Les Idées claires | D'où provient cette notion née aux États-Unis et a-t-elle un sens en France ? C'est la question au cœur des Idées Claires, notre programme hebdomadaire produit par France Culture et franceinfo destiné à lutter contre les désordres de l'information, des fake news aux idées reçues.
Depuis l'internationalisation de la contestation antiraciste liée à la mort de George Floyd aux États-Unis et à celle d'Adama Traoré en France, un concept est revenu sur le devant de la scène médiatique et divise au sein même des rangs progressistes et antiracistes : celui de "privilège blanc".
Ainsi, toute personne blanche aurait une sorte de capital préférentiel passif, dont elle jouirait tout au long de sa vie. Non discrimination à l'embauche, au logement, dans la rue, face à la police et plus généralement, une absence de suspicion permanente, qui pèsent sur les épaules des personnes dites racisées.
Mais cette notion de privilège blanc fait débat, particulièrement en France, où on l'oppose au pacte républicain, qui est censé considérer toute personne de façon égale, indépendamment de sa couleur de peau.
Pour faire le point sur ces questions, nous avons interrogé Ary Gordien, anthropologue au CNRS et chargé de recherches à l'Université de Paris / Laboratoire de recherches sur les cultures anglophones (LARCA).
Le privilège blanc existe-t-il ?
Ary Gordien : Cela doit être une hypothèse de recherche, que beaucoup d’éléments semblent prouver, a priori. C’est à partir de cette hypothèse de recherche, comme W.E.B. Du Bois l’a fait, qu’il faudrait en France mener une recherche systématique pour montrer : “Où ?”, “Comment ?” et “En quoi il y a un privilège blanc ?”
Historiquement, d’où provient cette notion ?
Ary Gordien : La généalogie de cette notion vient de Peggy McIntosh. Dans son article qui a fait date et qui continue à être cité, elle dit que c’est le fait pour certains groupes catégorisés comme Blancs de ne pas être confrontés au racisme et d’avoir des avantages qu’ils n’ont pas gagnés par leurs efforts personnels mais dont ils ont hérité et qui peuvent potentiellement les mettre dans une position de domination.
Quel exemple concret relèverait du privilège blanc ?
Ary Gordien : La question des contrôles au faciès et du rapport à la police pourrait être une des pistes sourcées, où l’on a des données chiffrées. Cela pourrait nous permettre de parler de privilège dans le sens où des populations d'hommes, de jeunes hommes, catégorisés comme Noirs et Arabes, subissent 20 fois plus, selon le Défenseur des droits, de contrôles au faciès par rapport à des personnes qui sont catégorisées comme Blanches.
Clairement, on voit que ce que décrit Peggy McIntosh et ce que les sociologues commencent à systématiser dans leurs analyses depuis des décennies, s’applique, au moins en partie en France, pour ce cas précis du contrôle au faciès et du rapport à la police.
Est-ce que le terme de "privilège" pose question ?
Ary Gordien : Le terme de “privilège” est remis en question, déjà par l’auteure de l’article Peggy McIntosh, qui a disséminé et diffusé cette notion. Elle dit que peut-être il ne s’agit pas de “privilège” puisque ce n’est pas forcément une position enviable.
Dans certains cas, c’est simplement lié au rapport minorité-majorité. Dans d’autres cas, c’est une condition de “privilège” qui devrait être la norme pour tout le monde. Il ne s’agit pas nécessairement, dans ce sens-là, d’un privilège. Donc, elle parle vraiment “d’avantages indus, non justifiés” et de positions de domination.
La blanchité, qu'est-ce que c'est ?
Ary Gordien : La notion de “whiteness”, traduite par “blanchité” en français, tend à montrer qu’il y a une construction de ce que c’est qu’être Blanc. On utilise ces catégories au quotidien : “Blancs”, “Noirs”, en pensant que c’est objectif, qu’il y a des personnes noires et des personnes blanches.
Les études critiques sur la blanchité et sur la question de race, comprise comme construction sociale, montre que c’est le fruit d’une histoire coloniale, esclavagiste, qui va catégoriser comme "Blancs" certains individus, notamment dans le cadre de l’esclavage colonial.
Cette histoire coloniale et esclavagiste va associer le type physique européen défini comme blanc avec une position de libre et de privilégié et considérer que les personnes, a contrario, qui sont catégorisées comme "Noires" et sont des descendants des captifs africains sont, par essence, inférieures, et doivent être esclavisées, mises en esclavage.
Lorsqu’elles ne sont pas esclavisées, elles sont toujours considérées comme inférieures aux personnes catégorisées comme Blanches. C’était le cas aux États-Unis et avec toute l’histoire de la ségrégation ça a continué, mais c’était le cas également dans les anciennes colonies françaises, notamment à Saint-Domingue devenu Haïti, en Guadeloupe, en Martinique et à La Réunion.
La blanchité c’est donc montrer comment se construit une “identité de Blanc”. Ce n’est pas une essence. C’est une société, c’est une histoire qui conduit à donner du sens à ce que ça signifie qu’être Blanc. Et les études critiques sur la blanchité montrent comment cela s’est construit justement.
Ces concepts sont-ils nouveaux en France ?
Ary Gordien : On le sait peu, mais dès les années 1950, il y a des écrits de Michel Leiris notamment, un anthropologue français. Il dénonce l’usage qui est fait par les franges conservatrices en Guadeloupe et en Martinique, que ce soit des descendants de colons ou de hauts fonctionnaires qui viennent de France hexagonale, qui dénoncent les revendications antiracistes des militants en les traitant de “racistes anti-blancs”. Et il y a des réflexions depuis cette période-là et même avant sur la domination blanche aux Antilles durant la période de l’esclavage et pendant tout le long du XXe siècle.
Ce qui s’est passé récemment, c’est que, après que les descendants de migrants originaires d’Afrique subsaharienne et d’Afrique du Nord ont posé la question du racisme sur le sol hexagonal, génération après génération, des militants antiracistes, des personnes qui étaient mobilisées dans des mouvements antiracistes ont commencé également à s’intéresser à la dimension véritablement raciste et raciale des rapports sociaux en France.
Et c’est à ce moment-là, qu’on peut faire remonter aux années 2000, que les émeutes urbaines de 2005 ont marqué un tournant dans la sphère universitaire et dans la sphère politique, et plus précisément antiraciste. Un tournant durant lequel on a commencé à aborder de front la question de la race comprise comme construction sociale ou de la racialisation des rapports sociaux en France. Mais la question existait déjà en fait, elle n’a pas été inventée, ni par ces militants ni par les universitaires qui s’intéressent à ces questions. Elle a été explicitée par le contexte politique et social.
Quelles sont les limites du concept de privilège blanc ?
Ary Gordien : Le souci de l’utilisation politique de la notion de “privilège blanc” c’est qu’elle a tendance à schématiser la réalité et elle a tendance à dichotomiser, à rendre la réalité quelque peu binaire. C’est-à-dire qu’on va considérer que si on dit “privilège blanc”, c’est que tous les Blancs sont privilégiés, sans nuances. Sans intégrer la question de la classe sociale ou du contexte. Puisque les États-Unis ce n’est pas la même chose que la France et Paris ce n’est pas la même chose que Pointe-à-Pitre, sans contextualiser, on va ainsi proposer une lecture très générale et globale du privilège blanc. Donc ça, c’est une des limites de la notion.
Lorsque l'on dit juste : “Les Blancs sont privilégiés”, s’il y a les Blancs d’un côté, il y a les Noirs de l’autre. Et ce sont des catégories que l’on va sédimenter, solidifier, alors que ce que l’on veut précisément, c’est de leur faire perdre de leur force politique dans un combat antiraciste. Et en tant que chercheur, déconstruire, montrer comment ça a été mis en place.
Qu'est-ce que la déconstruction ?
Ary Gordien : Si une personne blanche est dans une position sociale avantageuse, peut-être que dans sa trajectoire sociale, elle a été avantagée du fait d’être Blanche ou parce que d’autres ont été discriminées. Donc l’idée, c’est de prendre conscience, pour les théoriciens du privilège blanc, de ces mécanismes-là au quotidien, et accepter de perdre une partie de son pouvoir, tout en étant solidaire des luttes antiracistes, féministes, etc., pour permettre aux autres personnes dominées ou dans une situation où elle sont désavantagées, leur permettre d’acquérir les mêmes avantages qui, encore une fois, devraient être la norme. Et non pas l’exception.
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Le privilège blanc existe-t-il ?
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