Le pouvoir iranien voit dans les manifestants une menace existentielle et un complot de l’étranger

Deux gardiens de la Révolution islamique (CGRI), une force militaire en concurrence avec l'armée iranienne, lors d'un rassemblement de protestation pro-gouvernemental dans le sud de Téhéran, le 29 décembre 2022.
Deux gardiens de la Révolution islamique (CGRI), une force militaire en concurrence avec l'armée iranienne, lors d'un rassemblement de protestation pro-gouvernemental dans le sud de Téhéran, le 29 décembre 2022.

Le pouvoir iranien face aux manifestants : une menace existentielle et un complot de l’étranger

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Le pouvoir iranien voit dans les manifestants une menace existentielle et un complot de l’étranger

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Six mois après la mort de Mahsa Amini, la répression du régime iranien a fait autour de 500 morts selon les ONG et engendré des dizaines de milliers d'arrestations. La contestation faiblit face à un pouvoir implacable. Analyse par la géographie, l'Histoire, le droit, l'économie et la sociologie.

Après la mort de la jeune Mahsa Amini, victime de la police des mœurs pour avoir porté son foulard de travers mi-septembre 2022, l’Iran a été secoué de manifestations régulières pour dénoncer la main mise religieuse des mollahs. Mais au fil des semaines, le pouvoir, surpris dans un premier temps, a repris la main. La répression a gagné en intensité à partir de début 2023. Arrestations, exécutions. Et six mois après, la contestation s’effiloche.

Le slogan des manifestants, "Femme, vie, liberté" porte des revendications intolérables pour le régime iranien : la liberté, les droits des femmes.

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Pour le pouvoir, ces manifestants constituent une menace existentielle et il les regarde aussi comme les instruments d’un complot de l’étranger.

Les Enjeux internationaux
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La géographie

Le pouvoir iranien considère d’abord que le pays est cerné par les ennemis. Il a donc tendance à regarder toute contestation interne comme le fruit d’une entreprise de déstabilisation venue de l’extérieur.

L’Iran c’est trois fois la taille de la France, 82 millions d’habitants (+ la diaspora, au moins 3 millions de personnes). Une situation géographique enviable, un passage entre l’Orient et l’Occident.

Mais le pouvoir a la sensation de diriger une forteresse assiégée : 5 000 kms de frontières et des voisins souvent perçus comme des ennemis.

Cette terre chiite, une branche minoritaire de l’Islam, à peine 15% des croyants, se voit menacée par les régimes sunnites situées autour, en particulier au Sud l’Arabie saoudite, les Émirats. Et puis à l’Ouest, l’Irak, le grand ennemi des années 80, un million de morts. Et à seulement 2 000 kms de Téhéran, Jérusalem, Israël, ennemi désigné.

Une grande diversité sociale, religieuse, et ethnique compose aussi l’Iran. La population est urbaine à 75%, souvent éduquée (4 millions d’étudiants chaque année), ce qui conduit mécaniquement à un antagonisme avec un pouvoir religieux rétrograde. Le pays compte beaucoup de minorités religieuses : sunnites, juifs, chrétiens. Et de nombreux ethnies : outre les Perses, majoritaires, les Azéris, les Kurdes, les Turkmènes, les Baloutches.

Ces mois de contestation ont été aussi l’expression d’une rivalité entre le pouvoir central et des régions périphériques méprisées par Téhéran.

L’Histoire

C’est un élément crucial : le pouvoir religieux des mollahs est messianique. Il se voit garant de l’unité du pays et de sa grandeur, incarnation d’une civilisation millénaire qui traite d’égale à égale avec les plus grands.

L’Iran est d’abord l’un des berceaux de la civilisation, l’héritier de l’empire Perse qui au 1er millénaire avant Jésus-Christ, s’est étendu un temps de la Grèce jusqu’à l’actuel Pakistan, en passant par le Nord de l’Égypte.

Le pays est animé d’une certaine nostalgie impériale et se méfie de ses voisins arabes avec lesquels il ne veut surtout pas être confondu. Souvent convoité par les grandes puissances (britanniques, russes, américaines), l’Iran est toujours sur ses gardes, persuadé que les jeux diplomatiques sont des jeux de dupe à ses dépens.

L’histoire moderne passe par la chute du régime du Shah et l’instauration de la République Islamique en 1979, et la création de l’unique État chiite au monde. C’est à partir de là que les relations avec les États-Unis deviennent exécrables, suite à la crise des potages de l’ambassade américaine de Téhéran.

Depuis, les religieux au pouvoir en Iran voient systématiquement la main de Washington dans toute manifestation à l’intérieur du pays.

Les mollahs ont également retenu une leçon de la chute du Shah, avant eux. Son pouvoir s’est affaibli lorsqu’il a fait des concessions. Ils n’entendent pas faire la même erreur. Donc répression.

Enfin, les mollahs se méfient particulièrement des Kurdes, qui en Iran, ont été brièvement indépendants, en 1946 : la République de Mahabad. La répression des Kurdes constitue quasiment un réflexe pour le pouvoir.

Le droit

L’Iran est l’une des rares théocraties au monde : le religieux prime sur le politique. La femme est l’inférieure de l’homme. C’est pour cette raison que la question du port du voile est existentielle pour le pouvoir.

En l’occurrence, l’Islam chiite est constitutif de l’identité même du pouvoir. La solidarité est totale au sein de la caste des mollahs. Ils sont persuadés de détenir la vérité, et leur vision religieuse englobe tout.

Le rejet du voile, point de départ de la contestation, était donc inadmissible : le port du foulard est constitutif du pouvoir religieux des mollahs. Il l’a érigé en dogme dès ses débuts en 1979, avec d’autres obligations vestimentaires pour les femmes : pas de robe au-dessus du genou, pas de jeans troués, etc. C’est un outil de contrôle social pour le régime.

D’où le poids de la police des mœurs, créée en 2005 : près de 80 000 agents. Et d’où la répression : après avoir un temps, laissé nombre de femmes abandonner le foulard fin 2022, le pouvoir a rétabli les contrôles début 2023.

Le soulèvement des filles dans les écoles est intolérable. La série d’intoxications par le gaz constatée depuis janvier dans les écoles, ressemble donc fort à une mesure de répression, un empoisonnement sanction.

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L’économie

Les Pasdarans, les Gardiens de la Révolution, sont les maîtres de l’économie iranienne et en particulier de son économie informelle. Ils ont donc un intérêt bien compris à garder la maîtrise politique.

L’Iran est à la fois riche et pauvre.

Le pays dispose d’énormes réserves de pétrole : les 4èmes au monde. Et de gaz : les 2èmes au monde. Mais il est sous sanctions en raison de son programme nucléaire. Et la population en paye le prix fort. La pauvreté touche 40% de la population, le pays est en récession, le chômage des jeunes est estimé autour de 30%. C’est aussi l’une des raisons de la colère sociale.

D’autant que les Pasdarans, eux, ne souffrent pas de cette situation. La caste aux commandes maîtrise au moins un tiers de l’économie iranienne, via une holding et des centaines de sociétés dans tous les secteurs d’activité. Les Pasdarans maîtrisent aussi toute l’économie parallèle avec des sociétés écran. Ils pilotent la stratégie de contournement de l’embargo, via les ports, les aéroports, via le pétrole de contrebande et aussi le trafic de drogue. Ce sont les seuls à tirer leur épingle du jeu. Une étude américaine a même évalué leur chiffre d’affaires global à 12 milliards de dollars !

Le régime entend donc conserver ses avantages sonnants et trébuchants. Toute déstabilisation peut affecter ses ressources. Donc répression.

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© Radio France - Chadi Romanos

Psychologie et sociologie

Le pouvoir iranien est 100% masculin, pyramidal, centralisé. L’homme clé est donc le Guide Suprême, l’Ayatollah Khamenei. Âgé de 83 ans, il est fatigué et malade. Mais c’est lui qui décide, potentiellement sur tout. Pas question de céder sur les droits des femmes.

Il s’est assuré de faire nommer des conservateurs au sein de l’Assemblée des Experts qui nommera son successeur. Peut-être son fils, Mojtaba.

Khamenei est animé d’une forte animosité contre les États-Unis et Israël. Cette fois encore, il a accusé "L’Amérique" d’être responsable de la contestation. Et sans doute le pense-t-il vraiment. D’autant plus que Washington n’a jamais caché, espérer par les sanctions, provoquer un soulèvement des Iraniens.

Dans cette logique paranoïaque, la répression de la contestation devient d’ailleurs cohérente : c’est défendre la patrie contre l’ennemi étranger.

L’autre homme clé est le président Ebrahim Raissi, élu en 2021 après un scrutin controversé : c’est lui aussi un ultra-conservateur, surnommé "le bourreau". Il prône une application plus stricte du code des mœurs, qui assimile les femmes au péché.

Si on élargit le cercle du pouvoir, viennent ensuite les Gardiens de la Révolution, les Pasdaran, bras armés du régime. Un État dans l’État. Environ 120 000 personnes auxquelles il faut ajouter les Bassidji, au moins 200 000 hommes. Pas nécessairement un groupe totalement homogène, mais un groupe uni par une logique de répression, et qui tend à militariser le régime. Bref, idéologie conservatrice et logique répressive à tous les étages.

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Et puis c’est donc un régime masculin, dont l’une des fondations idéologiques est la domination patriarcale, à tel point qu’il y a même sans doute une incompréhension presque psychanalytique du soulèvement féminin.

En face, la société iranienne est complexe, hétérogène. Elle compte de nombreux conservateurs qui soutiennent le pouvoir. Et elle partage avec le pouvoir une vraie méfiance envers les puissances étrangères. Mais dans les grandes villes, l’ordre religieux est souvent perçu comme anachronique. Et au sein des classes moyennes, la grogne s’installe en raison de la situation économique. Sauf que l’opposition n’a aucune structure.

La contestation, mi­-septembre, a par ailleurs démarré dans deux régions éloignées de Téhéran : le Kurdistan au Nord-Ouest (10 millions d’habitants) d’autant que Mahsa Amini était kurde, et le Sistan-Baloutchistan, à forte population sunnite, à l’opposé au Sud-Est (2 millions d’habitants). Et c’est là, en particulier au Balouchistan, qu’elle résiste encore six mois plus tard.

En résumé, le pouvoir iranien, parce qu’il est prisonnier de son logiciel religieux, parce qu’il se voit comme une forteresse assiégée, parce qu’il veut préserver ses intérêts, ne peut admettre la moindre contestation. Encore moins sur le sujet du port du voile et des droits des femmes.

Face à toute contestation, la seule réponse est donc la fuite en avant. La répression. Voire la militarisation du régime. La seule véritable incertitude est de savoir si le pouvoir finira par se fissurer à l’occasion de la succession du Guide Suprême, l’Ayatollah Khamenei.

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Le Reportage de la Rédaction
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Avec la collaboration d'Éric Chaverou et de Chadi Romanos

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