas un faux. De plus, on a découvert que ce sont des retouches récentes qui ont fait loucher cette Joconde et enlaidi l’arrière-plan mais cela ne signifie pas pou autant qu’il s’agisse d’une œuvre de Léonard de Vinci…
Un pochoir de la Renaissance qui a servi
Pour en savoir plus, il faut comprendre à quoi a servi ce dessin. Il s'agit d’un carton, une sorte de pochoir utilisé à la Renaissance.
D’abord dessiné au fusain, les traits sont ensuite piquetés. En saupoudrant du charbon sur le carton, les contours du personnage se redessinent sur la toile utilisée pour le tableau final.
Mathieu Deldicque : "On a pu voir que les nombreux trous d’aiguilles qui suivent les contours du dessin contiennent de la poudre de carbone. Ce carton a donc été utilisé à un moment donné de son existence. Et on a retrouvé deux tableaux de l’atelier de Léonard de Vinci qui ont été peints à partir du carton de Chantilly."
Mais ce n’est pas parce qu’une œuvre provient de l’atelier de de Vinci qu’il l’a dessinée lui-même puisque l'on sait que plusieurs disciples travaillaient aux côtés du maître. L’analyse a montré que des rectifications ont été apportées au dessin, notamment sur les doigts de la Joconde. La preuve qu'il s'agit bien là de l’œuvre d’un créateur et non d’un copieur. D’ailleurs, les parties les plus difficiles à réaliser comme le visage ou les mains sont d’une telle finesse qu’elles ne peuvent être que l’œuvre d’un grand maître. Et en y regardant de près, un détail en particulier laisse peu de place au doute.
L'ultime preuve ?
Mathieu Deldicque : "Léonard de Vinci était gaucher donc on recherchait des traits de gaucher. Et on en voit assez facilement dans les hachures, parce que les droitiers et les gauchers ne les tracent pas dans la même direction. On a eu la chance de pouvoir découvrir des traits de gaucher dans le bras, l’avant-bras et l’épaule de cette Joconde nue."
Si le doute sur l’auteur s’amenuise, le mystère sur l’identité du modèle demeure. Ce qui est sûr c’est que ce n’est pas Mona Lisa qui a posé nue, même si le modèle a repris la même position.
Mathieu Deldicque : "Ce n'est pas une femme qui a posé. Le bras assez musculeux, assez massif, serait plutôt celui d’un homme, et on a une poitrine qui aurait été implémentée un peu artificiellement pour féminiser le modèle, ce qui lui donne cet aspect androgyne."
À la fois homme et femme, cette Joconde est en fait la recomposition d’une beauté fantasmée qui renvoie directement à une déesse de l’Antiquité comme le suggère la nudité et sa coiffure, inspirée des sculptures antiques.
Mathieu Deldicque : "C’est une beauté idéale, qui reflète une beauté de l’âme et qui essaye de dépasser l'Antiquité."
Toujours conservée à l'abri au musée Condé du château de Chantilly, cette beauté a inspiré nombre de tableaux après elle.