
C'est une autrice peu connue en France, car peu traduite dans notre langue, qui a été a mise en lumière ce jeudi 8 octobre : la poétesse américaine Louise Glück a reçu le prix Nobel de littérature. Une récompense surprise célébrant une œuvre qui "rend l'existence individuelle universelle".
L'Académie suédoise comptait bien tourner la page des polémiques qui ont terni ces dernières années l'annonce de la célèbre récompense littéraire. Après les deux prix de 2019, le Nobel de littérature 2020 a été attribué à la poétesse américaine Louise Glück "pour sa voix poétique incomparable qui, avec une beauté austère, rend l'existence individuelle universelle." Deux ans après la Polonaise Olga Tokarczuk, Louise Glück est la seizième femme à se voir décerner le prix en littérature au cours d'une saison 2020 des Nobel très féminine.
Qui est-elle ? Née en 1943 à New York dans une famille juive hongroise, Louise Glück vit à Cambridge dans le Massachusetts, et est professeure d'anglais à l'Université de Yale (Connecticut). En 1968, elle fait une entrée remarquée dans le monde littéraire avec Firstborn. Elle est alors repérée comme l'un des poètes les plus en vue de la littérature contemporaine américaine.
"Ses poèmes parlent à travers quelqu’un, c’est l’essence même du lyrisme, que de tout dire pour ne rien dire." Marie Olivier, maître de conférences en littérature anglo-américaine et traductrice de Louise Glück, y a consacré sa thèse de doctorat.
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Louise Glück a publié douze recueils de poésie ainsi que des essais, également consacrés à la poésie. Son œuvre se caractérise par un souci de clarté et des thèmes récurrents comme l'enfance et la vie de famille. "Même si Glück ne nierait jamais la signification du fond autobiographique, elle ne doit pas être considérée comme une poète confessionnelle", commente l'Académie Nobel dans sa présentation de l'autrice. C'est pour sa "quête de l'universel" et "l'inspiration des mythes et motifs classiques" que le jury récompense son œuvre aujourd'hui. Dans ses recueils, on croise parfois Didon, Perséphone et Eurydice… Des figures qui représentent les abandonnés, les punis, les trahis, autant de voix qui peuvent toucher tous les publics.
Je suis attirée par les ellipses, les non-dits, les suggestions, les silences éloquents et délibérés. Le non-dit, pour moi, est doté d'un grand pouvoir. Souvent, je souhaite qu'un poème entier puisse être écrit dans ce vocabulaire. C'est la même chose avec le "non-vu". Je pense par exemple à l'extraordinaire puissance des ruines, des œuvres d'art endommagées ou inachevées. Louise Glück dans un article de 1993 intitulé "Disruption, hesitation, silence"
Influencée par des poètes comme Rainer Maria Rilke ou T.S. Elliott, la poétesse américaine pratique une écriture elliptique et fait l'éloge de ce qui demeure incomplet. A la flamboyance baroque de la poésie, Louise Glück préfère une écriture du dénuement, de la pauvreté des effets, qui en cela l'inscrit dans la lignée d'une Emily Dickinson.
Je suis favorable à toute forme de silence volontaire. J'aime l'espace blanc, j'aime l'omission révélatrice, j'aime les lacunes et je trouve curieusement déprimant ce qui semble n'avoir rien laissé de côté. Louise Glück dans essai consacré au poète américain qu'elle admire, George Oppen (1908-1984)
Comme l'explique Christine Savinel, professeure de littérature américaine à l'Université de Paris-Sorbonne Nouvelle, dans un article consacré à Louise Glück, la poétesse occupe une place à la fois "éminente et solitaire" dans l'univers de la poésie américaine. Eminente parce qu'avant d'être honorée par le prix Nobel, elle avait reçu le prestigieux prix Pulitzer en 1993 pour son recueil The Wild Iris et le National Book Award en 2014. Solitaire, parce que son œuvre se situe en dehors des courants de la poésie contemporaine, et qu'elle a plus souvent été définie par ce qu'elle n'était pas, une poésie intellectuelle ou marquée au coin de la confession autobiographique.
En français, la traduction de l'œuvre de Louise Glück reste encore confidentielle, faute de parution en volume. On peut cependant trouver certains de ses poèmes traduits dans des revues spécialisées. "Elle n'a pas été beaucoup publiée en France, mais pour autant, elle été beaucoup lue au travers de revues, comme la revue PO&sie de Michel Deguy ou la revue Europe de Jean-Baptiste Para. C'est dire combien la poésie est vivante au cœur de livres qui regroupent des poètes et c'est magique de se dire qu'elle a le Nobel aujourd'hui", note Sophie Nauleau, directrice du Printemps des poètes. Interrogée dans La Grande table sur France Culture ce 8 octobre, elle se réjouit de l'annonce de ce prix :
Louise Glück a un côté incarné évident. Elle dit "je". Dans un volume qui s'intitule "Le Coquelicot rouge", elle dit : "le grand avantage est de ne pas avoir d'esprit. Des sentiments, oh ! ça oui j'en ai". C'est une poésie d'évidence. Elle a cette langue très fluide, très simple aussi. Je trouve ça assez fabuleux que le Nobel, cette année, récompense une poésie aussi vécue, vraie et partagée. Elle a un lyrisme très simple. Il y a chez elle une fluidité et une limpidité très simples. Souvent, les auteurs récompensés par le Nobel de littérature, à part Bob Dylan peut-être, et surtout pour la poésie, peuvent être sur un versant aride ou tragique. Avec elle, il y a une simplicité que je trouve assez bouleversante, épatante et frontale. Sophie Nauleau
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Le Nobel de littérature pris dans les controverses
Aussi prestigieuse que médiatisée, la réception du Nobel de littérature a été, ces dernières années, particulièrement mouvementée.
Fin 2017, l'Académie suédoise, ébranlée par plusieurs accusations pour agressions sexuelles à l'encontre de Jean-Claude Arnault, époux de l'académicienne Katarina Frostenson depuis condamné pour viol, reportait l'attribution du Nobel de littérature 2018. Une décision inédite depuis la Seconde Guerre mondiale, période lors de laquelle le prix avait été suspendu à la demande du gouvernement suédois. Auparavant, le prix n'avait également pas été décerné en 1914, 1918 et 1935.
Le calme n'est pas revenu l'année suivante entre les murs de l'Académie. L'annonce des Nobel de littérature 2018 et 2019, décernés respectivement à l'écrivaine polonaise Olga Tokarczuk et l'auteur autrichien Peter Handke, a suscité une polémique. Certains commentateurs ont pointé du doigt les positions pro-Serbes de l'écrivain autrichien lors des conflits en ex-Yougoslavie, ainsi que son relativisme à l'égard du génocide de Srebrenica, pourtant reconnu par le Tribunal Pénal International. Sur le devant de la scène médiatique, on a également rappelé la présence de Peter Handke, en 2006, aux funérailles de Slobodan Milošević, ex-président de la Yougoslavie poursuivi pour crimes de guerre, crimes contre l'humanité et génocide.
"J’aime la littérature, pas les opinions. (…) J’abhorre les opinions", avait alors répondu Peter Handke lors de cette polémique qui convoquait, comme c'est souvent le cas lors de l'attribution de prix artistiques, les positions politiques de l'auteur dans une discussion sur l'œuvre. Commentant l'annonce des nobelisés de l'an dernier, Charles Dantzig, écrivain et producteur de " Personnages en personne" sur France Culture, se réjouissait de voir revenir la "littérature de facture classique" dans les lauréats du Nobel, sans que cela ne soit l'expression d'une forme de conservatisme de la part de l'Académie :
Ce sont d’une part deux auteurs très littéraires, alors qu’on était dans une période un peu plus journalistique [Svetlana Aleksievitch, Nobel 2015], et avec Bob Dylan dans la chanson [Nobel 2017]. On revient à une littérature de facture plus classique, mais ce n’est pas aussi conservateur que la forme pourrait le laisser supposer, car ce sont deux Européens de l’Est, et de gauche. J’excepte les prises de position de Peter Handke sur Milosevic qui étaient tout à fait étranges. Quand même, cela signifie quelque chose, la polonaise Tokarczuk est un auteur qui n’est pas provincial, dans le meilleur sens du terme, car la littérature polonaise est souvent enfermée dans des problématiques très locales, où elle se regarde elle-même, et donc elle est ouverte sur le monde. Ca veut dire que là, le prix Nobel fait aussi un geste politique en disant à un pays qui devient de plus en plus réactionnaire qu’il y a autre chose dans le monde. Charles Dantzig sur France Culture
Par ailleurs, la perspective euro-centrée du jury du Nobel de littérature est parfois critiquée. Sur les 113 lauréats du prestigieux prix littéraire, 81 étaient européens. Le continent africain par exemple, a dû attendre 1986 pour voir son premier nobélisé : Wole Soyinka, écrivain nigérian de langue anglaise. Depuis, seul l'Égyptien arabophone Naguib Mahfouz, puis les Sud-Africains anglophones Nadine Gordimer et J. M. Coetzee, ont été récompensés respectivement en 1988, 1991 et 2003. Interrogé en 2008 sur cette prévalence des auteurs européens, l'ancien secrétaire perpétuel de l'Académie suédoise Horace Engdahl avait provoqué un tollé dans les milieux littéraires outre-Atlantique en déclarant : "Il existe bien sûr des auteurs forts dans toutes les grandes cultures, mais on ne peut pas nier le fait que l'Europe est toujours le centre du monde littéraire… pas les États-Unis (…). Les États-Unis sont trop isolés, ils ne traduisent pas assez et ne participent pas au dialogue des littératures" !
Selon Charles Dantzig, on ne peut oublier que le prix Nobel de littérature est "un prix occidental avant tout" :
C’est un prix qui est donné par des Suédois, d’un pays capitaliste, et même s’ils donnent des prix à des auteurs de gauche, c’est quand même un auteur qui représente la partie occidentale du monde. Par exemple, ils ont donné le prix Nobel de littérature à Soljenitsyne, et Soljenitsyne en réalité n’était pas un grand écrivain, mais c’était un grand opposant au goulag, du temps où l’URSS existait, et ça c’était un signe de l’occidentalité du prix Nobel." Charles Dantzig sur France Culture