Le pouvoir égyptien face à la confrérie des Frères musulmans

Des forces de sécurité égyptiennes escortent un partisan islamiste des Frères musulmans hors de la mosquée al-Fath, au centre-ville du Caire, le 17 août 2013.
Des forces de sécurité égyptiennes escortent un partisan islamiste des Frères musulmans hors de la mosquée al-Fath, au centre-ville du Caire, le 17 août 2013.

Le pouvoir égyptien face à la confrérie des Frères musulmans

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Le pouvoir égyptien face à la confrérie des Frères musulmans

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Le regard de l'autre | Dix ans après le soulèvement de la place Tahrir suivi de la chute de Moubarak, l’élan démocratique semble bien loin en Égypte. Le régime aux accents militaires d’Abdel Fattah al-Sissi est autoritaire et répressif. Arguant notamment de la lutte contre son grand rival : les Frères musulmans.

Les rêves et espoirs de Tahrir apparaissent aujourd'hui avoir tourné au cauchemar. Depuis l'élection du président de la République Abdel Fattah al-Sissi en 2014, une vague de répression impitoyable s'est abattue sur les journalistes, les opposants et les militants égyptiens. Selon le dernier rapport du Comité pour la protection des journalistes (CPJ), au moins 27 journalistes étaient emprisonnés dans le pays à la date du 1er décembre dernier. Une dizaine d'influenceuses ont aussi été arrêtées en 2020 pour atteinte aux bonnes moeurs.

Militaire de carrière, al-Sissi a redonné toute sa puissance à l'armée après un coup d'État à l'été 2013 contre Mohamed Morsi, président issu des Frères musulmans. Le maréchal Sissi justifie justement sa main de fer par la lutte contre ce grand rival et contre le terrorisme.

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Mais la relation entre l’armée et l'organisation sunnite et réformiste née en Égypte en 1928 est plus complexe qu’il n’y paraît. Rivaux oui, mais aussi longtemps alliés objectifs.

A****nalyse en six points clés pour " Le regard de l'autre" : géographie, Histoire, droit, économie, psychologie et sociologie.

La géographie

L’Égypte est à la fois un géant régional et un pivot. Un géant : 1 million de km2, 100 millions d’habitants, c’est le plus grand pays arabe, le plus peuplé de toute la grande région qui englobe le Maghreb, le Proche et le Moyen-Orient.

C’est aussi un pivot, au carrefour de plusieurs mondes et donc de plusieurs influences : entre l’Afrique et l’Orient, entre la Méditerranée et la Mer Rouge, via le canal de Suez.

L’Égypte joue donc logiquement sur plusieurs tableaux.

Et c’est la première explication à l’ambiguïté de la relation entre le pouvoir militaire et les Frères musulmans. L’Égypte regarde vers le monde arabo-musulman, mais aussi vers l’Afrique et l’Europe. Et elle est en compétition, pour le leadership du monde arabe, notamment avec des rivaux régionaux qui ont des liens directs avec les Frères musulmans : le Qatar et surtout la Turquie.

Pour le pouvoir égyptien, les "Frères" sont donc un rival.

La représentation politique des Frères musulmans dans le monde arabo-musulman.
La représentation politique des Frères musulmans dans le monde arabo-musulman.
© Radio France - Chadi Romanos

L'Histoire

Il y a d’abord l’Histoire ancienne. L’Égypte a été traversée au fil des siècles par de multiples influences : les Pharaons, puis l’occupation romaine, suivie de la présence arabe, puis ottomane. Puis le protectorat britannique. C’est ce mélange qui forge l’identité du pays, et qui créé une relation un peu particulière au monde arabo-musulman : les élites de l’Égypte sont à la fois désireuses d’être le leader de cet univers, et en même temps elles revendiquent d’autres influences.

Sur cet arrière-plan vient se greffer la relation spécifique aux Frères musulmans.

Les Frères, depuis près d’un siècle, sont la seule organisation véritablement concurrente de l’armée en Égypte. La "Société des Frères Musulmans" a été créée dans le Nord de l’Égypte en 1928 par Hassan al-Banna. Elle se veut transnationale et non violente et entend lutter contre l’influence laïque occidentale en développant un "Islam social". Ses idées essaiment rapidement au XXe siècle dans tout le monde arabe et le mouvement acquiert une vraie structure dans toute l’Égypte.

Emblème des Frères musulmans
Emblème des Frères musulmans
© Getty - Maher Attar / Sygma

En face, l’armée, depuis la création de la République en 1953, détient le pouvoir. Avec Nasser, puis Sadate puis Moubarak. Des dirigeants croyants, mais désireux de garder la religion à distance. Nasser est resté célèbre pour ses moqueries sur le voile.

Tous ont utilisé les Frères musulmans comme une sorte de soupape de sécurité, comme dans une cocotte-minute : les Frères permettent à l’excès de pression sociale de s’échapper, compensent les failles sociales de l’État. Ils sont tolérés mais en même temps, ils n’ont pas le droit de se transformer en parti politique et forment une sorte de "repoussoir utile".

C’est alors que survient le soulèvement démocratique de 2011. Au départ, les Frères musulmans n’y jouent aucun rôle. Ils finissent par se greffer sur la contestation. L’élan de liberté leur offre la possibilité d’exister politiquement, via le parti Justice et Liberté. Et leur candidat Mohamed Morsi remporte la présidentielle en 2012 lors d’un scrutin relativement libre.

Voilà les Frères musulmans au pouvoir.

Intolérable pour l’armée. Cela ne va durer qu’un an. D’autant que Morsi dérive rapidement lui aussi vers l’autoritarisme.

Coup d’État en juillet 2013 : le maréchal Sissi prend le pouvoir. Il ne reste plus qu’à faire valider le putsch par les urnes. Sissi devient président. La répression s’installe, visant d’abord les Frères musulmans : en août 2013 c’est le massacre de Rabaa, commis par les forces de sécurité, plus de 800 morts. Depuis, la répression s’est poursuivie, et elle vise désormais plus largement toute forme de contestation.

Grand Reportage
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Le droit

La religion en tant que telle n’est pas en cause : 90% des Égyptiens sont musulmans sunnites. L’islam est donc, plus que toléré, revendiqué, y compris par l’armée au pouvoir. Et même de plus en plus revendiqué : Abdel Fattah al-Sissi est croyant, pratiquant presque rigoriste, il a grandi dans un milieu conservateur.

Ces vingt dernières années, la prégnance de la religion s’est accentuée en Égypte.

En revanche, l’organisation des Frères Musulmans, elle, est désormais interdite. Le pouvoir en place l’a même inscrite sur la liste des organisations terroristes.

L’Égypte est effectivement confrontée à une vraie menace terroriste : celle de djihadistes salafistes installés dans le désert du Sinaï et qui revendiquent leur affiliation au groupe État Islamique. Le président Sissi considère, il l’a redit très récemment dans un entretien au Figaro, que les Frères musulmans et ces groupes salafistes ne font qu’un. Ils ont pourtant peu de choses à voir, leur conception de l’Islam est très différente, et les Salafistes ne sont globalement pas désireux de participer au jeu démocratique.

Mais cet amalgame sert à justifier l’interdiction de la confrérie et la répression contre ses membres, au nom de la lutte antiterroriste.

Aujourd’hui, les Frères musulmans sont donc un mouvement très affaibli et divisé : sur les 60 000 prisonniers politiques que compte l’Égypte aujourd’hui, bon nombre appartiennent à la confrérie.

En mai 2016, lors d'un procès collectif au Caire, Mohamed el-Biltaci, ex vice-président du Parti de la liberté et de la justice, vitrine politique des Frères musulmans entre 2011 et 2014, fait le signe de ralliement de la confrérie : "R4bia" (Rabia).
En mai 2016, lors d'un procès collectif au Caire, Mohamed el-Biltaci, ex vice-président du Parti de la liberté et de la justice, vitrine politique des Frères musulmans entre 2011 et 2014, fait le signe de ralliement de la confrérie : "R4bia" (Rabia).
© AFP - Mustafa El Shemy / Anadolu Agency

L'économie

L’armée détient donc aujourd’hui tous les pouvoirs en Égypte, y compris le pouvoir économique. Parce qu’elle est compte 450 000 hommes. Et surtout parce que depuis l’arrivée au pouvoir de Sissi, elle a encore accru son poids économique : elle pilote des projets d’infrastructure, contrôle des entreprises de transport, d’agro-alimentaire, de chimie, d’acier et toutes les entreprises publiques sont dirigées par des militaires ou d’anciens militaires.

Et puis elle achète des armes, beaucoup d’armes. A la France en particulier, l’un de ses premiers fournisseurs. Bref, on est en présence d’un complexe militaro-industriel et l’armée constitue la colonne vertébrale du pouvoir en Égypte.

De ce fait, elle entre aussi en concurrence avec les Frères musulmans, une organisation dirigée en grande partie de commerçants plutôt aisés.

Mais l’armée n’est pas une organisation sociale ou caritative. Et c’est cette dernière fonction que remplit ou remplissait l’organisation des Frères musulmans. Une fonction déterminante dans un pays où le taux de chômage des jeunes dépasse 30% et où 1/3 de la population a moins de 15 ans.

On pourrait donc parler d’une forme de "complémentarité" économico-sociale entre l’armée et les Frères, qui sont les deux seuls corps constitués du pays, avec une structure pyramidale assez similaire.

Des rivaux donc mais des alliés objectifs. Et cette "complémentarité" a aujourd’hui disparu.

La psychologie et la sociologie

D’un côté, il y a donc un pouvoir autocratique, très autoritaire, militarisé qui préserve la domination d’une élite, se méfie du peuple et n’admet aucune forme de contestation. Un pouvoir qui se voit comme une incarnation de la grandeur historique de l’Égypte et comme un rempart stable contre le terrorisme : c’est d’ailleurs ce dernier argument qui assure à Sissi le soutien des Occidentaux, notamment la France.

Et de l’autre, il y a un mouvement religieux désormais interdit, aujourd’hui très affaibli, mais qui n’a pas dit son dernier mot.

Les Frères musulmans conservent sans doute, dans l’ombre, des centaines de milliers, voire des millions de sympathisants en Égypte, par la force de leur réseau, des liens sociaux et familiaux.

Entre ces deux facettes de la pièce, le mouvement démocratique de 2011 a été pris en sandwich, écrasé dans l’affrontement entre l’armée et les Frères.

Mais cela veut dire aussi qu’il n’y a plus de soupape de sécurité, pour évacuer la pression sociale. Dix ans plus tard, sous la chape de plomb du régime, l’Égypte demeure donc un baril de poudre qui menace d’exploser à nouveau, tôt ou tard.

Avec la collaboration d'Éric Chaverou et de Chadi Romanos

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